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Les manifestations se succèdent, massives et déterminées, mais rien n’y fait : le gouvernement ne lâche rien car il n’a rien à perdre de ces mouvements massifs mais calmes. Pour le faire plier, tout le monde comprend de plus en plus qu’il devient nécessaire d’instaurer un rapport de force et de prendre le patronat au portefeuille afin qu’il obtienne la reddition de Macron. La grève, classique du mouvement ouvrier depuis les origines du capitalisme, et qui plus est moyen légal et constitutionnel pour se faire entendre, semble être la meilleure option qui s’offre à nous. Mais comment la déclencher et la maintenir dans un contexte où le taux de syndicalisation est particulièrement faible et où la culture de la mobilisation au travail a été réduite par des décennies de « dialogue social » ? A partir de notre propre expérience (d’élu du personnel et d’expert et formateur pour les CSE) et celles recueillies auprès de personnes ayant conduit des grèves victorieuses, voici plusieurs conseils pour se motiver et y parvenir.

NOS 7 CONSEILS

#1 - En amont de la grève, créer une communauté d’appartenance

Il y a fort à parier que si vous ne vous adressez à l’ensemble de vos collègues que pour lancer, la veille d’une journée nationale, une grève, peu vous suivront. L’expérience montre que c’est le travail de terrain de longue haleine qui paye. Il faut, bien avant une grève, que le collectif de travail soit uni et que sa colère (et ses espoirs) le fédère. C’est une méthode qui, aux États-Unis, se nomme le « community organizing » : cela peut sembler étrange de s’inspirer du syndicalisme anglo-saxon, mais ce serait ignorer qu’en ce moment les syndicats américains obtiennent d’importantes victoires sur leur patronat et leur classe dirigeante. Pour le journaliste de Jacobin (magazine socialiste états-unien), Cole Stangler, « les syndicats français ne déploient pas le genre de tactiques d’organisations internes qui sont répandues chez les plus efficaces organisations syndicales aux États-Unis : des entretiens en tête-à-tête pour recruter des nouveaux membres sur le lieu de travail, une évaluation minutieuse du soutien des collègues aux différentes initiatives lancées, renforcer le soutien aux grèves en commençant par des actions de plus faible ampleur etc. (…) En France, les syndicats appellent à la grève, espèrent qu’il est entendu et croisent les doigts ».

Quand on est syndicaliste ou élu du personnel, on peut être rapidement submergé par la masse de travail. En effet, depuis la réforme du droit du travail de 2017, le nombre d’élus a diminué de 30%. Les multiples instances où siéger, les réunions à répétition, tendent à éloigner les syndicalistes de leurs collègues.  Or, le travail de terrain, qui passe par de multiples interactions individuelles (le droit du travail autorise des élus de CSE ou des délégués syndicaux à se déplacer partout où ils le souhaitent dans une entreprise), des actions ordinaires comme donner un coup de main, conseiller sur une situation, discuter à la machine à café… sont essentielles pour faire de la grève une possible réussite.

C’est ce que recommande Loïc, syndicaliste dans une administration publique : « Je crois au travail de fond, en amont, au quotidien (dans le bureau, au café, etc.), au travail de semeur de petites graines, souriant et à l’écoute, sans asséner des grandes vérités qui ne parlent pas toujours à des gens pas toujours politisés qui ont le nez dans le guidon ». Lors de la dernière grève, son service a été le plus mobilisé…

#2 - Laisser ses drapeaux au placard, être un collègue ordinaire

Le monde militant et syndical regorge de folklore, symboles et modes de présentation de soi qui ont une vocation identitaire : il s’agit de s’affirmer face à ses concurrents, de faire référence à une histoire, de rendre hommages aux anciens, etc. Mais pour convaincre autour de soi et gagner, ça ne sert à rien !

Plus vous parlerez depuis une position syndicale ou politique identifiée, moins votre parole sera crédible. Cela tient à la défiance largement répandue envers les syndicats et les partis politiques, qui sont des institutions qui suscitent très peu d’adhésion en France (pour de nombreuses raisons historiques qu’on ne commentera pas ici). Le risque est que l’on vous soupçonne d’agir avant tout pour des raisons liées aux intérêts de votre organisation.

Ranger son drapeau, c’est aussi éviter de parler depuis une position surplombante, comme un militant qui saurait mieux que les autres ce qui est bon pour eux.  Rappelons qu’avec le gouvernement que nous avons, c’est ce que nous subissons en permanence. Autant ne pas en rajouter. Cela implique de s’adapter en permanence à son interlocuteur et de ne pas s’en tenir au cliché de la parole syndicale pratiquée dans l’entre-soi des réunions.

Dans le roman En un combat douteux (1936), le militant communiste exemplaire décrit par John Steinbeck prône cette approche adaptative et la justifie ainsi : « Je ne suis pas acteur. Il y a une sorte d’intuition dans la parole. J’ai cette intuition et, tout naturellement, sans effort, sans pouvoir même m’en défendre, je parle à la façon des gens qui m’entourent. Les hommes se méfient de ceux qui ne parlent pas leur langage. Vous pouvez insulter un ouvrier en employant un mot qu’il ne comprend pas. »

#3 - À deux, on est nombreux !

Régulièrement, des lectrices ou lecteurs nous écrivent pour nous dire que sur leur lieu de travail, ils sont seuls à s’intéresser à la situation politique ou à être en colère. Bien sûr que c’est une situation intimidante, mais pas désespérée, loin de là. Un mouvement collectif est toujours initié par quelques personnes. Et bien souvent, une fois que les choses sont lancées, on est surpris : tel collègue qui semblait totalement indifférent à la situation est capable de s’impliquer et d’exprimer ses idées. Tel autre, a priori fiable, s’avérera en réalité fuyant et peu actif. Au travail, nous tenons tous des rôles. Les mouvements collectifs viennent faire voler en éclat ces rôles d’apparence et révèlent des capacités et des idées insoupçonnées.

Pour Pierre, syndicaliste dans l’Éducation nationale, il faut « être sûr de soi et prendre conscience que deux personnes peuvent suffire à impulser une dynamique revendicative si elles font les choses intelligemment ».

Reste à bien choisir son binôme…

Il faut en tout cas se rappeler que les individus sont des relais essentiels d’idées contestataires. Certes, BFMTV nous concurrence, mais ne sous-estimez pas l’impact que l’expression de votre opinion peut avoir sur vos amis, vos parents, vos collègues.

#4 - L'espoir fait vivre (la lutte)

Après des décennies de défaites, au niveau du pays comme dans les entreprises et services publics, il est dur de garder le moral. Le pessimisme a, selon moi, envahi une bonne partie du personnel syndical, qui devient à son tour un vecteur de cette absence d’espoir. « De toute façon les gens s’en foutent », « à l’heure de l’individualisme et des écrans, aucune chance de réussir la grève », « c’est le chacun pour soi qui gagne »… Disons-le clairement : ce genre de phrase n’aide personne et surtout s’avère être continuellement fausse. L’inattendu est toujours au programme, et les certitudes pessimistes ne valent pas grand-chose.

Dans le doute, autant cultiver l’optimisme. C’est l’une des missions historiques du mouvement ouvrier et de ses membres que d’avoir su impulser l’espoir de lendemains meilleurs chez ses semblables. Or, ce rôle a été caricaturé à outrance : on se moque désormais des « lendemains qui chantent » et les syndicats eux-mêmes semblent fuir cette position. Il suffit d’écouter une interview de Philippe Martinez, sourcils froncés, pour comprendre que ce monsieur ne se donne pas comme mission de faire rêver à un futur meilleur.

Pourtant, activer l’espoir et l’optimisme reste absolument nécessaire pour susciter l’adhésion. Personne n’a envie de participer – et perdre une journée ou plus de salaire – à une grève si ceux qui l’impulsent ne semblent pas y croire. Cela ne veut pas dire qu’il faut surjouer l’optimisme ou mentir à son entourage. Mais se dire que l’espoir est performatif : plus on croit collectivement à ses chances de réussir, plus on les améliore.

Pour Gaëtan, syndicaliste dans l’aéronautique, il est donc nécessaire de donner de la force aux collègues, mais sans leur mentir : il s’agit bien, pour lui, de ne pas les embarquer dans des mouvements de grève hasardeux.

#5 - Connaître son collectif de travail

Gaëtan croit par ailleurs beaucoup dans la connaissance du terrain. Dans son usine, il cultive une connaissance forte des différents services et prend le pouls de l’humeur générale avant de prendre une décision. Pour cela, plusieurs moyens existent : discuter avec tout le monde, évidemment, mais aussi, quand c’est possible, faire des enquêtes d’opinion. Il est désormais possible d’accéder à des outils de questionnaire en ligne, comme Framaforms, pour sonder ses collègues de façon anonyme avant de prendre une décision.

Concrètement, lors du lancement d’une grève qui s’est avérée victorieuse, Gaëtan et ses camarades sont allés d’ateliers en ateliers, en commençant par les plus combatifs, de façon à convaincre les moins enthousiastes de suivre la force du nombre. Faire l’inverse aurait été potentiellement désastreux.

Pour Adrien, ouvrier raffineur et syndicaliste, il faut connaître les besoins de ses collègues. “Pour élargir la grève au plus grand nombre,il faut parler de ce qui touche au plus près les salariés,la retraite et les salaires.Il faut que dans une période d’inflation,on lit les deux c’est ce qui donne le plus envie aux travailleurs de se mettre en grève, leur préoccupations immédiates surtout au vue des profits des grandes boîtes des dividendes.”

#6 - Rassurer ses collègues : la grève c'est simple !

À mesure que les intox et exagérations médiatiques se succèdent pour accuser les grèves des pires maux, en les confondant  par exemple avec le « blocage » ou, pire, une « prise d’otages », il est parfois important de rappeler que la grève est un mode d’action légal qui ne nécessite pas d’être particulièrement radical. C’est ce qu’a expérimenté Paul lors de sa première grève, effectuée d’abord en solitaire, puis lors de la seconde, avec plusieurs collègues convaincues. « Au départ réticentes sur la méthode, elles avaient peur que ce soit compliqué, qu’on leur reproche, que la direction les cuisine sur leurs motivations, etc. Encore une fois, le droit de grève est bien souvent mal connu des salariés eux-mêmes. Je pense que je les ai rassurées sur la facilité de faire grève sans risquer de sanctions. Mais il y a clairement un enjeu autour de la connaissance du droit à faire. Les sympathies sont relativement faciles à obtenir, la mise en action beaucoup moins ».

La peur ne doit pas être sous-estimée. Les organisations du travail se sont féodalisées, à mesure que le droit est de moins en moins protecteur : il y a toujours un petit chef dont on dépend et que l’on a peur de contrarier. Les grèves sont aussi des instants où l’on apprend à dire non, ce qui n’est pas forcément facile pour tout le monde. Il faut donc être à la fois empathique avec cette peur et aider à la combattre. En la matière, le droit est un allié, en particulier dans le secteur privé.

#7 - Cultiver la joie dans le conflit

« Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange ». C’est en ces termes que la philosophe Simone Weil, ouvrière dans une usine Renault en 1936, décrivait dans ses écrits (depuis réunis notamment dans Grèves et joie pure (Libertalia, 2016)) l’atmosphère des grèves avec occupation d’usine qui ont permis, entre autres, l’instauration des congés payés.

Des décennies plus tard, c’est cette joie que décrit Rachel Keke, leadeuse des femmes de chambre grévistes de l’hôtel Ibis-Batignolles, victorieuses après 22 mois de grève. Avec ses collègues, elles ont fait de la joie un mode d’action : « La musique, la danse, ça montre à la personne en face que tu es en joie, que tu as de la force, que tu es prêt à faire cette grève-là ! On a beaucoup usé de confettis : c’est visible, c’est casse-pieds à nettoyer, et c’est festif. » Le mouvement des Gilets jaunes avec ses moments festifs autour des ronds-points, souvent moqués au début de la mobilisation (une vidéo de « chenille » avait fait l’objet de plaisanterie sur les réseaux sociaux), s’était aussi inscrit dans cet esprit joyeux.

L’image du syndicalisme a été écornée par des décennies de dénigrement médiatique. Militants et syndicalistes sont souvent dépeints comme des personnalités perpétuellement en colère, intolérantes, tristes. Ce cliché se vérifie parfois, car on n’insiste pas assez, à notre sens, sur l’importance de la gentillesse et de la bonne humeur dans l’engagement au sens large. « Venez comme vous êtes » reste hélas le slogan de McDonald’s, pas celui du monde militant. Pourtant, pour construire une mobilisation, il faut bien savoir accueillir tout le monde, et dans de bonnes conditions.

Une ou plusieurs journées de grève restent un sacrifice financier important. Si en plus on a le sentiment d’avoir perdu son temps avec des gens moroses, ou seul chez soi, difficile de se motiver à en mener d’autres. C’est pourquoi ce moment important doit être passé en collectif, en s’adaptant à son public. Mathilde, que j’ai interrogé sur ses secrets de mobilisation, raconte ainsi comment elle a pu convaincre ses collègues peu militants de se rendre avec elle en manifestant et les emmenant dans le cortège écolo qui leur correspondait mieux. Ce sont ces petites attentions qui permettent d’agréger du monde autour de soi et de la cause qu’on défend. Et à terme, de gagner.

Quelques rappels

Le droit de grève dans le privé

« Dans le secteur privé, un mouvement de grève peut être déclenché à tout moment.

Les salariés qui veulent utiliser leur droit de grève n’ont pas à respecter de préavis.

Une grève est légale même si elle n’a pas été précédée d’un avertissement ou d’une tentative de conciliation avec l’employeur.

Les salariés ne sont pas obligés de respecter un délai de prévenance avant d’entamer la grève.

L’employeur doit cependant connaître les revendications professionnelles des salariés au moment du déclenchement de la grève.

Les salariés ne sont pas obligés d’attendre le refus de leur employeur de satisfaire à leurs revendications pour entamer la grève.

Le salarié gréviste n’est pas obligé d’informer son employeur de son intention d’exercer son droit de grève. »

servicepublic.fr

Dans la fonction publique d’État

« La grève doit être précédée d’un préavis.

Le préavis est une information écrite transmise par une ou plusieurs organisations syndicales à l’administration employeur pour l’avertir qu’une grève est envisagée.

Le préavis doit être émis par une ou plusieurs organisations syndicales représentatives au niveau national, dans la catégorie professionnelle ou l’administration ou le service concerné.

Le préavis précise les motifs du recours à la grève, son champ géographique, l’heure du début et la durée limitée ou non de la grève envisagée.

Le préavis doit parvenir 5 jours francs avant le déclenchement de la grève à l’autorité hiérarchique ou à la direction de l’administration concernée.

Pendant la durée du préavis, les organisations syndicales et l’administration employeur doivent négocier.

Si cette obligation de préavis n’est pas respectée, l’administration peut prendre des sanctions disciplinaires à l’encontre des agents grévistes. »

servicepublic.fr