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Dans cette dernière partie de leur entretien croisé, Joseph Andras et Kaoutar Harchi s’interrogent mutuellement sur leur écriture. Comment écrire communiste, féministe et antiraciste dans un monde où ce qui s’écrit est lié à ce que des milliardaires tolèrent ou refusent de lire? Leur prose exigeante a ceci de commun qu’elle s’émancipe des canons de la modernité littéraire, en particulier en rompant avec le genre romanesque et la nécessité de présenter des personnages et des intrigues. 

 Kaoutar Harchi : Ta littérature est exigeante et érudite. Comment lies-tu cette forme d’élitisme aux idéaux politiques dont on discute ? Peut-être que le mot « élitisme » n’est pas le bon… Je veux dire : tu as, comme lecteur et comme écrivain, un goût prononcé pour la langue, le style. Comment entends-tu ceux qui associent style et bourgeoisie ?

Joseph Andras : Ça, c’est une question retorse ! À la sortie de Pour vous combattre, le journal Politis a écrit que je défendais la Révolution française avec une écriture d’Ancien Régime. Ce n’était pas hostile : ça m’a fait sourire. Oui, je suis, comme lecteur, entièrement tourné vers les écrivains qui détiennent « une langue ». La littérature, c’est à mes yeux un écart formel, un dérèglement du phrasé communicationnel, une embardée des sens. C’est, au même titre que la peinture ou la musique, bricoler de la beauté. C’est fabriquer une langue dans la langue vernaculaire. C’est transfigurer, par l’écrit, l’énonciation ordinaire en aventure poétique. C’est ça : la prose prise dans les filets de la poésie. Le tremblé poétique, ce feu-là. Je ne dis pas que la littérature ne soit que ça, mais c’est ce qui me fait l’aimer. Duras, dans un de ses livres, déplore les textes « sans véritable auteur », « sans nuit » en eux, les livres seulement rédigés, écrits comme on a appris à écrire à l’école, c’est-à-dire du texte qui n’est « pas de l’écrit ». Elle dit chérir les livres qui sont « des poèmes ». 

Certains livres sont, de fait, plus « élitistes » – je reprends ton mot, même si je ne le revendique pas du tout. D’autres sont très abordables. Mon prochain livre m’apparaît d’une accessibilité totale.

Joseph Andras

Ce goût pour cet usage de la langue peut, toujours comme lecteur, m’amener vers des rivages boueux. Il y a des moments de Londres ou de Guerre – ces moments qui commencent par une majuscule et se terminent par un point – qui sont vertigineux de beauté. « Au ras des docks c’est un flot bien colère où la lune tremble dur. » Je repose la plume. Il y a des paragraphes de Jouhandeau, lui aussi féroce antisémite, que je trouve sublimes. Si le talent avait quelque rapport avec la vertu, ça se saurait. Maintenant, comme auteur, je suis tenu à une discipline politique – je pourrais même ajouter « morale », je n’ai rien contre ce gros mot. Il m’est arrivé plusieurs fois de moduler mon écriture au regard de mes fins politiques. Au regard du possible lectorat, de mes attentes en matière de transmission, des engagements que j’avais passés avec des personnes de chair et d’os. Parfois, j’ai volontairement assoupli la langue, j’ai dénoué ce qui pouvait faire obstacle, j’ai retravaillé les phrases pour les rendre moins denses, moins serrées, moins elliptiques, donc moins excluantes. Et, parfois, je suis allé au bout de mon désir, de mon instinct, de cette langue qui me vient sans que je ne le veuille vraiment : j’ai lâché les chiens sans me soucier de la réception. Certains livres sont, de fait, plus « élitistes » – je reprends ton mot, même si je ne le revendique pas du tout. D’autres sont très abordables. Mon prochain livre m’apparaît d’une accessibilité totale. Il n’y a pas de demi-jour, d’entrelacs, de détours, de voltes ou d’abstractions esthétiques : tout est énoncé droit, simplement, de plain-pied, sous une lumière crue. 

“Je ne pense pas qu’un écrivain soit aujourd’hui le mieux placé pour massifier, pour toucher le grand nombre, pour provoquer une action politique concrète immédiate”

Joseph Andras

Je peux entendre cette éventuelle critique militante : ce n’est pas assez abordable, c’est trop soucieux de forme artistique. Donc ça serait bourgeois – ça ne serait pas conforme aux canons de ce qu’on appelait autrefois la littérature prolétarienne. Ce que j’ai à répondre ? C’est que, déjà, j’écris comme ça. Je peux, comme je te le disais, « moduler », mais je ne peux pas être quelqu’un d’autre. Ensuite, et ça rejoint ce qu’on disait sur la portée de la littérature, je ne pense pas qu’un écrivain soit aujourd’hui le mieux placé pour massifier, pour toucher le grand nombre, pour provoquer une action politique concrète immédiate – une syndicaliste ou le porte-parole d’une association est, sur un plateau de télévision, infiniment plus efficace que moi. Si j’ai choisi la littérature, ce n’est pas pour rapporter ou témoigner, pour expliquer ou révéler, du moins pas uniquement, ce n’est pas pour regarder passer la langue les mains dans les poches : j’aurais été journaliste, sinon, ou chercheur en sciences sociales. Je veux raconter le monde avec des outils que je bidouille, avec les couleurs, les sons et les rythmes qui me traversent. Toi, après tes trois romans, tu as publié un récit autobiographique. C’est, je crois, un abandon définitif de la fiction en littérature. Est-ce un choix personnel ou, plus largement, une reconsidération générale de la forme roman en tant qu’elle serait, comme disait Nathalie Sarraute dans les années 1950, une forme désuète – avec ses « personnages », son souci de « vraisemblance » et de « l’intrigue » ? 

Kaoutar Harchi : Oui, c’est bien un abandon. Il me semble évident que le rapport à l’écriture et les modalités de ses transformations sont grandement liés aux structures politiques à travers lesquelles elle se déploie. Bien que mon recul soit encore bien modeste, je dirais que j’ai ressenti, à un certain moment de ma trajectoire, le besoin de sauver mon écriture, je veux parler de cette nécessité de sauver mon travail, sauver ce qui fait une grande partie de mes jours, sauver une part de mon existence et du sens qu’intimement je lui attribue. Au regard de ce que je te disais tout à l’heure, ma conscience que l’espace littéraire est un espace social régi, comme tous les autres espaces sociaux, par les lois du sexisme, du racisme, du mépris de classe, a déterminé mon souhait de quitter cet espace. Le quitter vraiment. Dire « Je sors » comme une manière de se dire « Je vais m’en sortir ». Et « sortir », « s’en sortir », certes, mais pour aller où ? 

“Comment soutient-on l’acte d’écrire dans un monde anti-intellectuel, dominé par le pouvoir du mensonge, où ce qui se dit et s’écrit est d’une manière ou d’une autre liée à ce que des milliardaires tolèrent ou refusent d’entendre et de lire” 

Kaoutar Harchi

Je sais, pour l’avoir vécu puis étudié, à quel point le champ littéraire français est d’un accès difficile – bien que tout soit fait pour faire croire en son accessibilité. Il suffit simplement d’être l’élu des Lettres, n’est-ce pas ? Le « génie ». Or si on s’intéresse à la manière dont on accède à cet espace, il est important de dire qu’y être n’est pas tout : encore faut-il savoir y rester, pouvoir y rester. Ça a trait à la question de la soutenabilité de la trajectoire, à la possibilité de la faire durer et, de là, à durer soi-même, à perdurer dans cet espace. Comment soutient-on l’acte d’écrire dans un monde anti-intellectuel, dominé par le pouvoir du mensonge, où ce qui se dit et s’écrit est d’une manière ou d’une autre liée à ce que des milliardaires tolèrent ou refusent d’entendre et de lire ? Comment soutenir l’acte d’écrire quand ce n’est presque plus rien, écrire ? Comment écrire dans un monde où tout se monnaie et, plus encore, où l’usage du temps se doit d’être autant que possible rentable afin de pouvoir faire du peu de temps qui reste un temps pour écrire ? 

Comment écrire antiraciste ? Comment écrire féministe ? Comment écrire anticolonial ? Comment écrire communiste ? Ce sont des questions qu’on se pose souvent l’un comme l’autre : nous cherchons encore, je crois… Il m’arrive de me dire que beaucoup de personnes ont été radiées de cet espace. Radiées comme des travailleurs et des travailleuses sont, chaque jour, radiés de Pôle emploi pour n’avoir pas obéi aux règles en vigueur, suivi la marche à suivre. Et ça tombe comme un couperet. Le lien à l’institution souveraine est coupé et on se retrouve dans une forme de non-zone. On a été éliminé du jeu. On a perdu. Il y a, comme ça, des travailleurs, des travailleuses de l’écriture qui n’ont pas pu aller au bout de leur travail, de ce qu’ils espéraient dire.

Joseph Andras : À qui penses-tu ?

Kaoutar Harchi : À, par exemple, tous ceux, toutes celles qui ont été rattachés, en France, au début des années 1980, à ce qu’on a appelé la « littérature beur ». Des personnes comme Mehdi Charef, Akli Tadjer ou Tassadit Imache ont pu, à un certain moment de leur trajectoire propre, être rattachées à ce type de labellisation. J’ai d’ailleurs consacré un long article de sociologie à cette littérature qui, aussitôt née, s’est comme évaporée. Or cette évaporation est une radiation. Des jeunes hommes et des jeunes femmes, dès lors que leur est venue cette idée de sortir de la catégorie racialisante « beur », ont été confrontés à ce fait simple que pour eux, pour elles, aucune autre catégorie ne semblait exister. Ils ont, elles ont alors cessé d’écrire. Ou alors ils ont écrit pour le cinéma. Ou alors ils ont écrit pour d’autres. Et d’autres choses encore.

Joseph Andras : Tu parlais à ton propos d’une « sortie »…

Kaoutar Harchi : J’ai cherché à « sortir » avant d’être « sortie ». Je reconstituerais les choses ainsi maintenant que ces choses sont passées. J’ai comme rendu les clés au propriétaire, les dés, les cartes au maître du jeu. J’ai essayé d’interrompre le cours. J’ai espéré le changer. Et ça a pris deux formes. Dans un premier temps, comme ça m’est souvent arrivé, j’ai joué le champ académique contre le champ littéraire. C’est le grand avantage de la multipositionnalité : vous pouvez circuler entre les espaces sociaux, cesser la fréquentation de l’un au profit de l’autre. Vers les années 2014, je m’en souviens très clairement, je refusais toutes les invitations qui avaient trait au monde littéraire et je passais une grande partie de mon temps à l’université. Ça s’explique par le fait qu’il me fallait soutenir ma thèse, mais aussi – et surtout – par le fait qu’à l’université, et par le truchement de cette thèse, j’essayais de régler mon rapport à l’institution littéraire. Régler au sens fort du terme. Au sens de règlement de compte. Et cette thèse et l’ouvrage qui en a été extrait m’ont permis ça, de régler, de liquider cette question.

Joseph Andras : C’est Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne.

Kaoutar Harchi : Et c’est, je peux bien le dire huit ans après sa publication, un formidable et heureux adieu à la littérature. Ou, plus précisément, à l’idéologie romantique et libérale qui la fonde. Avec cette enquête, j’ai tenté de rendre compte de la trajectoire de consécration d’écrivains algériens de langue française pour comprendre de quelles manières ils étaient passés de l’inexistence à l’existence littéraire au sein du champ littéraire français. J’étais intriguée par cette métamorphose et plus encore par le fait qu’elle s’inscrivait au sein d’une situation postcoloniale complexe. Je ne vais pas revenir sur l’ensemble des arguments développés : je dirais simplement qu’au terme de cette analyse, il m’avait été possible de conclure que la consécration littéraire se fondait en très grande partie sur des éléments extra-littéraires. C’est-à-dire des déterminants politiques.

Joseph Andras : Et que révélaient-ils ?

Kaoutar Harchi : Ils révélaient en creux les politiques de blanchité qui avaient guidé l’intégration de ces auteurs algériens au sein du patrimoine littéraire français. J’ai objectivé un ensemble d’observations, de constats, de sentiments, d’intuitions qui se rapportaient à ma propre expérience d’écriture. Comprendre ces choses-là à partir d’expériences autres m’a permis de briser le miroir, de quitter la matrice littéraire et de reconsidérer pleinement le sens de mon travail. Ce regard sociologique sur la chose littéraire a tout bouleversé. Et l’effet n’était pas seulement postural, voire positionnel. Ça a affecté jusqu’à la composition du récit, et jusqu’à son totem absolu qui est, donc, le « personnage ». Ce n’était peut-être qu’une formule mais je veux croire que c’était peut-être bien plus aussi : quand j’ai envisagé l’écriture d’un récit autobiographique, je me disais, puis j’ai commence à dire aux autres : « J’abandonne le personnage au profit des personnes. » C’était ma manière de changer de fusil et d’horizon, de changer de terre et de m’ancrer davantage du côté de la critique, de l’opposition – et non plus du divertissement. Car ce que je comprenais de tout ce que j’avais vécu en tant qu’écrivaine continûment reconduite à la frontière – la frontière de race, de genre, de classe –, c’est que ce qu’on attendait de moi était une forme de divertissement, de spectacle. 

“J’ai abandonné cet emblème de la modernité littéraire qu’est le personnage.”

Kaoutar Harchi

Je ne saurais plus dire le nombre de fois où il m’est arrivé de finir la présentation de mon livre, d’ouvrir le temps d’échange avec le public et de voir s’amasser des questions intéressantes, bien sûr, mais combien, aussi, de questions qui portaient en elles des considérations racistes, sexistes, méprisantes. Le temps promotionnel des artistes minoritaires est un temps où se reconstitue un ensemble de rapports de domination comme autant d’agressions symboliques ou de subtils rappels à la norme blanche, masculine, bourgeoise, validiste. Et ça n’est pas rien : c’est un temps de remise en place. Ce que la majorité remet en place, remet à sa place, c’est cette minorité qui s’est introduite dans l’espace public. Et ça, ce type de configurations miniaturisées de la violence, je n’en voulais plus… Alors, oui, j’ai abandonné cet emblème de la modernité littéraire qu’est le personnage. C’est désuet, comme tu le rappelles bien à travers la parole de Nathalie Sarraute, et, plus encore, ça ouvre la voie à un ordre littéraire défavorable à ceux, à celles qui, par leur corps, n’incarnent pas à la fois l’ordre et la littérature. J’en arrive à me demander comment, en 2023, des écrivains et des écrivaines peuvent encore dire « mon personnage ». Ou comment ils peuvent encore lui donner un nom. Comment peuvent-ils créer des personnages ? Comment peuvent-ils engager leurs lecteurs sur cette voie-là ? C’est, à mes yeux, à contre-sens des nécessités littéraires et politiques actuelles. Ou alors est-ce peut-être juste dans l’ordre des choses… Tu écris dans ton prochain livre que tu te sens également loin du genre romanesque en littérature, n’est-ce pas ?

 Joseph Andras : Tout à fait.


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