Il est aux alentours de 22h30, dimanche. Nous arrivons à la station Robespierre, à la frontière de Bagnolet et Montreuil, en Île-de-France. Dès la sortie, quelques groupes de personnes semblent courir en direction du métro. « Ils ont gazé », s’exclame un supporter. « La police est déjà passée », ajoute un autre.
L’équipe d’Algérie vient de gagner la demi-finale de la Coupe d’Afrique des Nations face au Nigéria. Dans l’euphorie, la fête bat son plein dans la rue de Paris. Drapeaux, pétards, feux d’artifice… Des klaxons résonnent à gogo et des motos zig-zaguent sur la route. Une ambiance qui a de quoi rappeler la victoire de la Coupe du Monde.
Aucune empoignade, pas plus de bousculade ou de voitures qui crament, ni de poubelle en flamme… Plutôt des « one, two, three, viva l’Algérie ! », scandés par des supporters, venus entre amis ou en famille, par des enfants perchés sur les épaules et aux fenêtres des voitures.
« Les policiers sont là », prévient tout de même un passant, en pointant le bout de la rue. Soudain, une quinzaine de policiers casqués, certains armés de LBD, sortent de la pénombre. Ils s’avancent vers le groupe de supporters qui chantent et dansent sur la route et les trottoirs.
« Les policiers sont là »
Ils demeurent fixes deux minutes. Nous restons là, quelques dizaines sur les côtés, spectateurs de la scène. Dans une sorte de fébrilité visiblement partagée par un membre des forces de l’ordre qui en perd son pistolet à balles en caoutchouc.
Le chef de la compagnie ordonne alors : « On va dégager la voie publique, Avancez en rang ! » Le groupe s’avance d’un pas de plus en plus rythmé, avant d’accélérer.
Une partie de la foule commence à se disperser, d’autres ne semblent pas s’apercevoir que l’ambiance bascule et dansent encore.
Les policiers chargent.
Impossible de voir ce qu’il se passe après, mais quelques supporters s’indignent : « Ils essayent de provoquer un affrontement, alors qu’on fait juste la fête », dénonce l’un d’eux.
Je discute avec une autre, mère de famille, venue « fêter ça » avec ses enfants. Quelques minutes plus tôt, « ils m’ont contrôlée sans raison, de manière agressive », raconte-t-elle. « Dégage, tu ne comprends pas le Français c’est ça ?! », lui aurait lancé un agent, tandis qu’un de ses collègues paraissait lui-même « choqué » par cette invective.
Dans l’après-midi, c’est aux Champs-Elysées que Karima et sa petite troupe s’étaient rendus pour célébrer le 14 juillet. « Je n’avais vu ça, s’étonne-t-elle, ils envoyaient des gaz sur tout le monde, même les touristes. »
Comment en arrive-t-on là ?
Je ne sais pourquoi, mais je m’attendais à ce qu’il se passe quelque-chose de cet ordre-là. Pourquoi étions-nous si nombreux à « sentir le truc venir », en cette soirée célébration ?
D’ailleurs, nous étions quelques dizaines à observer l’évolution de la situation depuis les trottoirs. Prêts à s’engouffrer dans une rue adjacente. Comme si la fête devait inévitablement se terminer ainsi et si vite.
Ces autres « débordements » qui ont angoissé des supporters au cours de la soirée seront-ils racontés dans les médias ? De ceux-là en tous cas, pas de bilan. Je parle ici des interventions des forces de l’ordre, en l’absence de pillages, jets de projectiles ou feux de voitures… là où je me trouvais à Montreuil par exemple. Où sont les journalistes dans ce cas ? Il y aurait sans doute matière à recueillir des témoignages ?
« LEURS victoires sont devenues NOS cauchemars »
Le lendemain, les médias reprennent plutôt la dépêche relatant les bilans du ministère de l’Intérieur et de la Préfecture de police. 282 interpellations « “essentiellement” liées aux incidents en marge des célébrations de la victoire de l’Algérie », 169 à Paris et dans la petite couronne (Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis et Val-de-Marne). « Les policiers ont été la cible de quelques jets de pétards et de projectiles », affirme Le Monde et consors.
Pour le porte-parole du Rassemblement National, Sébastien Chenu, l’explication va de soi : Si « LEURS victoires sont devenues NOS cauchemars », déclare-t-il sur Europe 1 lundi matin, c’est parce qu’il ne s’agit pas « d’un patriotisme algérien mais d’un rejet de ce qu’est la France ». Rien que ça. Le malaise est bien là, difficile de le nier. D’ailleurs, ce supporter de l’équipe algérienne en perçoit l’expression lorsqu’un policier ferme sa veste pour cacher son maillot aux couleurs de l’Algérie.
Au-delà du « nous » et du « eux » asséné par Sébastien Chesnu – et dont la définition reste à faire – cette célébration justifiait-elle une telle intervention policière ? Était-elle si différente des autres ? Celles qui ont suivi la victoire de la France en demi-finale puis en finale de la Coupe du monde 2018 étaient-elle exemptent d’« incidents » ?
« Voitures brûlées, magasins pillés, mobilier saccagé… la fête aura été de courte durée sur les Champs-Elysées », regrette LCI, mais la faute à « une centaine de casseurs a investi les Champs Elysées où une foule immense s’était réunie pour célébrer la victoire des Bleus lors de la Coupe du monde » et qui ont « transformé une ambiance bon enfant en duels contre les forces de l’ordre ».
Dans ce cas, la fête des supporters a été gâchée par les « casseurs » ou les indécrottables « jeunes », dans l’autre, on ne s’embarrasse pas toujours d’insister sur la distinction… Le JDD parle bien d’une « minorité », mais il s’agirait bien « de supporters de l’équipe d’Algérie » qui « ont ciblé les forces de l’ordre avec de jets de pétards et de projectiles ».
Après la nuit dernière, on titre sur les « échauffourées » et les « tensions », les 11 et 16 juillet 2018, la « liesse » prenait la Une. Pourtant, 300 personnes avaient été placées en garde à vue.
Quant au terme « incidents », il est à géométrie variable. Ceux qui étaient dans la rue le 15 juillet 2018 se souviennent de ces mêmes voitures, juchées de supporters, qui se croisaient en tous sens sur la place d’Italie le soir de la finale. Dimanche dernier, 202 personnes auraient « fait l’objet de vidéo-verbalisation pour des conduites dangereuses de véhicules » dans la capitale. Combien après la victoire des Bleus ?
Rappelons que « Dans l’Oise, un conducteur d’une trentaine d’années s’est tué en percutant un platane, après avoir tapé dans deux autres voitures alors qu’il célébrait la finale de la Coupe du Monde », relate BFMTV. « En Meurthe-et-Moselle, trois enfants ont été grièvement blessés après qu’un motard âgé de 19 ans a percuté une famille », ajoute-t-il. Y-a-t-il eu de tels accidents dimanche soir ?
Là où je me trouvais à Montreuil, les motos et aux voitures qui prennaient quelques libertés sur la route n’ont provoqué aucun incident. Nombre d’entre elles tentaient plutôt de se frayer un chemin et la foule, chaque fois, s’écartait pour leur laisser le passage. Comme elle l’a fait lorsque la voiture de police, bien identifiée par les habitants du quartier présents, a traversé la foule compacte des supporters les plus démonstratifs.
Un chauffard qui n’était ni supporter, ni algérien
Et là vous revient le cas de ce chauffard qui a tué une femme après la victoire de l’Algérie en quart de finale, jeudi. Un chauffard ! De quoi rappeler le « conducteur » ou le « motard », à l’origine des accidents de juillet 2018. Sauf que cette fois, France Bleu Hérault nous offre ce titre qui laisse peu de place au doute : « Une famille de Montpellier fauchée par un supporter algérien qui fêtait la victoire de son équipe ».
RTL range aussi cet accident mortel dans les « débordements après la victoire de l’Algérie » face à la Côte d’Ivoire, et parle de ce « supporter de 21 ans » qui « roulait à vive allure ». Quant à France Info, même son de cloche : « Un conducteur qui célébrait la qualification de l’Algérie en demi-finale de la Coupe d’Afrique de nations, jeudi 11 juillet, a mortellement renversé une mère de famille et grièvement blessé son bébé de 15 mois ».
Une « fake news » démentie deux jours plus tard.
Si ce ne sont pas les accidents de la route qui distinguent cette célébration des autres, était-ce l’usage des pétards et des fumigènes qui suscitait tant de méfiance ? « Pendant près de trois heures après le coup de sifflet final, feux d’artifices et pétards ont animé le centre de la capitale, de l’hôtel de ville, où était diffusée la rencontre, à l’avenue des Champs-Elysées en passant par la place de la République », raconte Le Monde au lendemain du match France-Belgique.
Ici, le déluge pyrotechnique est une « animation » et participe de l’« ambiance ». Dimanche, c’était une menace.
A Montreuil, il y avait bien des pétards, des fumigènes et même des feux d’artifice. Mais aucun n’était lancé sur quiconque avant la charge policière. Le soir de la victoire de l’équipe de France, je me souviens par exemple de ce feu déclenché avec un fumigène ou un pétard sans doute, devant le café où je me trouvais. La police, elle, n’a pas pointé le bout de son nez. Dimanche soir à Montreuil, les lacrymos étaient de sortie quelques minutes à peine après le coup de sifflet.
Léa Guedj