Journal de France Inter, “première matinale radio de France”, lundi 1er juin, 8h : “…manifestations une semaine après la mort de George Floyd à Minneapolis, maintenu au sol par un policier alors qu’il étouffait”. Pardon, a-t-on bien entendu ? Nous ne sommes pourtant pas au lendemain de l’événement, il n’est ni flou, ni peu documenté… Nous savons aujourd’hui très bien que George Floyd, un américain noir, a été plaqué au sol par plusieurs policiers blancs et que l’un d’entre eux a appuyé son genou contre le cou de la victime. Malgré ses plaintes claires et nettes, filmées et enregistrées, il a poursuivi son action durant de longues minutes jusqu’à la mort. Depuis, nous savons aussi que l’auteur de cet acte, Derek Chauvin, est impliqué dans de nombreuses affaires de violences policières, qu’il avait été remarqué pour son attitude raciste à l’égard des afro-américains (Paris Match parle sobrement d’un “policier au passé trouble”), sans une seule condamnation.
Les journalistes aiment raconter que contrairement aux “réseaux-sociaux”, pulsionnels, réactifs et mal informés, eux prennent le temps de l’analyse, du recul et doutent toujours d’une information, la vérifient, la revérifient, etc. Soit.
Alors, chers journalistes de France Inter, qu’est-ce qui, une semaine après le meurtre raciste de George Floyd, vous semble flou au point de ne pas vouloir lier l’action du policier multirécidiviste à la suffocation ayant entraîné sa mort ? “Maintenu au sol par un policier alors qu’il étouffait”. Tel que vous le dites, l’étouffement semble lié à une cause indépendante de son écrasement au sol. “On ne sait jamais, statistiquement la suffocation par cacahuète est très courante !”, a peut-être exprimé l’un de vos collègues, en véritable Sherlock Holmes.
Ou bien, votre sacro-saint doute méthodique vous a fait penser à toutes ces morts suspectes entre les mains de la police en France, qui se trouvent être, selon les enquêtes de l’IGPN, dues à des “problèmes cardiaques” des victimes. La fameuse corrélation entre noir arrêté violemment par la police et troubles pulmonaires ! Cette même corrélation qui vous empêche de dire que la mort d’Adama Traoré est le résultat direct de son interpellation violente. Tout au plus allez-vous parler de “bavure”, ou d’événement “controversé”.
Désormais habitué à la combine “mort par la police = troubles cardiaques”, C à vous a invité le 29 mai dernier un “expert santé” pour commenter les images de la mort de George Floyd. Ils auraient pu faire venir un légiste un ou un sociologue de la police, mais ça aurait sans doute été préjuger de la nature volontaire de l’acte. Le journaliste parisien préfère d’abord examiner l’hypothèse du problème de santé : si ça se trouve, le policier n’a rien fait du tout et l’Amérique s’embrase sur une maladie. D’où le commentaire avisé d’Alain Ducardonnet, cardiologue de son état mais familier de l’expertise télévisuelle (“il arrive que BFMTV m’envoie une équipe et que je fasse un duplex entre deux patients” explique-t-il à Télé Loisirs). Après une brillante analyse médico-légale – “quand vous avez le poids [du policier] comme ça, c’est vrai que la respiration est relativement difficile” – il offre aux journalistes ce qu’ils rêvaient d’entendre : “Après, là il faut savoir s’il avait une maladie sous-jacente hein, car ça va être le débat bien évidemment comme toujours”. Et oui, comme toujours, grâce à toi Alain, et aux petits malins autour de toi qui approuvent d’un air docte, l’air heureux de faire preuve d’autant de discernement et de retenue dans cette affaire.
Votre doute vous honore (non), mais pourquoi ne pas conserver cette belle habitude dans d’autres circonstances ? Par exemple, quand un ministre de l’Intérieur annonce que des manifestants sont entrés dans l’hôpital de la Pitié Salpêtrière, le 1er mai 2019, pour y foutre le chaos ? Et qu’en fait tout cela était complètement faux ? Vous vous souvenez ? Ils étaient où vos réflexes de doute, votre douce retenue ?
Pour relayer la parole préfectorale ou gouvernementale, la plupart d’entre vous ne font preuve d’aucune mesure, d’aucune nuance, et demandent régulièrement de “condamner des violences” d’abominables manifestants sans trop vous soucier de leur véracité. Une poubelle cramée, vous parlez de “violence”, un noir étouffé par des flics et vous suspendez votre jugement. Vous ne doutez jamais de la parole des dominants, mais toujours de celle des dominés. C’est ça, votre méthode de travail, et c’est pour cela que les réseaux-sociaux vous agacent : la plupart du temps, ils font l’inverse de ce que vous faites, et ont ce mérite de mettre en relief votre lèche-bottisme légendaire.
Vous n’êtes pas seulement soumis au pouvoir et leurs sources. Alors que tous les éléments sont là pour dire que George Floyd a été assassiné par un policier raciste et violent, à qui son institution a sciemment lâché la bride, votre réticence à dire les choses ainsi est clairement un signe de racisme conscient et inconscient et de mépris de classe. Vous faites comme ces médecins qui se racontent qu’un “syndrome méditerranéen” fait que les patients africains sont forcément excessifs et hypocondriaque. Et oui, même vous, “journalistes de gauche”, qui vous complaisiez dans la détestation de Trump lors de journée-débats “contre la haine”.
Réponse C : violence policère.
Car être raciste, ce n’est pas simplement faire des blagues lourdes et se comporter mal avec des personnes différentes de soi. C’est cautionner et contribuer, par exemple par sa pratique professionnelle, au maintien de l’ordre racial. En refusant de nommer les choses, en ne parlant de meurtre ni pour Adama Traoré, ni pour George Floyd, vous contribuez, journalistes “mainstreams”, à un ordre raciste, ici comme ailleurs. En vous précipitant pour nommer la violence des gilets jaunes ou des “jeunes de banlieue”, sans même vérifier que vous ne relayez pas une intox gouvernementale ou préfectorale, vous contribuez à un ordre injuste et répressif.
Il n’y a plus de neutralité derrière laquelle vous vous réfugiez. Quand la police mutile et tue, que les gouvernements mentent et répriment, que les patrons abusent et exploitent, il n’y a pas de façon neutre de parler de la violence. Il n’y a plus aucune version officielle à laquelle se fier. Il y a les mensonges justificateurs des dominants et la vérité vécue et invisibilisée des dominés. Si vous choisissez les premiers, prières de ne pas venir chialer quand des foules hostiles envahiront vos open space.
Nicolas Framont