Les gilets jaunes ont posé la question de la survie matérielle et non pas celle de la survie identitaire. En ce sens, leur soulèvement a incarné l’espoir possible d’une révolte de toutes les composantes de la classe laborieuse. Kaoutar Harchi et Joseph Andras poursuivent leurs échanges dans nos colonnes en s’attardant sur cette expérience unique, mais aussi sur l’engagement politique, l’autonomie des luttes, et sur la manière de mettre en œuvre l’opposition frontale au capitalisme.
Kaoutar Harchi : Les mouvements féministes et écologistes, par exemple, ont voulu s’autonomiser pour ne pas être absorbés par ce qu’ils percevaient comme des limites de la tradition socialiste. Tu le comprends ?
Joseph Andras : Que ça soit clair : le féminisme, l’écologie, l’antiracisme ou l’animalisme, pour ne prendre que ces courants très discutés de nos jours, sont à mes yeux indispensables. Je comprends également le désir d’autonomie qu’ils expriment. Mais je vois tout de même deux choses à opposer. La première, c’est que chacune de ces luttes n’est pas, en tant que telle, je veux dire par principe, par essence, antagonique à l’ordre du monde contemporain. À l’ordre capitaliste, impérialiste, climaticide. Elles peuvent aisément se loger en lui, épouser ses plis, croiser sa route. Les preuves abondent : le gouvernement Macron a fait du féminisme sa « grande cause » et Bush, après avoir lancé ses troupes sur Kaboul, a promis que les femmes afghanes étaient enfin « libres » ; tout le monde est devenu « écolo », chasseurs, MEDEF et Marine Le Pen inclus ; la Fondation Ford – bien connue pour ses liens avec le renseignement et les agences militaires étasuniennes – s’est engagée à verser 100 millions de dollars à plusieurs associations du mouvement Black Lives Matter et la presse nous a fait savoir que « L’Oreal joins the global anti-racism protest » ; Laurence Parisot – alias le-travail-est-précaire-comme-l’amour – se bat pour les animaux et l’armée israélienne offre des bottes véganes.
D’accord, on sait que l’ordre dominant ingère tout. Tout, sauf une chose : le socialisme, le communisme. Là, il y a irréductibilité ontologique. Il suffit de voir la ligne rouge que les progressistes sympas ne franchissent jamais : tous, ils s’affichent en faveur de l’égalité des droits, ils veulent la fin des discriminations, ils sont féministes, soucieux de l’environnement et antiracistes – il y a même des grandes entreprises « éthiques » et des actionnaires « socialement responsables » pour les soutenir. Mais qui parmi eux appelle à bâtir une société sans classes, à socialiser les moyens de production, à donner le pouvoir de décision aux salariés, à fermer la Bourse ou à interdire la propriété lucrative ? Tu le sais comme moi : personne. On n’a jamais vu un grand nom « engagé » de la scène culturelle appeler à exproprier sans indemnités les grands actionnaires ou à abolir l’héritage. Ceci confère une place singulière, unique, à l’Idée socialiste, communiste – je vais mettre une majuscule, tiens, comme Badiou. Elle est la seule qui, partout, puisse s’opposer frontalement, sans détournement possible (sauf, façon chinoise, à prétendre qu’un carré puisse devenir un rond), à l’expansion criminelle de la civilisation capitaliste.
Kaoutar Harchi : Et la deuxième chose que tu évoquais, face à l’autonomie des luttes ?
Joseph Andras : C’est que, quand je dis « capitalisme », je dis tout le reste dans un même souffle. Je ne dis pas « la classe d’abord », je rappelle que le mode de production capitaliste est tout entier habité par l’exploitation raciale, féminine, terrestre et animale – lesquelles sont, par ailleurs, autant de systèmes d’oppression propres. Que le capitalisme porte en lui la traite atlantique, les expéditions militaires, les tranchées, l’appropriation du travail des femmes, le ravage des écosystèmes et le massacre de masse d’espèces animales. Cette intrication était déjà en partie perçue par Marx. Être anticapitaliste, c’est donc, en toute logique, je dirais même par définition, être antiraciste, être féministe et être quelque chose comme une sentinelle du monde vivant. Je peux le formuler autrement : le socialisme sans le féminisme, ce n’est pas le socialisme – et ainsi de suite. Je propose donc, et je suis loin d’être le seul : luttons de l’intérieur de l’Idée pour qu’elle aille jusqu’au bout d’elle-même (qu’elle devienne entièrement féministe, antiraciste, etc.). Plutôt que d’ajouter des adjectifs à des adjectifs, de segmenter des segments, de fendre les cheveux et d’inventer chaque jour des néologismes, il m’apparaît qu’on gagnerait à réinvestir positivement cette notion simple, globale, totale et intégrale. Nous ne sommes pas « anti » : nous sommes socialistes, communistes. Et, par voie de conséquence, nous voulons travailler concomitamment à l’abolition du capitalisme, de l’hégémonie masculine, du racisme, de la colonialité, de l’homophobie, de la hiérarchie des espèces et du productivisme. Disons-le sans jargon : on veut une vie meilleure pour le plus de monde possible. Et pour ça il faut s’unir, par millions, pour foutre en l’air les structures qui la pourrissent, la vie. Donc travailler par tous les moyens possibles, à toutes les échelles possibles, à cette union de masse.
Kaoutar Harchi : Quand tu parles de « néologismes », tu parles des cercles académiques et militants ?
Joseph Andras : Lénine a dit – je cite de mémoire – que nous devons commencer à construire le socialisme non pas avec un matériel humain « abstrait », un matériel humain « spécialement préparé par nous », mais avec le matériel humain que le capitalisme nous donne. Sage conseil. On est minoritaires et on se paie le luxe de marcher dispersés. On se cherche les puces, on traque les virgules, on s’excommunie pour des machins que personne ne connaît au coin de la rue. Si encore on avait du temps devant nous… Mais 2022 a vu, en France, une néofasciste s’approcher davantage encore du pouvoir central, un propagandiste de la guerre civile accaparer tout sourire les grands médias et un pic historique de chaleur et de sécheresse. Donc oui, il y a urgence. Et il faut bien partir de la situation telle qu’elle se présente à nous, sans quoi on est condamnés à rester isolés, inaudibles. On sera beaux, purs, parfaits, très malins, certes, mais on regardera passer les trains (et on sait que, par temps de crise, l’Idée fasciste court plus vite). Prenons les Gilets jaunes. Ça démarre avec une histoire de bagnole – les citoyens écologistes grincent des dents – et, en quelques jours, ça veut dégager Macron et faire les poches aux riches. Ils n’ont eu besoin de personne pour désigner l’ennemi principal : le pouvoir oligarchique, pas les musulmans.
Kaoutar Harchi : Les Gilets jaunes sont majoritairement issus de la fraction blanche des classes populaires, c’est un fait. Et il faut le dire : seule la grille de lecture raciste des évènements a constitué cette fraction-ci en une fraction raciste. Autrement dit : ça aurait arrangé une grande partie de la classe dirigeante que les Gilets jaunes en aient après les Arabes, les Noirs, les Rroms. De cette manière-là, un récit nationaliste du peuple-par le peuple-pour le peuple aurait pu émerger et faire les affaires de ceux et de celles qui espèrent que les Blancs règlent leur compte aux non-Blancs.
Joseph Andras : Ce qui ne nous rend pas naïfs pour autant. Je n’ignore pas ce que cette insurrection écrasée a pu, çà et là, charrier d’ambiguïtés.
Kaoutar Harchi : Oui, évidemment. Il y avait bien quelques factieux. Et ils étaient facilement repérables : c’est à eux qu’un certain nombre de journalistes des chaînes d’information continue ont tendu le micro. Mais la grande majorité de ces personnes qui ont, pour un temps, élu domicile sur les ronds-points ont posé la question de la survie matérielle. Pas celle de la survie identitaire. On peut d’ailleurs dire que les Gilets jaunes ont été haïs par le pouvoir du fait que leur haine avait pour objet l’inégalité de classe. Ce point est fondamental.
Joseph Andras : Ce soulèvement a-t-il incarné, à tes yeux, l’espoir possible, futur, d’une révolte de toutes les composantes de la classe laborieuse, c’est-à-dire une alliance large des Blancs et des non-Blancs contre l’ordre en place ?
Kaoutar Harchi : Je ne dis pas que ça aurait été le Grand Soir. Mais on peut, oui, espérer passer quelques matins ensemble, dans la conscience commune que le problème est le capitalisme. C’est, il me semble, tout le sens de l’engagement du Comité Adama auprès des Gilets jaunes. La question raciale ne disparaît pas – elle se pose simplement en des termes reformulés, dans le but de son dépassement.
Joseph Andras : Sur la question du rejet de la gauche ou des syndicats, qu’on a pu, parfois, observer auprès d’une partie des Gilets jaunes – et, plus largement, le désintérêt grandissant des ouvriers pour notre espace politique –, j’ai souvent pensé qu’il fallait, mieux et plus, méditer la grande leçon orwellienne…
Kaoutar Harchi : … Qui nous dit ?
Joseph Andras : Que quand le camp socialiste perd, il convient, plutôt que d’accuser l’ennemi, de voir ce qu’on a mal fait. On a oublié les vertus de l’autocritique. Pourquoi notre camp a-t-il perdu contact avec une part non négligeable des classes populaires ? Pourquoi, dans la gauche radicale, militante, universitaire ou intellectuelle, ne parle-t-on pas du matin au soir du fait que Marine Le Pen suscite l’adhésion de tant d’ouvriers, de foyers aux faibles revenus fiscaux et de non diplômés ? Alors que, historiquement, notre camp n’a aucun sens sans ces catégories en son cœur ! Vraiment aucun. En 1968, un journal révolutionnaire prenait pour titre La Cause du peuple ; aujourd’hui, la jolie gauche n’aime rien tant que dénoncer « le populisme ». Nous, on veut toujours la phrase qu’il faut, le mot qu’il faut, la lettre qu’il faut. Or, tu m’excuseras cette formule un peu fruste : le réel, ça pue. C’est sale, bancal et insécure. C’est très « problématique », le réel. Il y a des flics, des épurateurs et des commissaires politiques dans pas mal de nos têtes. Ça nous bouffe. On s’entretue et on dégoûte les gens de nous rejoindre.
Prends le drapeau tricolore et « La Marseillaise » des Gilets jaunes, qui ont tant crispé. Je ne suis pas différent : j’aime mieux le drapeau rouge et « L’Internationale ». Et après ? Les sans-culottes n’étaient pas tous de bons républicains – et Robespierre était encore monarchiste les premiers temps de la Révolution. En 1905, c’est un prêtre qui a conduit le soulèvement populaire en Russie. J’étais sur les Champs-Élysées quand il y a eu les premières émeutes des Gilets jaunes. Eh bien, crois-moi : lorsque les gens, venus des quatre coins du pays, des gens qui pour nombre d’entre eux n’avaient jamais manifesté, ont spontanément chanté « La Marseillaise » face aux flics, ce que j’ai vu, perçu, ressenti, ça n’était pas un coup d’éclat nationaliste mais un retour à l’ambition révolutionnaire de ce chant. Durant la dernière élection présidentielle, tu es intervenue sur Mediapart pour faire savoir que, entre Le Pen et Macron, le choix n’était pas aussi simple qu’on voulait bien le dire. Tu as déclaré : « Je ne peux m’empêcher de penser que des personnes qui ont participé au mouvement des Gilets jaunes, qui ont perdu un œil, qui ont perdu une main, vont devoir voter Emmanuel Macron avec la seule main qui leur reste. »
Kaoutar Harchi : J’ai vécu le soulèvement des Gilets jaunes comme une période douloureuse et puissante. Depuis longtemps, ça n’était pas arrivé. Et ce qui me semble être arrivé, c’est la constitution d’une mobilisation improbable qui, pourtant, a bien eu lieu. Que des individus parviennent à se mobiliser est une chose très difficile car ça exige qu’un ensemble de conditions sociales soient remplies. Il faut un espace, un temps commun, il faut un savoir-faire minimal, il faut une expérience commune suffisamment souple pour pouvoir réunir au-delà d’elle-même, il faut un mot d’ordre, il faut que de mot d’ordre soit clair, il faut une dimension spectaculaire, il faut être vu pour espérer être entendu, etc. Et les Gilets jaunes l’ont fait. Ils sont parvenus à créer un temps et un espace qui leur était propre. Ce qui aura le plus attirée mon attention est, bien sûr, comme beaucoup, comme toi, la violence qui s’est abattue sur eux.
Que des personnes aient été éborgnées, que des personnes aient perdu une main, que Zineb Redouane soit morte suggère à quel point, en période de déstabilisation politique, l’État et sa garde rapprochée armée franchit la frontière de l’intégrité des corps citoyens qui, à la moindre revendication persistante, perdent leur bouclier de citoyenneté et deviennent des corps nus, des corps tout court. Ça permet de relativiser, je dirais, la robustesse de cette frontière qui n’est jamais que fragile et qui tombe dès lors que le pouvoir politique craint lui-même de tomber. Ça rappelle aussi à quel point tout le monde n’a pas la chance de posséder deux corps. Le corps social ne possède qu’un corps, que deux yeux, que deux mains, que deux jambes, qu’un seul cœur. Si un membre est touché, c’en est fini. Les gouvernants, comme les rois jadis, eux, possèdent deux corps, le corps réel et ce corps symbolique que leur confère le pouvoir comme un supplément, une rallonge. Je ne peux pas m’empêcher de penser à ces dispositifs de protection policière, quasi militaire, qui protègent le corps réel des puissants car leur compte symbolique, le corps de la fonction est sacré. Souvent, ce dont le corps réel des puissants est protégé, c’est contre un œuf, de la farine. Parfois, les gens vont plus loin, ils ont fait un peu de pâtisserie avant de venir : c’est une tarte à la crème. Le différentiel de traitement des corps gouvernés et des corps gouvernants est stupéfiant et ne peut qu’au regard du passé, à l’avenir, nous inquiéter.
Joseph Andras : Tu es proche de Révolution Permanente. Une organisation révolutionnaire et trotskyste, comme son nom l’indique. Pourquoi RP plus qu’une autre – LFI, le PCF, le NPA ou LO, disons ?
Kaoutar Harchi : J’ai suivi de près leurs déboires politiques avec le NPA et je suis admirative de la manière dont ils ont su, collectivement, retourner les choses à leur avantage en persistant à croire en leur ligne minoritaire parmi les lignes minoritaires. Et ceci jusqu’à en faire, aujourd’hui, une ligne légitime que l’on désire soutenir et accompagner. C’est ça, mon rapport à RP. Et, plus précisément, l’amitié et la camaraderie qui me lient à Anasse Kazib ont facilité mon rapport à cette organisation. Ça tient donc à la fois à des rencontres et au partage franc et massif d’une ligne dure, radicale et totale. Les autres mouvements me semblent si fermés – au sens de constitués comme des espaces connexes du pouvoir – que tout travail avec eux me paraîtrait relever de l’entrisme dans le monde formidable du réformisme. Comme beaucoup, je crois, je n’aspire pas beaucoup à entrer mais davantage à contribuer, faire ma part, construire. Ça, vous ne pouvez presque le faire nulle part – seulement au sein de nébuleuses politiques qui se révèlent en période de tensions, comme RP a su se révéler à l’aune du projet de réforme des retraites (en le liant d’emblée, notamment, au projet de loi Immigration). Ce sont des signes encourageants quant à ce que RP est appelé à devenir… On dit souvent que la question raciale fait s’écrouler les frontières entre la droite et la gauche. Comment comprends-tu, toi, cette porosité de la gauche au racisme ?
Joseph Andras : Le racisme est un système oppressif qui possède des propriétés autonomes. Être antiraciste sans être socialiste me paraît pour le moins inconséquent, mais il est certain qu’une société socialiste n’éliminera pas le racisme par magie. Que des révolutionnaires et des sociaux-démocrates aient été racistes tient de l’évidence. Il en va de même pour le sexisme et l’homophobie. Des communards ont réprimé des Kanak, le couple Thorez s’est levé contre l’avortement et la Cuba castriste a envoyé des homosexuels dans des camps de redressement. Mais ce sont, précisément, des entorses, des foirades ou des forfaitures historiquement datées. Ces dernières années, on a vu un pan de « la gauche », la gauche libérale, s’acharner contre les musulmanes qui portent le foulard. Il faut les insulter, ces gens. Je pèse mes mots en disant ça : j’ai, nettement, dans mon esprit une photographie de 1940 qui a été prise en Ukraine. On voit un rabbin en tenue traditionnelle en train de prier, debout, très digne, entouré de nazis. Deux d’entre eux sont hilares, avec leurs sales gueules de nazis. Et j’imagine parfaitement ce qu’ils se disent : ils voient un primitif, un type barbu avec des fringues étranges, exotiques, et une coiffe vraiment très amusante.
Ça m’avait fait mal au cœur de voir cette image. Comme ça m’a fait mal quand j’ai vu, en 2016, des flics de Nice, un flingue à la ceinture, entourer une femme qui portait un foulard et une tunique sur la plage. Qu’on puisse également interdire à des mères de participer à des sorties scolaires au nom d’une laïcité brutalisée, dévoyée, trahie – car je tiens la laïcité pour une conquête historique du mouvement pour l’émancipation –, que des gens « de gauche » puissent se lier à cette saloperie, puissent ne pas entrevoir ce que ça fait dans les esprits des gamins, c’est répugnant. Mais toutes ces erreurs, tous ces méfaits n’abîment en rien l’Idée socialiste, communiste. L’urgent, c’est donc de jeter l’ensemble de nos forces en faveur de cette Idée. Et sur la question raciale en particulier, on a matière à s’appuyer, à gauche.
Kaoutar Harchi : Tu as des noms en tête ?
Joseph Andras : La Convention et le club des Jacobins ont applaudi l’esclave haïtienne Jeanne Odo. Louise Michel a offert son écharpe rouge aux Kanak en expliquant qu’ils se battaient comme elle s’est battue. Léon Werth a publié Cochinchine en 1926 et, la décennie suivante, Simone Weil a rédigé des articles très vifs pour dénoncer le colonialisme. Henri Martin a été incarcéré pour son opposition à la guerre d’Indochine et Hélène Cuénat pour son opposition à celle d’Algérie. L’ancienne résistante Madeleine Riffaud a vécu avec les maquisards vietnamiens dans les années 1960. Je pourrais continuer sans fin. Cette gauche existe aussi. C’est, autrement plus modestement que les noms que je viens de citer, évidemment, celle dont je me sens le dépositaire. Jeter toutes nos forces en faveur d’une proposition globale, c’est quelque chose qui te parle ou pas ?
Kaoutar Harchi : Oui. Ça ricoche bien. La domination connaît tant d’aspects qu’il a fallu, à chaque fois, nommer chacun d’entre eux. L’Idée socialiste/communiste, comme tu la nommes, pourrait en effet abriter la pluralité des luttes. Peut-être qu’on cesserait ainsi de devoir, ces mêmes luttes, les arbitrer. Ce serait comme le foyer des foyers. Ça laisse évidemment rêveuse…
Joseph Andras : C’est beau, ça, « le foyer des foyers ».
Kaoutar Harchi : Je me demandais : tes livres parlent de l’Algérie, du Viêtnam, de la Kanaky, et tu as écrit des articles sur la Palestine, la question kurde, les indigènes mexicains… La lutte anticolonialiste traverse toute ton œuvre. Comment cette question est-elle arrivée jusqu’à toi ?
Joseph Andras : Bien avant que je ne commence à écrire. Mon premier souvenir politique, c’est le 11 septembre 2001. Puis Le Pen en 2002. Puis la loi sur le voile, les débats sur le rôle positif de la colonisation française et les émeutes en banlieue. C’est Sarkozy. C’est Dieudonné et Soral, qui deviennent les leaders populaires que l’on sait. L’islam est déjà un sujet médiatique de premier plan. Je me souviens bien de cette séquence : c’est la bande-son de mon entrée dans la vie adulte. J’ai le sentiment aigu d’avoir fait ces premiers pas sur fond de « choc des civilisations ». Je me suis politisé, au sens profond du terme, autour des questions internationales. Que ce soit par l’internationalisme socialiste – donc l’anti-impérialisme – et la géopolitique.
Je réfléchis, pour tâcher de te répondre le plus précisément possible, mais je n’ai pas le souvenir de m’être dit, consciemment, que je devais me diriger vers la question anticolonialiste. Je l’ai fait, je dirais presque intuitivement. Pour des raisons politiques et forcément idiosyncrasiques. C’est un des piliers historiques de la tradition révolutionnaire : on ne comprend rien à l’histoire du capitalisme sans saisir les rapports historiques Nord-Sud. J’imagine que ça répondait également, en partie, à cet air du temps générationnel – tu abordes d’ailleurs certains de ces sujets dans Comme nous existons. J’ai eu très tôt le sentiment que le pays pouvait se fracasser contre les questions « identitaires ». Que si on n’y résistait pas, ça finirait très mal. Qu’il y avait quelque chose à produire autour de cette « identité nationale », qu’il fallait que j’échafaude comme une interface, un espace où toutes ces questions pourraient être reformulées avec ce qu’il faut de raison, d’affects, de faits et de passion. Frédéric Lordon a écrit dans son dernier bouquin : « Je crains que la fascisation ne soit en marche et que nous ayons passé le point où plus rien ne pourra l’arrêter. » C’est une inquiétude que je partage. C’est à notre camp d’y faire face, c’est à lui de proposer une alternative. Et notre camp, ce sont tous ceux qui veulent vivre une vie digne de ce nom sans marcher sur personne, ceux qui morflent, ceux qui comptent leurs sous, ceux qui veulent profiter de leurs vieux jours sans avoir le dos cassé, ceux qui ne parviennent pas toujours à se soigner correctement, ceux qui n’en peuvent plus de leurs chefs et qui ne sont pas rassurés quand ils croisent des flics armés jusqu’aux dents. Ce sont les classes populaires et moyennes rurales et citadines, les routiers avec un gilet jaune et les femmes en grève de l’entreprise Onet, ce sont donc des Blancs et des héritiers de l’histoire coloniale. C’est un bloc, un bloc politique composite, un bloc populaire contradictoire, mais il faut le constituer.
Kaoutar Harchi : Tu es optimiste ?
Joseph Andras : Non. Mais nous n’avons pas d’autre solution. Il faut donc continuer de trouver les moyens de le constituer, ne jamais déclarer forfait, créer de nouveaux espaces, reprendre tout ce qui a échoué, discuter, discuter encore, rater, rater mieux, oublier le maximalisme, en finir avec les engueulades sur le sexe des anges et se dire que toute proposition politique qui n’est pas recevable au café du coin est nulle et non avenue. Sans quoi c’est simple : en face, ils finiront par tout rafler.
Prochaine partie : mardi prochain