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Etat-Providence : expression désignant la façon dont l’Etat se mêle du bien-être de ses citoyens, en leur offrant un certain nombre d’infrastructures sociales et sanitaires visant à l’améliorer. 

  • Terme politique, médiatique et institutionnel désignant un vaste ensemble composé des services publics, de la Sécurité sociale et d’autres structures de protection collective et qui permet à la fois de dire que les citoyens ont bien de la chance (la “providence”) et que ce n’est qu’une option qu’on peut leur retirer. 
  • Les bourgeois qui le défendent se sentent profondément vertueux (car ils veulent le Bien), ceux qui l’attaquent se sentent profondément responsables (car ça coûte un pognon de dingue). L’Etat-Providence permet en outre de faire tourner l’économie capitaliste en formant les salarié.e.s, en compensant la faiblesse des salaires et en forçant le conformisme social (“prenez ce job de merde” / “tenez vos gosses” / “ayez une adresse fixe” sinon on vous coupe les vivres). 
  • Enfin, la notion d’Etat-Providence a permis d’effacer de notre mémoire collective le fait que les protections sociales les plus efficaces ont été produites par le mouvement ouvrier et non accordées d’en haut : Sécurité sociale, bourses du travail, mutuelles et sport pour tous, nous y reviendrons.

Exemples :Avec la crise du coronavirus, c’est le grand retour de l’Etat-Providence”, “Il faut inscrire l’Etat-Providence dans la constitution”, “Ce que révèle d’ores et déjà cette pandémie, c’est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, pour notre Etat-providence ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux”

Une concept providentiel… pour la bourgeoisie et pour l’Eglise

La notion d’Etat-Providence apparaît au XIXe siècle en France et elle est d’origine catholique : elle est utilisée dans l’encyclique Rerum novarum, émise par le pape en 1891. Une “encyclique”, on appellerait ça une “circulaire” dans l’Education Nationale et des “guidelines” dans le privé. Ça sert à fixer les orientations stratégiques du moment. Et à ce moment-là, l’Église catholique était sévèrement concurrencée par le mouvement ouvrier qui, en France, prônait le socialisme (rien à voir avec François Hollande hein), et ça ne lui plaisait pas du tout. L’Histoire a retenu que cette encyclique avait lancé la “doctrine sociale de l’Eglise”, ce “virage social” du catholicisme qui permet encore à ses défenseurs de dire que non, l’Eglise n’a pas toujours été du côté des puissants, la preuve : la doctrine sociale. 

Ce que l’on dit moins c’est que cette circulaire du pape commençait par dire, après avoir fait l’inventaire de la misère de l’époque, que “les socialistes, pour guérir ce mal, poussent à la haine jalouse des pauvres contre les riches”, que c’est le Mal parce que la théorie socialiste est “souverainement injuste en ce qu’elle viole les droits légitimes des propriétaires, qu’elle dénature les fonctions de l’Etat et tend à bouleverser de fond en comble l’édifice social”.

Bref, l’encyclique commence par défendre les “droits légitimes des propriétaires”, puis elle prône en État social qui prend soin des gens, les aident à aller bien, pour les détourner du diable socialiste, et ce tout en faisant en sorte que “la propriété privée ne soit pas épuisée par un excès de charges et d’impôts”. L’Etat-Providence était né.

L’État-Providence contre le socialisme

Il faut dire qu’à l’époque, la République comme l’Église avaient un train de retard sur le mouvement ouvrier et son pendant politique, le socialisme. Depuis les débuts du capitalisme, les ouvrières et ouvriers s’étaient organisés pour s’assurer une protection collective face à leur condition et à ses risques. L’ensemble des structures qu’on associe désormais à un « État-Providence » sont nées bien avant lui, comme les mutuelles d’assistances face à la maladie, la sécurité au travail (les ouvriers élisaient des délégués à la sécurité) et même des services publics : les bourses du travail ou « maisons du peuple » qui sont ouvertes par les syndicats dans toutes les grandes villes de France durant la seconde moitié du 19e siècle contiennent des bibliothèques, des services de garde d’enfants ou encore des organismes de formation. Coté sport, des organismes nationaux comme la Fédération Gymnique et Sportive du Travail (FSGT) étaient lancées dès le début du 20e siècle par des organisations syndicales pour démocratiser des pratiques sportives comme le volley-ball ou l’escalade, jusqu’ici réservés à la bourgeoisie.

L’Etat, au 19e siècle et début 20e, n’était que le garant de l’intégrité nationale et, pour Marx et Engels, « un comité qui gère les affaires communes de toute la classe bourgeoise ». Autant dire qu’à l’époque, être socialiste ce n’était pas être favorable à « l’Etat-Providence », mais bien favorable à l’organisation par les travailleurs eux-mêmes de leurs entreprises mais aussi de leur protection sociale et services publics.

Même dans l’après-guerre, quand la Sécurité Sociale est mise en place, unifiant tous les systèmes existants en un seul dans le respect des singularités de chacun, on ne parle pas d’”État-Providence”. En effet, lorsque la Sécu est créée dans un contexte révolutionnaire, il ne s’agissait pas de l’Etat, puisque les caisses de sécu sont gérées par des représentants des travailleuses et travailleurs. Ni même bien sûr de “Providence”, d’une part parce que ça n’était pas tombé tout cuit dans le bec des classes laborieuses mais le résultat de décennies de luttes, et d’autre part parce que l’idée n’était pas simplement de faire du bien aux gens mais de socialiser une partie des richesses, ce que la Sécu fait partiellement en ponctionnant le capital avec ses fameuses cotisations sociales (“charges”, pour les bourgeois et certains médias). A cela s’ajoute la nationalisation de diverses entreprises reconfigurées en services publics : dès 1936 les différentes compagnies ferroviaires privées forment la SNCF puis l’énergie et le gaz deviennent propriété publique après la seconde guerre : les inventeurs catholiques de l’Etat-Providence défenseur des “droits légitimes des propriétaires” devaient se retourner dans leurs tombes.

“La crise de l’Etat-Providence” comme on la raconte à Science Po

Bizarrement (ou pas), les bourgeois se sont mis à parler d’Etat-Providence quand il a fallu remettre en cause ce modèle alliant protection sociale et services publics. Toute une clique d’intellectuels ont forgé, dans les années 1980, la notion de « crise de l’Etat-Providence », autour d’un think tank nommé Fondation Saint-Simon, et dans lequel des gens comme Pierre Rosanvallon ont forgé l’idée que “la gauche” (entendue comme les partis héritiers du mouvement ouvrier, comme le Parti Socialiste en cours d’embourgeoisement rapide), devait devenir bonne gestionnaire de l’Etat-Providence, avec de bonnes règles budgétaires. Il est devenu courant, dans la classe politique, de confondre sécu, services publics et “Etat-Providence”. Ce faisant, tout ce qui était lié aux objectifs initiaux de l’après-guerre – la socialisation de l’économie capitaliste et le contrôle du travail et de la sécu par les travailleuses et travailleurs eux-mêmes – a été effacé au profit d’une vision compassionnelle du « social ».

Le tout a été repris en main par l’Etat, ses technocrates et ses députés, notamment parce que le financement de la protection sociale par les cotisations a été peu à peu remplacé par le financement par l’impôt – sous l’égide de l’Etat donc –, ou par les deniers de chacun – sous l’égide des mutuelles et assurances privées. En 1992, le “socialiste” Michel Rocard créé la CSG qui finance la sécu par l’impôt. Plus récemment, sous le “socialiste” François Hollande, chaque salarié a été forcé d’adopter l’assurance-maladie complémentaire privée de son entreprise. Les “socialistes” ont décidément été les meilleurs fossoyeurs du socialisme.

Moins d’Etat ou plus d’Etat, un beau débat pour bourgeois

Cette vision paternaliste, compatissante et donc finalement très catholique de l’Etat est devenue ce que “la gauche” défend, contre “la droite” qui, entrant dans son jeu, estime qu’on a pas à “aider” les gens mais qu’ils doivent s’aider eux-mêmes. Trop content de sortir du débat sur la propriété, le contrôle de l’économie et le rôle du travail, l’ensemble de la bourgeoisie s’est engouffrée dans le débat autour de ce concept, dans les années 1990-2000. Une seule question s’est mise à structurer le débat public : eest-ce que ça vaut le coup de payer pour les plus nécessiteux ? A gauche on dit “oui, un max”, la droite répond “et comment on paie ducon?”. La réponse qui a fait consensus dans l’ensemble de la classe politique est donc : “Oui, mais seulement s’ils font des efforts”.

L’Etat-Providence, c’est ce qu’on veut bien vous donner (sous conditions) d’en haut. Le socialisme, c’est ce qu’on va aller prendre aux possédants pour le gérer nous-mêmes et, ce faisant, réorganiser l’ensemble de la société. En réduisant le “social” à l’Etat-Providence, la bourgeoisie a puisé dans son fond catholique pour effacer de nos mémoires et de nos rêves l’idéal originel des classes laborieuses aux commandes et imposer, une fois encore, une vision “providentielle” du monde… à son profit.


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