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Crédit photo : Stéphane Burlot pour “Ballast”.

A l’occasion de la sortie le 18 septembre dernier de l’ouvrage collectif sobrement intitulé “Police” aux éditions La Fabrique, on s’est dit qu’on avait là une très bonne occasion de s’entretenir avec l’économiste et philosophe Frédéric Lordon sur tout un tas de choses. Avant de l’interroger sur le rôle des intellectuel(le)s en France (dont le sien) et un concept de “république” parfois creux et galvaudé, utilisé à gauche comme à droite, la première partie de l’entretien se voit consacrée à la police et sa “légitimité”, la question de son abolition et si elle ne prend pas une place trop hégémonique au point d’en oublier nos luttes économiques, politiques et sociales initiales. Par Selim Derkaoui et Nicolas Framont.

Dans l’ouvrage collectif Police, tu te demandes “Quelle “violence légitime” ?”, expression régulièrement utilisée par le “haut” hiérarchique, qui parle alors de “monopole de la violence légitime” (telle que la préfecture, la DGSI, le gouvernement, les politologues et experts de plateaux TV, etc). Or, des violences policières dans les quartiers populaires, qui existent depuis déjà plusieurs décennies, à la répression des Gilets Jaunes, les Français et Françaises commencent à devenir de plus en plus méfiant(e)s à l’égard de leur police. Mais d’où provient cette “légitimité”, qui semble aujourd’hui contestée ? 

Il faut en effet commencer par s’interroger sur ce que c’est que la légitimité – en général – puisque, à propos de la police et de sa violence, c’est devenu le lieu du débat. La légitimité n’est pas une qualité occulte comme disaient les Scolastiques, ou une qualité substantielle, acquise une fois pour toute – par exemple par l’épreuve électorale. La légitimité est le produit d’une formation imaginaire collective, en tant que telle constamment à produire et à reproduire. Pour dire les choses simplement, une institution est légitime si, et tant que les gens considèrent qu’elle est légitime. On dira que c’est là une parfaite circularité. C’est vrai. Mais le monde social ne cesse de fonctionner par l’effet de ce type de circularité. Car c’est la circularité de la croyance, et le monde social est farci de croyances, il ne tient même que par ça. Reproduire un ordre social, reproduire ses institutions, les maintenir dans la « légitimité », suppose de reproduire et de maintenir la croyance – croyance que ces institutions sont bonnes, que leur action est juste et justifiée, etc. C’est pourquoi tout ordre social, en vue de sa persévérance, doit mobiliser des forces de l’ordre symbolique en supplément des forces de l’ordre physique, les premières ayant pour vocation de minimiser le recours aux secondes, et de rendre ce recours acceptable quand néanmoins il doit avoir lieu. Alors l’ordre social et le pouvoir produisent continûment du discours et de l’image sur la police, dont la consolidation symbolique est un enjeu vital puisque la police est la solution de survie de dernier ressort – c’est bien ce que la séquence des Gilets Jaunes a mis dans une lumière crue : nous savons maintenant comment les choses tournent quand un pouvoir ne tient plus que par sa police.

Le discours légitimateur de la police est fait de la conjonction d’une multitude de discours, ou de productions symboliques, formellement indépendantes, et cependant remarquablement alignées

Au passage, c’est là qu’on voit ce que c’est que l’hégémonie au sens de Gramsci : tout autre chose que l’action de propagande d’un pôle unique comme le pouvoir d’Etat. L’hégémonie est l’effet diffus mais pénétrant d’une multitude d’instances de production symbolique, dont les actions sont en apparence tout à fait indépendantes les unes des autres, mais dont la coordination de vues, de messages, est objective, et objectivement adéquate à l’ordre social. Par exemple, personne n’a besoin de réunir et de coordonner formellement Christophe Barbier, Jacques Attali, Emmanuel Lechypre, Philippe Aghion, Dominique Seux, Jean Tirole, Didier Migaud, Bruno Le Maire, Léa Salamé, Geoffroy Roux de Bézieux, pour obtenir des discours parfaitement et objectivement coordonnés – qui à la limite ne font plus qu’un : le discours du néolibéralisme économique.

En gros l’hégémonie de Gramsci, c’est l’équivalent au niveau politique de l’habitus de Bourdieu au niveau sociologique : ça produit des effets d’orchestration sans requérir aucun chef d’orchestre (Bourdieu). Eh bien de même avec la police. Le discours légitimateur de la police est fait de la conjonction d’une multitude de discours, ou de productions symboliques, formellement indépendantes, et cependant remarquablement alignées, où l’on trouve : évidemment les discours institutionnels du pouvoir politique et de l’administration policière, de la justice également dans ses opérations de couverture, mais aussi du journalisme de préfecture, qui est le propre d’à-peu près tous les médias audiovisuels, additionné de tout le travail de justification des « experts » et des éditorialistes, notamment des chaînes d’information continue, enfin, et peut-être surtout, le travail au long cours, fictionnel ou « documentaire », pour imprégner les esprits d’images positives de la police. Le texte de Julien Coupat sur la série Engrenages est exemplairement représentatif de ce dont je parle ici. Encore Engrenages affecte-t-elle d’explorer « la part sombre » des individus – sans aucune conséquence politique, rassurons-nous, comme toujours il s’agit que ça reste des « problèmes personnels ». Mais il faut voir les autres fictions policières ! mélange d’apologétique et de parfaite asepsie – même aux flics, ça doit faire tout drôle de voir l’image de leurs commissariats dégueulasses transfigurés en locaux de start-up ou de labo high tech –, le tout sous la gouverne d’un principe constant : les policiers sont de belles personnes entièrement dévouées au bien public.

Mais dans l’ordre du matraquage symbolique, il y a pire : il y a toutes ces émissions de journalisme embedded, comble du faux réalisme, donc à cet égard infiniment plus vicieux que la « fiction », puisque là c’est supposément « la réalité ». La TNT, qui est un égout télévisuel à ciel ouvert, déverse tous les jours ce flot de propagande déguisée en objectivité journalistique. Il n’y a pas une soirée de la semaine sans qu’une de ces chaînes, parfois plusieurs, ne diffuse un « reportage » avec caméra embarquée sur la police municipale du Cap d’Agde ou de Toulon (« Accidents, cambriolages et nuits chaudes »), la gendarmerie des autoroutes, ou le GIGN. Avec script unique : dans la société, il y a les braves gens, mais le mal rôde partout : irresponsables plus ou moins dangereux, délinquants endurcis, heureusement la police est là. Elle est toujours parfaitement respectueuse des personnes, vouvoie réglementairement les interpellés, jamais au grand jamais ne s’énerve, porter des coups n’en parlons pas. Dans son genre, la fausseté de ces images se compare sans peine à celle des commissariats-startups de la fiction. C’est tout le charme de l’hégémonie dans le capitalisme : on a des films qui pourraient avoir été directement commandités par la préfecture de police, mais qui sont spontanément réalisés par une myriade de producteurs formellement indépendants – soit le meilleur des deux mondes.

Cet entretien était virtuellement terminé d’être rédigé lorsque Julie Le Mest a publié sur le site Arrêt sur images, l’article « “Cop shows”, garantis sans bavure », qui montre combien ces « reportages » sont fabriqués en étroite collaboration avec les services de communication de la police et de la gendarmerie. Comme quoi le propre du néolibéralisme, c’est que les hypothèses sophistiquées y sont devenues tout à fait inutiles : les mécanismes de la production de l’hégémonie néolibérale sont grossiers.

A lire : https://www.arretsurimages.net/articles/les-cop-shows-garantis-sans-bavures.

Chomsky parlait de la fabrique du consentement, nous y sommes en plein. Et, à propos de la police, et de la production de la légitimité de la police, quand on ouvre le capot de la fabrique, on voit tout ça : depuis Darmanin et Macron jusqu’à « Enquête sous haute tension » (C8), « Enquête d’action » (W9), « Au cœur de l’enquête » (C star), « Urgences » (NRJ 12), en passant par Yves Calvi, Alain Bauer et les permanenciers de France Info. Voilà comment on consolide les soubassements symboliques d’« un pays qui se tient sage », comme dirait David Dufresne.

Incidemment, ceci en dit long sur les niveaux qu’ont dû atteindre les violences policières ces dernières années pour parvenir à entamer un socle aussi granitique. Mais là, chapeau, c’est fait. Au reste, on peut penser que l’intensification du travail de propagande policière tous azimuts, jusqu’au matraquage quotidien, est le signe d’un ordre de domination contraint à la défensive, dont toutes les entreprises de légitimation (économique, sociale) échouent, de sorte que l’effort de légitimation se resserre autour du dernier bastion à protéger : la police, effort de dernier ressort puisqu’ici l’intervention des forces de l’ordre symbolique ne travaille plus qu’à soutenir l’intervention des forces de l’ordre physique – c’est dire si ça sent le bout du rouleau. La fonction de « laboratoire » de la répression dévolue aux banlieues, fonction qui n’était identifiée que dans les milieux les plus conscientisés (en plus, ça va sans dire, des premiers concernés), ne cesse de se révéler à des fractions de plus en plus larges de la population à mesure, précisément, de ce que ces fractions font désormais l’expérience, autre que télévisuelle, de la rencontre avec la police. Tel a été finalement le choc symbolique des Gilets Jaunes. 

La répression policière du mouvement des Gilets Jaunes est une étape importante de cette délégitimation progressive de la police aux yeux de la population. Pourtant, au début du mouvement, de par une sociologie et une géographie relativement proche entre les manifestants et la police, on pouvait constater une certaine “entente cordiale”, avant la tempête, entre les deux… 

Si tu le veux bien, parlons-en avec les catégories de la presse : des « Français », tout ce qu’il y a de plus « normaux », insérés dans le salariat, parfois même avec pavillon, bref le portrait-type des « braves gens » selon TF1 ou une chaîne du groupe Bolloré, ont révélé leur état de misère, de désarroi, de complet abandon. En désespoir de cause, contre leur habitus même, ils prennent la rue. C’est alors qu’ils rencontrent la police. Le point important c’est la disposition dans laquelle ils se trouvent au moment de cette rencontre. Très peu sont portés à « détester la police », bien au contraire : d’une part ils sont en sortie de l’égout TNT depuis des années et ils prennent sur la tête quotidiennement le flot de la propagande embedded ; d’autre part, comme tu le fais remarquer, il y a un principe de proximité dans l’espace social, intuitivement perçu par eux et qui les dispose spontanément à l’affinité, peut-être même à la sympathie, voire à des espoirs de « fraternisation ». Sauf que, direct, ils se font cogner, gazer, embarquer, la totale. Il faut mesurer la violence du choc de stupéfaction, et l’effondrement symbolique qui s’en suit. « Ah d’accord, la police, ça n’est pas ce qu’on nous a raconté ; la police, donc, c’est ça ». En réalité, il y a là une dynamique qui ne peut que s’amplifier : à mesure que le désastre néolibéral s’étend, que des fractions de plus en plus larges de la population en sont touchées, qu’elles expérimentent l’inanité absolue des canaux usuels (électoraux, syndicaux) de la protestation, elles sont vouées à identifier la rue comme la dernière solution possible, donc à rencontrer la police dans les conditions que la situation générale détermine aujourd’hui.

Naturellement, la question devient ainsi la suivante : peut-on  se passer définitivement de la police en France ou, tout du moins, peut-on composer avec elle, dans la mesure où sa sociologie et son positionnement social (hors hiérarchie) la fait appartenir de fait aux classes laborieuses ?

Si les situations ne sont pas strictement identiques, elles sont suffisamment proches pour que la conjonction Portland-Paris ait produit la déflagration qu’on a vue. Et dans la circulation transatlantique des images et des mots d’ordre, on a donc vu apparaître cette idée « d’abolir la police ». Ici, je voudrais dire un mot de l’hétérogénéité des positions des différents auteurs du recueil Police – hétérogénéité qui me semble une excellente chose. Par exemple, Eric Hazan, d’ailleurs sur la ligne de l’argument de proximité sociologique que tu mentionnais à l’instant, auquel il ne manque pas d’ajouter une analyse historique et stratégique, est le seul à tenir crânement une position « la police avec nous », contre le « tout le monde déteste la police » qui est devenu comme une évidence première dans nos milieux. Sur « l’abolition de la police », qui est sûre de rafler la mise dans ces mêmes milieux puisqu’elle peut se présenter comme une sorte de conséquence déduite de la prémisse « tout le monde déteste », je pense que je vais me trouver bien minoritaire à ne pas la partager.

Maintenant, pour que le débat ressemble à quelque chose, encore faut-il préciser de quoi l’on parle, et notamment ce qu’on entend par « la police ». Si par « la police » on entend l’institution policière telle que nous l’avons sous les yeux, semblable à celle que nous pouvons observer dans d’autres pays, les Etats-Unis notamment, je pense qu’il n’y a pas photo : cette institution est foutue, raciste à cœur, hors de contrôle, devenue folle de violence et d’enfermement dans le déni collectif, elle n’a que les épisodes d’attaques terroristes pour se refaire la cerise, est en roue libre tout le reste du temps. Elle vit dans un tel état de séparation d’avec le corps social, et de macération interne, que la sociologie du bocal l’emporte, et de beaucoup, sur la sociologie générale.

C’est bien d’ailleurs ce qu’a prouvé l’épisode des Gilets Jaunes, et par un argument a fortiori : dans les conditions de proximité sociologique maximale a priori, GJ et police ça a donné ce que nous savons. Cette police n’est pas sauvable. Ou alors il y faudrait d’abord une transformation complète de structures plus une transfusion ex sanguino… c’est-à-dire d’abord une quasi-destruction. Suivie d’une reconstruction depuis le ras du sol. Cependant, l’exercice d’architecture institutionnelle abstraite risquerait d’avoir des problèmes s’il oubliait les lourdes prédéterminations que fait peser d’emblée sur l’institution policière son appartenance à l’Etat moderne bourgeois – l’Etat du capital. Il est certain que, partant d’où nous partons, il y a, même dans ce cadre, de la marge pour faire mieux, mais pas non plus pour transformer la citrouille en carrosse. Il est assez clair que la position abolitionniste a (ou doit avoir) pour présupposé implicite de se situer dans une formation sociale post-capitaliste. Dans tous les cas, le débat commence en ce point : détruire la police donc, mais pour laisser rien à la place ? Si tel est le sens de « abolition de la police », c’est à partir de là que je ne peux pas suivre.

Conceptuellement, la police c’est l’ensemble des moyens et (surtout) des personnes à qui un collectif remet une délégation de puissance pour y prendre en charge la fonction d’interposition en cas de différend. Il faut entendre « différend » dans toute sa généralité, n’est-ce pas : ça peut aller du tapage nocturne jusqu’à l’homicide. Il faut en tout cas repartir d’une caractérisation aussi abstraite pour pouvoir réimaginer l’immense variabilité des formes concrètes que la police, ainsi redéfinie, peut revêtir – bien au-delà de celle que l’ordre capitaliste nous impose. Un comité de quartier avec des gens reconnus comme médiateurs, c’est une police. On voit assez qu’il n’y a aucune commune mesure avec ce que nous avons sur les bras en guise de police – si ce n’est, mais c’est important, que l’une comme l’autre forme tombent sous la même définition abstraite. J’ai trouvé très intéressante l’interview qu’a donnée Kristian Williams, auteur et militant anarchiste qui vit à Portland et se trouve en pointe du combat pour « le définancement et l’abolition de la police ». On lui soumet la question-objection généralement avancée à l’encontre de la position abolitionniste : « Comment répondez-vous aux personnes qui prédisent ou craignent que dans un monde sans police, le chaos, la vengeance personnelle deviennent la norme ? ». La réponse de Williams diffère sensiblement de celle qu’on attend spontanément : « Cette inquiétude n’est pas insensée. Je veux dire par là que je doute que nous souhaitions vivre dans un monde où absolument personne ne protégerait les personnes faibles et pacifiques des personnes fortes et prédatrices […] Le programme abolitionniste ne peut se contenter de supprimer l’institution à laquelle nous nous opposons. Il doit également offrir des alternatives pour résoudre les différends, limiter les conflits, garantir la paix et répondre à la criminalité ». Inutile de chicaner en faisant remarquer que c’est du coup une abolition qui n’abolit pas, en tout cas pas tout, moi je signe ça des deux mains. Ce que, pour ma part, je trouve insensé, c’est le déni : déni de la possibilité de la violence. Pas de sa fatalité, comme le déforment ceux qui voient du Hobbes partout : de sa possibilité. L’homme n’est essentiellement ni bon ni mauvais (il n’y a pas d’« essence humaine »), mais il est capable d’être les deux. En quelles proportions ? C’est la configuration générale d’une forme de vie qui, pour l’essentiel, répond à cette question, et c’est la configuration particulière de « la police » qui dit comment la collectivité se débrouille dans le mauvais des deux cas.

Il ne faut sans doute pas s’obséder avec les problèmes conceptuels, mais il ne faut pas complètement les négliger non plus, sauf à se retrouver entraîné à dire n’importe quoi. Vivre sans cette police qui est la nôtre aujourd’hui, ça, pour sûr, nous le pouvons. Vivre sans police du tout, c’est-à-dire sans quelque forme institutionnelle qui prenne en charge la fonction-police, à savoir la fonction d’interposition déléguée par la collectivité, non nous ne le pouvons pas. Par conséquent, dans le même mouvement où nous nous préparons à abolir « cette police qui est la nôtre aujourd’hui », nous avons à penser ce qui viendra à sa place, car il ne pourra pas y avoir rien. Et nous avons d’autant plus à le penser que nous devons nous préoccuper de ce qui est une tare très générale des institutions quelles qu’elles soient, à savoir leur tendance à se mettre à vivre d’une vie propre, séparées du milieu qui les a engendrées ou requises. Rien ne permet d’exclure qu’une forme de police « admissible » au départ ne deviennent haïssable par dérives successives. Mais sur l’impérieuse nécessité de surveiller les surveillants, ou de de garder les gardiens, des choses ont été dites depuis longtemps.

La question de “cette police là”, de son abolition et de se demander par quoi et sous quelles modalités la remplacer, devient peu à peu une réflexion incontournable et nécessaire à gauche. Ok, mais ne finit-elle pas par prendre une place trop hégémonique, notamment lors de différents mouvements sociaux ou dans certains médias indépendants, jusqu’à en oublier nos objectifs politiques initiaux ? Ne tombons-nous pas là dans le piège de cet Etat répressif, à fétichiser la police comme le principal objet de contestation et de lutte (manifestations contre les violences policières, rassemblements devant telle préfecture, etc), au détriment du racisme systémique d’une manière plus globale, du vol du travail dans l’entreprise capitaliste, ou du contrôle social permanent qui pèse sur les personnes pauvres via “l’Etat-Providence” ?

Il n’est pas illogique que la police devienne un point de condensation de la conjoncture politique à partir du moment où le régime ne tient plus que par la force armée. Cependant je suis moins inquiet que toi : je ne crois pas que les divers secteurs en lutte se laissent engloutir comme tu le suggères par le trou noir de la « question policière », et y perdent de vue leurs raisons premières d’être en lutte. Ceci étant je suis sensible à ta question parce que je me sens très concerné par le risque d’égarement, tant les comportements de la police me révulsent. Le risque d’égarement, en effet, c’est de se mettre à penser, comme il m’arrive de le faire, que la police est « le problème numéro un » de la société française. Mais je me reprends et je vois le désastre économique du néolibéralisme, je vois, comme le comité Adama, que le problème c’est le racisme institutionnel et les ségrégations dont sont victimes les populations décoloniales, comme les Gilets Jaunes que le problème, ce sont les abyssales injustices sociales, comme les militants climat (conséquents…) que le problème c’est la dévastation capitaliste de la planète, etc. Et je ne crois pas qu’aucun de ces secteurs, tous s’étant retrouvés confrontés à la violence policière, ait pour autant oublié ce qui l’avait fait descendre dans la rue en première instance. 

Maintenant il y a aussi un sens à faire de la police la question n°1 : le sens des considérations tactiques. Car la police est l’unique et dernier verrou. Nous avons expérimenté depuis suffisamment longtemps l’incapacité définitive des mécanismes institutionnels, politiques comme syndicaux, à obtenir quoi que ce soit de significatif – et dans la situation présente, c’est plus que du « significatif » qu’il va falloir. La solution de dernier recours – la rue – rend fatale la rencontre de la police. Donc, d’une certaine manière, rendue à son rôle d’ultime rempart, oui la question de la police, de l’affrontement des populations avec la police, ou du retournement de la police, dans la perspective d’Eric Hazan, devient centrale – mais à titre tactique. Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de personnes enclines à affronter la police pour affronter la police. Les gens affrontent la police parce que la police est l’obstacle qui sépare d’une chose politique ardemment désirée.

J’ajoute autre chose : dans une situation de crise organique en voie d’approfondissement et dans le processus d’effondrement des légitimités institutionnelles, l’hypothèse d’une « reprise en mains » par les forces armées – disons les choses : un putsch – n’apparaît plus comme totalement fantaisiste. Je ne vois pas trop la chose du côté de l’armée, mais du côté de la police j’ai l’impression que tout est devenu possible au point où nous en sommes. Ou plutôt au point où la police en est : le point d’une milice totalement auto-centrée, radicalement coupée de la société, enfermée dans la forteresse du déni et de son bon-droit, armée bien sûr, et fascisée à 50% si l’on en croit les études de ses comportements électoraux.

Les dernières années ont montré combien elle pouvait être également tentée par les menées factieuses – manifestations nocturnes en tenue, avec les véhicules, etc. J’évoque cette hypothèse sur le mode de la science-fiction légèrement dystopique mais comme un scénario dont la probabilité, si elle n’est sans doute pas très élevée, n’est plus rigoureusement nulle (au passage, auras-tu remarqué, combien le mot « dystopie » qui était d’un usage très restreint, presque savant, a acquis une circulation considérablement élargie ? si ça n’est pas un signe des temps, ça…). Ou bien le pouvoir politique désigné sera de lui-même suffisamment fascisé pour que la police se sente parfaitement à son aise, ou bien il se nouera un sourd rapport de force dans l’appareil d’Etat, par lequel la police prendra l’ascendant sur un pouvoir jugé un peu trop mou (un ascendant qui repose sur le fait que la police tient dans ses mains le sort de tout pouvoir, qu’elle le sait, et que le pouvoir le sait aussi), soit le pouvoir ne plierait pas (nous sommes là dans l’hypothèse héroïque d’un gouvernement de gauche), et tout est possible. Dans tous les cas, la police est un problème gravissime, pas le problème central mais, dirais-je, le problème goulet : le problème dans lequel viennent buter tous les autres problèmes.

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