logo_frustration
U

Ou quand le racisme, quotidien et structurel, n’est ni un délire victimaire ni réservé aux cours magistraux.

Frustration documente depuis plus de 5 ans toutes les formes de domination. Nous avons commencé par parler de l’exploitation économique et de la lutte des classes, nous avons poursuivi avec la dénonciation du sexisme, et nous avons tenté de traduire les discriminations et la domination vécue par les personnes homosexuelles. A chaque fois, nous tentons de mêler l’expérience vécue à l’analyse théorique, pour que les personnes concernées s’y retrouve et celles qui ne le sont pas directement comprennent ce qui leur échappe. Nous écrivons avec colère, le plus sincèrement possible et en assumant que la rage puisse déboucher sur la révolte, et ainsi des horizons meilleurs. Ce texte, qui documente par l’expérience et la connaissance ce qu’est être une personne racisée en France, s’inscrit pleinement dans notre démarche.

Il est signé Manon Monmirel :

J’ai voulu écrire ce texte parce que, au-delà d’apporter ma modeste pierre à l’édifice de la pensée décoloniale, j’en avais gros sur la patate : je ne compte plus les fois où j’ai été renvoyée à l’indigénisme ou à l’image de l’enragée, dès lors que je soulevais le caractère structurel du racisme. Globalement, les racisés sont contraints au silence et à l’infantilisation, à la négation de leurs vécus et à l’invisibilisation. Analyser les rouages du racisme et sa généalogie, mais aussi la façon dont ce racisme structurel, parfois inconscient, se perpétue dans notre quotidien : cela constitue les bases sérieuses d’une volonté de lutte décoloniale.

LE RACISME STRUCTUREL :

J’imagine déjà le visage de certaines personnes que je connais se décomposer à la lecture de ce sous-titre. Car lorsqu’on parle de racisme structurel à un auditoire qui n’a jamais fait l’effort ou n’a eu l’occasion, ni de lire des ouvrages sur le sujet, ni d’en parler à celles et ceux que l’on nomme « les concerné.e.s », il se sent immédiatement visé par une idée qui le répugne : « Je serai donc déterminé par un racisme inconscient, actif dans toutes les strates de la société jusqu’à ma propre personne ? ». Oui, ce virus que l’on appelle « racisme » fait partie des chaînons qui structurent les sociétés européennes, qui ont achevé de globaliser leurs cultures, leurs sciences, leurs modes de vie et modes de pensée au monde entier. D’abord qu’est-ce que le racisme, comment ce terme est-il entré dans les sphères intellectuelles blanches bourgeoises, pour ensuite se faire une place de choix dans le quotidien de tous ?

En tant que phénomène, le racisme et la hiérarchisation des races ont été créées de toute pièce par la classe bourgeoise française, et plus largement européenne. Afin de justifier la déportation de millions d’êtres humains devant servir de mains d’oeuvres gratuites puis les colonisations, mais surtout afin de justifier le fait de s’enrichir sur ce nouveau commerce -premier échange capitaliste à échelle mondiale, la classe bourgeoise a trouvé une série d’arguments prétendument intellectuels, adoubés par la complicité des sphères scientifiques et culturelles, dont le premier est l’invention des races et de leur hiérarchisation. Tragiquement et jusqu’aujourd’hui, la propagande bourgeoise blanche a assimilé les Noir.e.s au sauvage, au singe, au non-humain. Cet être périphérique dans lequel elle refuse de se reconnaître. Cet Autre qu’elle va priver de toute légitimité de parole, jusqu’à nos jours.

Certains écrits de Voltaire, ce BHL du 18ème siècle, sont l’une des nombreuses preuves de cette volonté d’installer le racisme comme première justification de l’esclavage et de la colonisation. Son portrait était d’ailleurs présent sur les billets français frappés pour le commerce triangulaire, et n’a-t-il pas écrit dans ses Essais sur les mœurs :

« La même providence qui a produit l’éléphant, le rhinocéros et les Nègres, a fait naître dans un autre monde des orignaux, des condors, des animaux a qui on a cru longtemps le nombril sur le dos, et des hommes d’un caractère qui n’est pas le nôtre. »

Finalement, l’esclavage et la colonisation ne sont pas des processus à proprement parler racistes, mais bien la concrétisation d’un impérialisme capitaliste qui s’est servi du racisme pour le rendre systémique. Il était toujours mieux de faire croire au Tiers-État, à l’ouvrier, au prolétaire blanc, que bien qu’il fusse traité comme un moins que rien dans son pays, il restait supérieur aux bipèdes monstrueux que l’on nomme « Nègres », aujourd’hui « Blacks » ou « Noirs » ; et c’est parce qu’ils sont des bipèdes monstrueux qu’ils ne méritent d’autre destin que celui d’objets animés voués aux travaux forcés et à une existence sans but. Un sous-homme dont la conception d’individualité et d’identité sera avortée dès le plus jeune âge. D’abord outil, le racisme a développé son existence propre par le biais de son intrusion dans le champ lexical commun. C’est dans ce basculement que le racisme est devenu un virus, en tant que référence comportementale et culturelle ; un élément omniprésent dans la colonne vertébrale des sociétés européennes, modernes et contemporaines.

Invention des races, hiérarchisation des races. Esclavage, colonisation. Ces énoncés ne sont que la pointe de l’iceberg de ce que l’on appelle « racisme ».

Le racisme, en tant qu’outil historique du capitalisme, est une propagande. Comme toute propagande, elle a usé des ouvrages intellectuels et scientifiques, de l’image et bien sûr du langage. En général, on a tendance à sous-estimer l’impact d’un champ lexical commun sur l’inconscient collectif. Le champ lexical et les valeurs qui s’en rattachent -la beauté, l’idéal, la perfection, le Nègre, sont comme des clous que l’on enfonce encore et encore dans le bois de notre intellect inconscient. Ce champ lexical et ses valeurs finissent par nous structurer, nous déterminer.

C’est pour ça que j’ai choisi de partager une expérience personnelle, celle du défrisage, afin de faire comprendre jusqu’où va le déterminisme racial. Et comment génère-t-il l’auto-dénigrement de son héritage génétique : c’est-à-dire, jusqu’à la moindre parcelle de l’être et du quotidien d’une personne racisée.

« Dictionnaire pittoresque d’histoire naturelle et des phénomènes de la nature », Guérin-Méneville, F.-E., Paris, 1838

DÉTERMINISME RACIAL : L’EXEMPLE FAUSSEMENT ANODIN DU DÉFRISAGE.

En juillet 2011, j’ai décidé de faire le pas. Lorsque j’en parle à des personnes qui n’ont pas les cheveux crépus, elles sont étonnées que quelque chose d’aussi insignifiant à leurs yeux que des cheveux puissent jouer un rôle capital dans l’existence d’une personne. Ce rôle capital passe par une étape que l’on appelle « the Big Chop » aux États-Unis : arrêter le défrisage et laisser pousser ses cheveux naturels.

Durant le peu d’années d’existence que j’ai à mon compteur, on m’a inculqué que les cheveux crépus étaient des cheveux « rebelles », qu’ils donnaient un aspect « négligé ». Ce « on » comprend le cercle familial dont ma mère qui est Noire, toute la communauté Afro dans son ensemble (big up aux gars du quartier de Strasbourg-Saint-Denis à Paris qui me harcèlent de « TU VEUX COIFFER ? TU VEUX DÉFRISER ? », à la sortie du métro), et finalement la société toute entière -structurée et déterminée par l’idéologie capitaliste blanche.

Fatiguée de devoir me courir après pour me tresser, ou de m’empêcher de gigoter et de pleurer au moment du démêlage, ma mère a fait le même geste que bon nombre de mères, condamnant ainsi pour toujours leurs enfants à une représentation d’eux-mêmes totalement biaisée : elle a posé de la soude sur mes cheveux afin de les rendre lisses. C’est ça le défrisage : une pâte très épaisse sentant fortement l’ammoniac, modifiant la texture du cheveu, que l’on applique mèche par mèche, et dont l’élément chimique principal est la soude. L’indice de dangerosité réside dans le fait que la personne qui applique ce produit doit absolument porter des gants. Je rappelle que cette texture est appliquée au plus près du cuir du chevelu… voire carrément dessus, dans le cas de personnes irresponsables. L’odeur d’ammoniac est si forte que parfois j’ai cru m’évanouir. Des femmes et des hommes finissent par avoir des séquelles à vie sur leur crâne. Toute cette douleur physique auto-infligée pour dissoudre, dans l’aspect, toute affiliation à ce qui est compris comme étant la race Noire.

La première fois, j’avais 8 ans. Je me souviens encore de la chaleur sur le cuir chevelu, « Ça brûle ! »… et des croûtes qui ont suivi.

Dans cette soude, toute la haine et le rejet de soi, de sa nature biologique, d’un héritage génétique, d’une Histoire.

Ce qui m’interpelle encore aujourd’hui, c’est que ma mère -panafricaniste convaincue, m’avait fait regarder le biopic sur Malcolm X lorsque j’avais 5 ans ; elle me disait souvent qu’il faudra toujours que j’en fasse plus que « les autres », les blancs, à cause de ma « couleur de peau » et de mes origines camerounaises ; et c’est encore elle qui m’avait appris que le défrisage venait indirectement d’une punition faite aux esclaves, à qui l’on plongeait la tête dans de la soude. Elle m’expliquait ainsi que ce qu’elle m’appliquait sur les cheveux avait été un des nombreux moyens de destruction mentale testés sur les Noirs. Aujourd’hui, faute d’autres explications rationnelles, je me dis que c’est ça la « schizophrénie coloniale » : répéter tel un zombie les mêmes actes que l’oppresseur, sans jamais y réfléchir ni les remettre en question, tout en les condamnant de loin. Comme si la répétition même de ces actes concernait une personne extérieure.

J’avais donc grandi en pensant le plus sincèrement du monde que les « repousses » -les repousses sont évidemment les cheveux naturels poussés hors des cuticules par l’irrémédiable volonté de la vie, devaient être éradiquées, que ça n’était pas beau. « Regarde tes repousses ! On va défriser la semaine prochaine ». Pendant plus de dix ans, je ne savais pas que ces cheveux épais, denses et frisotés, qui poussaient mois après mois sur ma tête, étaient mes vrais cheveux.

Je suis née dans le Val d’Oise, puis j’ai déménagé au Congo-Brazzaville et y ai vécu pendant onze ans. Toute la propagande par l’image était la même sur les deux continents : à la télévision, des femmes blanches, riches car bien sûr la couleur claire ne va pas sans le compte en banque, avec de longs cheveux lisses, ou pire ! Des femmes Noires qui avaient aussi des cheveux lisses -un sentiment de trahison m’a saisie le jour où j’ai appris qu’il ne s’agissait souvent que de perruques ou de tissages -des mèches de cheveux lisses cousues sur les cheveux naturels tressés au plus près du crâne.

Les posters que je collais dans ma chambre, idem. Dans la littérature, idem puisque j’ai dû attendre le niveau Master pour étudier des auteur.e.s dits « francophones » à la Sorbonne -bien évidemment, dans une société dont le racisme est structurel, tous les auteur.e.s racisés sont considérés comme « francophones » et étudiés en périphérie de « La Grande et Seule Vraie Littérature », ne comprenant que des blancs of course.

Partout où l’on montrait de belles et intelligentes personnes, je ne me retrouvais nulle part.

Un exemple frappant, celui d’une personne de ma famille qui, alors âgée de 9 ans, mettait un torchon sur la tête et le balançait dans tous les sens, pour imiter ses copines blanches jouant avec leurs cheveux à l’école… Et les parents qui riaient, sans se rendre compte qu’il s’agissait là d’un acte symptomatique inconscient, d’une manifestation balbutiante de la construction mentale raciste, de l’auto-dénigrement racial, et enfin de l’erectio des totems qui mettront des dizaines d’années à être partiellement détruits.

Ces quelques éléments ne sont qu’un infime aperçu de la construction mentale raciste par laquelle nous sommes déterminés. Ils ne sont qu’un infime aperçu de la représentation de soi des personnes racisées, condamnées à la reproduction d’actes inconsciemment racistes dans un monde occidental globalisé. J’insiste toujours sur « occidental globalisé » car j’ai pu comparer entre ma vie en Afrique et ma vie en Europe : qu’importent les milliers de kilomètres, les problèmes d’ordre psychique restent les mêmes.

Beyoncé Knowles interprétant « Listen », lors sa tournée « The Beyoncé Experience » à Munich, Bavière. Par Jen Keys, 2007

LA RACIALISATION PAR LA SOCIÉTÉ :

Contrairement à ce que beaucoup de personnes, dont des militants dits « de gauche », pensent d’un air tant éberlué, tant abattu : les termes « racisé » et « racialisation » ne datent pas de 2016. Ce n’est pas parce que soudainement vous avez vu s’accumuler des posts ou des partages d’articles sur votre fil Facebook, que ces recherches n’existent que depuis que vous les avez prises en compte -de loin…, de très très loin. Le mot « recherches » vaut aussi pour « conscientisation raciale ». Oui, oui. Ça fait longtemps que les Noir.e.s savent que vous les considérez comme tels et que vous agissez vis-à-vis d’eux, consciemment et inconsciemment, en conséquence.

Une bonne (putain) de fois pour toutes : lorsque vous avez une personne, un être humain, un être vivant, qui vous dit : « Je suis racisé.e » -déjà la première chose à faire est de vous abstenir d’émettre un avis en tant que personnes non-concernées, mais enregistrez dans votre disque dur que ce qu’elle exprime est : « Je suis né.e, j’ai grandi, j’ai vécu et je vis dans une société qui me racialise ». Point barre. C’est cela la racialisation par la société.

Encore une fois, nous évoluons tous dans un système capitaliste blanc globalisé à échelle mondiale. Et ce système tient en son sein ce que j’ai expliqué comme étant le racisme structurel. Plus que le tenir en son sein, c’est aussi grâce à lui qu’il tient debout.

C’est-à-dire qu’en tant qu’individu, tu nais dans une société et dans une forme de complicité tacite collective, dans laquelle on va te dresser à intégrer des codes de perception, des codes comportementaux, des codes de références inconscientes. Ces codes sont ce par quoi tu seras déterminés, appliquant une attitude ou verbalisant des pensées que tu as normalisées. Comme le pantin tiré par des ficelles, elles-mêmes tenues par des mains invisibles. Ces codes te déterminent au point de devenir une deuxième, une troisième, une quatrième,… peau que tu ne peux arracher sans d’insurmontables souffrances. Ces codes sont la matrice de ton individu intime, de ton individu social, et enfin de ton être tout entier. Ils s’immiscent jusque dans bon nombre de tes fantasmes, de tes rêves. Ils sont la toile invisible dans laquelle tu as été piégé à un âge où tu n’avais pas les armes pour t’en défaire rapidement.

Le temps passant, cette toile est devenue ta chair. Et elle est devenue si rigide. Quelque chose en toi sait pertinemment que cette toile ne te définit pas, ne te représente pas, n’est pas toi ; mais le combat est si long et si difficile, et il demande tant de conflits intérieurs que souvent tu finis par baisser les bras.

Quand tu es né et même avant ta naissance, la complicité tacite collective a décidé que tu étais Noir.e. C’est comme ça. À chaque instant tu devras t’en souvenir, et agir comme tel. Et comme le collectif, mu par un racisme inconscient savamment imprégné, a décidé que tu étais Noir.e ; et que le racisme structurel s’appliquera à te rappeler que tu es en périphérie par la propagande d’images, par l’invisibilisation des autres Noir.e.s dans tous les postes décisionnaires, dans toutes les sphères intellectuelles et culturelles, pour survivre dans cette société, ton inconscient va aussi s’appliquer à ce que tu imprimes cette information.

De cette impression va découler le déterminisme comportemental puis le déterminisme social, qui vont non seulement te faire accepter cette information mais même t’en rendre complice. Là est l’effet pervers de tout ce processus psychique : devenir ton propre bourreau, t’infliger les coups de fouet. À chaque instant, tous les phénomènes extérieurs te renverront à ton enveloppe et à la définition que cette société lui a donnée. Pourtant, on te dira souvent que les races n’existent pas, qu’il n’y a que la race humaine. Ces personnes, héritières par atavisme de ceux qui ont créé le concept de race, t’interdisent toute remise en question de cette voix lointaine qui tente de te défaire de la toile. Pire ! Elles vont t’interdire toute verbalisation : on va t’interdire de penser, de faire émerger de nouvelles théories, de t’essayer au néologisme.

On va t’interdire de faire la généalogie du concept de racisme quand ton but est de le déconstruire réellement. Car tout autre anti-racisme est nul, et n’est que le cheval de Troie du capitalisme, donc du racisme systémique car l’un ne va jamais sans l’autre. Le seul anti-racisme qui vaille la peine de la lutte est l’effort douloureux de la déconstruction mentale. Les chaînes étant celles que l’on nous a obligés à nous infliger : dans notre esprit.

Je suis obligée de faire une comparaison qui agacera certains, mais elle est significative à mes yeux. Lorsque des individus politisés -et toujours dits « de gauche », émettent une critique négative sur cette théorie sociologique, je sais au fond de moi qu’ils font comme ces petits bourgeois du siècle dernier, riant au nez de l’ouvrier qui empruntait le chemin de la conscientisation de classe. Proclamer et dénoncer la racialisation par la société n’est ni plus ni moins que la manifestation d’une prise de conscience : celle d’être racisé. C’est se placer au carrefour de l’entrevue d’une oppression immense, cachée dans toutes les strates d’une société qui prône hypocritement la liberté individuelle et le sentiment d’égalité.

Le caractère structurel de la racialisation par la société blanche capitaliste et globalisée se manifeste fortement sur le continent africain. Pour le prouver, je vais vous proposer de vous transposer dans le passé. Un passé que j’ai moi-même beaucoup de mal à me figurer tellement il me fait mal, physiquement.

Sawtche (dite Sarah Saartjie Baartman), étudiée comme Femme de race Bôchismann, Histoire Naturelle des Mammifères, tome II, Cuvier, Werner, de Lasteyrie, 1815

 NOUS SOMMES RESTÉS COINCÉS DANS UN CHAMP DE COTON : 

Vous êtes dans ce champ de coton dont vous connaissez les moindres recoins. Il représente tout votre univers et votre seul horizon. Attention, vous n’êtes pas une personne, et le fait même de formuler une pensée individuelle est considérée par votre oppresseur comme un crime. C’est ainsi que l’on vous a dressé dès votre naissance.

Votre nom, c’est le maître qui vous l’a donné. Il a droit de vie ou de mort sur vous. Dans ses moments d’ivresse, de colère ou pour un rien, il peut décider de vous battre jusqu’à l’épuisement. Ou il peut aussi décider de vous pendre ou de vous brûler vif, dans la joie collective au pic d’une soirée entre amis. Comprenez bien que vous n’êtes rien, et que vous n’avez connu rien d’autre que le fait de n’être rien.

C’est difficile de se figurer une existence sans but et sans volonté propre, n’est-ce pas ? Mais continuons la démonstration.

Par malheur pour vous en plus d’être né Nègre, vous êtes une femme. Vous êtes un objet sexuel pour votre maître. Quand il vous viole, bien que l’on vous a appris que vous n’étiez ni un être humain ni même une bête, vous êtes en rage : c’est encore cette voix qui veut vous extirper de la toile.

Les jours passent, toujours sans but et sans volonté, puis vous remarquez que quelque chose cloche par rapport à d’habitude : vous êtes enceinte. Et vous êtes enceinte de votre violeur : le maître.

Les jours passent encore. Les mois. Finalement le jour fatidique arrive : vous accouchez d’un bébé qui ne vous ressemble pas tellement. Vous accouchez d’un bébé presque blanc. Vous accouchez d’un bébé qui a presque le visage de votre maître.

Lui non plus n’échappera pas au déterminisme racial : il sera mulâtre. C’est ainsi qu’on appelle les batards nés d’une relation dite « inter-raciale ».

Dans l’histoire de l’esclavage, le mulâtre est un monstre voulu. N’oublions pas que le viol était un des mots d’ordre donnés aux missionnaires. Car le mulâtre, ni blanc ni Noir, et les deux à la fois, aura une caractéristique intéressante selon les colonisateurs : il ne se révoltera pas contre son maître, qui est aussi son père. Les Portugais étaient les champions du viol, preuve en est les peuples dits aujourd’hui « métis » qu’ils ont laissé derrière eux dans toutes leurs colonies.

Le mulâtre est à la fois l’enfant et le traître. D’ailleurs, comme dans beaucoup de propriétés esclavagistes, le mulâtre a le droit de dormir dans la maison du maître. Bien sûr il est tout aussi condamné aux travaux forcés, mais à l’abris des morsures du soleil : il est un domestique de maison. Souvent quand l’enfant mulâtre femme s’avère désirable, elle pouvait recevoir des cadeaux -des bijoux, du savon pour se laver, de la part du maître qui était aussi son père. Et ce père la violera aussi. Elle donnera alors naissance à un enfant dit « quarteron » -système de comptage que je prononçais moi-même lorsque je vivais en Afrique tellement il est encore commun, afin de permettre au colon ou au maître de savoir combien de gouttes de sang Nègre vous aviez dans les veines.

Ce quarteron a une apparence blanche. Ses traits sont ceux que les blancs trouvent « fins », et ses cheveux n’ont presque plus d’indices d’une filiation Nègre, toujours selon les blancs. Ces caractéristiques physiques lui donnent la permission d’être éduqué, et même d’évoluer dans la société.

Tout ceci provoque encore aujourd’hui ce que l’on appelle le colorisme. Ce champ de coton, cette femme esclave, cet enfant mulâtre et son enfant quarteron ; tout ceci est encore une réalité. Car encore aujourd’hui, la pigmentation ou le taux de mélanine sont un facteur d’élévation sociale. Lorsque l’ouvrier a intégré le fait de pousser son enfant loin dans les études pour le faire accéder à la classe bourgeoise, les Noir.e.s, eux, ont intégré le fait d’annihiler toute forme de Négritude pour échapper à la condition d’esclave.

Cela explique les phénomènes les plus déroutants : l’obsession de certaines femmes Noires pour les enfants mulâtres ; l’application de produits hautement chimiques pour brûler sa peau et ainsi avoir une « peau blanche » -ou plutôt rosâtre ; la fascination de bon nombre de Noir.e.s africains pour l’Europe et les blancs, ou pour tous ceux qui peuvent être assimilés à « la peau claire ».

Il faut bien comprendre que ce que je viens de raconter dans le champ de coton est un schéma qui s’est répété pendant des siècles -quatre, puis pendant la colonisation, et je suis gentille : je ne compte pas les mille ans de déportation et de traite négrière pratiquées par les peuples du Proche-Orient.

Lorsque des bourgeois blancs parlent d’atavisme social pour justifier leur engouement pour les révoltes populaires, rappelant ainsi, « J’avais un grand-père qui travaillait à l’usine ! », j’ai envie de leur rire au nez. Parce que s’ils estiment que l’atavisme s’applique pour ne remonter qu’à leur grand-père dans  leur arbre généalogique, combien de fois l’atavisme vaut pour 400 ans d’esclavage ? Combien de grands-pères esclaves ? Combien de grands-mères ? Combien, dans un arbre généalogique, à qui l’on a inculqué par la force du fouet le dénigrement de soi, de sa culture, de sa langue ? À qui l’on a inculqué que pour s’en sortir dans ce « monde de blancs », il fallait être tout autre que soi-même ?

Ce schéma de profond rejet de soi, s’inscrivant dans les abysses de l’inconscient collectif de la communauté africaine du monde entier, a été répété encore, et encore, et encore, jusqu’aujourd’hui en 2019. Et ce schéma ne sera brisé que par la dialectique de la conscientisation des facteurs qui nous déterminent et nous oppressent ; en faisant une généalogie, honnête et de sang-froid, de tous les schèmes du racisme pour ensuite les démonter un à un.

« Cotton and cotton oil », Daniel Augustus Tompkins, 1901

« TU TE DIS RACISÉE ? ALORS TU ES ANTI-RÉPUBLICAINE.” 

Après tout ça, qu’est-ce que la République que certains convoquent comme si elle était achevée ? Cette idée flottant dans l’air que l’on ne nous a jamais vraiment expliquée, par ailleurs. Cette sorte de croyance intouchable, non-effective ? Où est l’égalité républicaine après tout ce que je viens d’exposer ?

C’est pour ça que je propose à toute personne qui me connait de près ou de loin de ne pas s’essayer à me dire, « Tu te dis racisée ? Alors tu es anti-républicaine ». Franchement, j’ai dépassé ces bullshits depuis un moment. Car la République, bien que je ne doute pas qu’elle ait été formulée par des hommes sans doute honnêtes, eux-mêmes impliqués dans une dynamique de déconstruction, a été récupérée, déformée par la classe bourgeoise capitaliste, à chaque fois qu’elle en a eu les moyens.

Je rappelle ces faits : c’est au nom de la République que la France s’est embarquée dans l’expansion coloniale. C’est au nom de la République que l’on a décrété qu’il fallait éduquer et élever les pauvres âmes Nègres, perdues dans les bas-fonds des croyances polythéistes. C’est au nom de la République encore, que la France a tenté, par tous les moyens possibles et imaginables, de tuer tout embryon révolutionnaire et indépendantiste dans ses colonies. C’est au nom de la République toujours, que la France perpétue son oppression raciale et raciste, par ingérence économique et politique, dans tous les pays qu’elle considère comme son réservoir personnel.

Je veux encore ajouter à toutes les personnes qui formulent une contradiction absurde entre « racisé » et « républicanisme » : Aimé Césaire. Cet homme est l’un des premiers intellectuels Noirs à avoir théorisé la décolonisation de l’esprit. La Négritude est la réappropriation d’un lexique et de symboliques utilisés par l’oppresseur, pour en faire une identification identitaire et raciale propre, une fierté.

« Oui ! Je suis Nègre, et j’ai compris pourquoi tu m’appelles Nègre, et j’ai aussi compris ce que ce mot, « Nègre », provoque en moi ; et je vais l’expliquer à toi, mon oppresseur ».

Voilà une phrase qui pourrait résumer, dans les très grandes lignes, la pensée d’Aimé Césaire, parent direct des travaux sociologiques sur la racialisation. Et même si malheureusement pour lui, il a été récupéré, lissé puis adoré par la bourgeoisie blanche, son oeuvre est restée inchangée.

Il est donc l’un des pères fondateurs d’une pensée que vous estimez être « anti-républicaine ». J’ai un scoop : savez-vous où cet homme est commémoré ? Dans le tombeau de la République, le Panthéon. Donc, forts de votre arrogance légitimée par atavisme, et de votre propre définition de la République du haut de votre perron de personnes déterminées par le privilège, je vous propose de prendre vos pelles et vos pioches et d’aller déboulonner la plaque en hommage à son oeuvre littéraire et intellectuelle.

Photographie d’Aimé Césaire, par Jean-Baptiste Devaux, Martinique, 2003

L’ACCUSATION DE COMMUNAUTARISME OU LA RÈGLE DU COMPAS

C’est l’histoire d’un compas. Voilà, c’est fini ! Je plaisante. Mais pas tant que ça. Parce que tout ce que je vais expliquer ensuite réside dans la position du compas. Il y a la pointe, bien ancrée dans une matière, et il y a la mine intégrée dans le deuxième bras, tournant inlassablement autour de la pointe.

La pointe est ce qui est communément admis comme « la neutralité » : l’homme et la femme blancs, chrétiens, et hétérosexuels, si possible. Tout le reste de l’humanité est voué à rester en périphérie. Ce reste n’a même pas le droit d’aller faire son bout de chemin ailleurs, de s’auto-déterminer, de se créer une société autre -avec d’autres références linguistiques, culturelles, scientifiques, intellectuelles, politiques, artistiques,… Non, non, non. La périphérie est vouée à tourner indéfiniment en cercle autour de la pointe, autour de la neutralité.

J’en veux pour preuve cette vaste blague autour de la « non-mixité ».

J’en ai vu des entreprises, des plateaux télé, parfois même des classes ou des assemblées, composés uniquement de blancs. Bizarrement, ça n’a dérangé personne. Pourquoi ? Parce que ces configurations sont comprises comme une normalité. Ils sont entre eux et tout hein, mais c’est normal. En revanche, si vous tentez une fois, une seule fois, d’en faire de même avec des personnes racisées, vous risquez d’être accusé de « non-mixité ».

Parce que les blancs représentent désormais la seule et unique option pour accéder à la mixité ? Ou n’est-ce pas encore la dictature de la pointe du compas rappelant à l’ordre la mine ? « Eh oh ! Toi ! Qu’est-ce que tu fous ? Je t’ai demandé de faire des cercles autour de moi et de moi seul. C’est moi le centre de l’univers, d’ailleurs c’est moi qui ai créé l’univers ».

L’Homme blanc est le vainqueur de l’humanité. Et ce sont toujours les vainqueurs qui écrivent l’Histoire. Ainsi, nous sommes structurés par des modes pensée qui ont été élaborés par lui. Où que vous soyez sur cette planète, vous serez cette mine qui devra irrémédiablement tourner autour de lui ; vous serez, quoi qu’il arrive, une périphérie à ses yeux. Vous n’existerez que par sa perception et que par son langage. N’oubliez jamais que dans son esprit, tout part de lui ; tout est lui ; tout pense comme lui ; rien ne saurait se faire sans lui. L’inverse serait un crime contre l’humanité toute entière, contre l’universalisme, contre lui-même finalement.

Et l’on va traiter la pauvre mine de communautariste dans un renversement des rôles totalement pervers. L’on tente de casser tous les mécanismes de solidarité de cette pauvre mine, on lui explique qu’elle ne peut pas s’en sortir seule.

Cette règle du compas s’applique dans n’importe quelle situation. Tellement que c’en devient effrayant. Même dans les courants politiques de gauche, le compas est toujours là. Encore Aimé Césaire qui, dans une lettre annonçant son départ du Parti Communiste Français adressée à Maurice Thorez en 1956, relève les contradictions entre les discours et les actes, ces derniers étant structurés par une relation de soumission et de racialisation :

« Ce n’est pas volonté de se battre seul et dédain de toute alliance. C’est volonté de ne pas confondre alliance et subordination. Solidarité et démission. Or c’est là très exactement de quoi nous menacent quelques uns des défauts très apparents que nous constatons chez les membres du Parti Communiste Français : leur assimilationisme invétéré ; leur chauvinisme inconscient ; leur conviction passablement primaire – qu’ils partagent avec les bourgeois européens – de la supériorité omnilatérale de l’Occident ; leur croyance que l’évolution telle qu’elle s’est opérée en Europe est la seule possible ; la seule désirable ; qu’elle est celle par laquelle le monde entier devra passer ». Il écrivit aussi : « Inventons le mot : c’est du « fraternalisme ». Car il s’agit bel et bien d’un frère, d’un grand frère qui, imbu de sa supériorité et sûr de son expérience, vous prend la main (d’une main hélas ! parfois rude) pour vous conduire sur la route où il sait se trouver la Raison et le Progrès. Or, c’est très exactement ce dont nous ne voulons pas. Ce dont nous ne voulons plus. »

Missionnaire en Afrique : un membre de l’Ordre missionnaire des Peres Blancs enseignant a des enfants dans une ecole d’Afrique equatoriale. Carte postale du debut du 20eme siecle ©Collection Sirot-Angel/leemage

LA DÉCOLONISATION DES ESPRITS : AVEC OU SANS LA POINTE DU COMPAS

Que peut-on ajouter à ce constat, calquant si bien à la situation actuelle, notamment dans les partis et mouvements politiques de gauche ?

Combien d’années encore devrons-nous attendre que la singularité de notre combat soit dénigrée pour être noyée dans la somme de toutes les luttes ?

Sous prétexte de ne pas être la pointe du compas, notre combat ne serait ni universaliste, ni républicain. Pourtant, il concerne tous les êtres humains en ce qu’il met en exergue les déterminismes inconscients qui nous animent, pour les uns du côté du privilège, pour les autres du côté de l’oppression.

Dans cette lutte longue et difficile contre le capitalisme, et pour sauver toutes les strates qu’il a dévastées -la nature et les animaux, jusqu’à apposer une valeur financière sur la vie de tout être vivant, la lutte contre le racisme est une priorité. Car encore une fois, le capitalisme ne va pas sans le racisme, quand le second a été utilisé et systématisé par le premier.

Pour finir, il y a une raison réelle pour laquelle j’ai mis du temps à écrire ce texte : la peur de donner des informations, des billes ; et d’être ensuite récupérée puis invisibilisée. Fatalité dans laquelle a été précipitée la majorité des Noir.e.s de cette planète, depuis les tréfonds de l’Histoire. Qui se souvient encore que la sandale en cuir a été conçue en Afrique, pendant l’ère pharaonique ? Et si nous parlions de cette ère pharaonique, qui se souvient du combat acharné de Cheikh Anta Diop, à qui la Sorbonne a mis des bâtons dans les roues, pour exposer sa thèse démontrée par des preuves tangibles : les pharaons étaient Noirs ? Qui se souvient encore que ce sont des Noir.e.s qui ont inventé le jazz, alors interdits de jouer de certains instruments de musique considérés comme « nobles », quand aujourd’hui des festivals de jazz ne se font qu’avec  des musiciens et une assistance issus de la pointe du compas ?

Récupération, déformation, invisibilisation. Cette équation fataliste est dans l’esprit de toute personne racisée. On voit d’ailleurs que tous les thèmes que je viens d’exposer sont en train de devenir mainstream : conférences, interviews, tribunes,… La bourgeoisie blanche capitaliste, aidée par ses multiples succursales dites « féministes », lorgne d’un oeil envieux ce nouvel objet hype, soit disant venu des États-Unis selon les ignares. Ça fait cool aujourd’hui de dire « racisé », ça fait genre, « T’as vu, je suis hyper openminded avec ma grosse barbe de hypster ». C’est une réelle tension qui s’opère : est-ce que la mine a réellement besoin de la pointe pour s’émanciper, se déconstruire et se décoloniser ? Mais comment faire quand tous les outils de diffusion de masse sont entre les mains de la pointe du compas ? Comment alors imposer ce combat, tout en évitant l’embourgeoisement puis la neutralisation ?

Pour cela, la remarque que m’a faite Gerty Dambury, écrivaine, dramaturge et metteuse en scène, m’a fait changé d’avis. Elle m’a dit à peu près ceci : ils pourront toujours tenter, encore une fois, de s’approprier quelque chose qui nous est propre, quand bien même il s’agit de luttes issues de souffrances profondes. Ils pourront reprendre les mots, les expressions. Mais pour atteindre le stade du combat intérieur qui nous anime, c’est comme s’ils devaient physiquement s’ouvrir le ventre et s’enlever des organes. Cela, ils ne pourront jamais le faire. Mais quand ils tenteront de réellement nous récupérer puis de nous effacer, nous serons déjà ailleurs, encore plus loin.

À bon liseur.