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Samedi 14 novembre, Cholet a été le théâtre d’un double meurtre que l’ensemble des médias n’a pas qualifié d’attentat terroriste, alors que le principal suspect a revendiqué le motif religieux de son acte. Pourquoi un tel traitement médiatique et une absence de réaction politique ?

Jeudi 29 octobre, un individu armé d’un couteau a assassiné trois personnes à l’intérieur et aux alentours de la basilique Notre-Dame de l’Assomption à Nice. Neutralisé par balles, son acte a été immédiatement qualifié d’attentat terroriste islamiste – il aurait crié, à plusieurs reprises, “Allahou akbar”. L’événement a fait le tour des chaînes et des journaux du pays en quelques minutes et l’ensemble de la classe politique s’est exprimé. Le Premier ministre a qualifié un acte “aussi lâche que barbare qui endeuille le pays tout entier” et le président a déclaré que c’était toute la France qui était attaquée. En quelques heures, le nom du suspect était connu de tout le monde et celui des victimes également, dont Paris Match retraçait les derniers instants. La photo du suspect a été diffusée sans complexe par l’AFP dans la semaine qui a suivi. 

Concernant l'attaque de Nice, la passion l'a emporté comme à chaque attentat. Mais bon à Cholet.
Paris Match, tout en émotion

Deux semaines plus tard, à Cholet, dans le Maine-et-Loire, un individu d’une trentaine d’années descend dans la rue “”guidé par Dieu pour agir” : il tue un homme et blesse grièvement son épouse. Revenu chez lui, il aurait été à nouveau “contacté par Dieu” puis, de retour dans la rue, fait une troisième victime. Bilan : deux morts. 

A Cholet, deux “agressions mortelles” invisibilisées médiatiquement 

La couverture médiatique a été nettement plus faible que pour l’attentat de Nice. En presse nationale ont évoqué le sujet Le Figaro, LCI et BFM. Ce sont principalement des médias régionaux qui se sont saisis de l’affaire, tels que Nice matin, Ouest-France, Midi Libre, La Dépêche… Lorsque l’on tape “Cholet” dans la barre de recherche Google, aujourd’hui mercredi 18 novembre, les dernières actualités sont monopolisées par la défaite de la ville au basket-ball face à Athènes. 

L’information progresse ainsi nettement moins rapidement depuis le week-end du 14 novembre que l’attaque terroriste de Nice, d’autant plus que les titres de presse n’ont strictement rien à voir avec ce que l’on peut voir habituellement  : “Double Agression mortelle à Cholet”, titre par exemple BFM TV le dimanche. Pourquoi pas “double meurtre” au moins, dans de cas ? “Agressions à Cholet. Le suspect se dit catholique et tient un « discours de haine des non-croyants”, titrent, quant à eux, les journalistes du Courrier de l’Ouest. Le procureur de la République, Eric Bouillard, parle d’un “discours de haine, en tout cas de détestation des non-croyants”, mais la “piste terroriste” n’est pas retenue. “Double agression mortelle à Cholet : l’homme interpellé se décrit comme un prophète catholique pour punir les incroyants”, précise France 3 Pays de la Loire dans son titre et s’aligne ainsi sur ses confrères. Quelques jours plus tard, on apprenait, dans un article un poil fouillé du Figaro, que l’auteur des meurtres avait des antécédents psychiatriques, et que sa vie était perturbé par des “déboires professionnels et sentimentaux”. On  apprend également qu’il avait des antécédents judiciaires liés à un port d’armes illégales, mais cela ne semble retenir l’attention de personne.

Pourquoi un tel écart d’interprétation médiatique entre deux événements pourtant similaires ? A Nice, comme dans tous les “attentats terroristes islamistes”, nous avons le nom du suspect, celui des victimes et un emballement médiatique important, qui utilise de manière instantanée le champ lexical de l’émotion sans le moindre recul  : “barbarie”, “drame”, horreur”, “terreur”… A Cholet, le nom du suspect reste inconnu, celui des victimes également et les quelques articles qui décrivent les faits sont très factuels, quasi cliniques (“une agression ayant entraîné la mort de”). Le lien entre le décès des victimes et les agressions est atténué, comme si les journalistes voulaient éviter de tirer des conclusions trop rapides, ce qui est noble, en soi.

Pourtant, le bilan n’est pas si différent : trois morts d’un côté, deux morts et une blessée grave de l’autre. Des familles endeuillées et des traumatismes toute une vie. Pourquoi alors des réactions aussi différentes et des titres de presse pudiques qui changent tout ?

Deux meurtres au nom d’une croyance, alors pourquoi ne pas parler d’attentat à Cholet ?

Le Courrier de l’Ouest, qui fait partie du groupe Ouest-France, s’en explique dans une mise au point à ses lecteurs : “Agressions mortelles à Cholet. Les questions que nous nous sommes posées”. On remarquera déjà le titre “agressions mortelles”. Pourquoi pas “meurtre” ? Pourquoi pas “attentat” ? La rédaction s’en explique : “Peut-on parler d’attentats ? Quand bien même leur auteur souffrirait d’une pathologie psychiatrique, il nous semble que le mot pourrait être utilisé puisque ces deux meurtres ont été perpétrés, non pas pour des motifs crapuleux ou passionnels, mais au nom d’une croyance ; aussi folle soit-elle.” Ah, donc on peut parler d’attentat.

“Et peut-on parler de terrorisme ? De notre point de vue, évidemment non ; ce qui ne retire rien à la sauvagerie des agressions. D’une part parce que le suspect présente de graves troubles du comportement. D’autre part parce que ces deux crimes n’ont pas été commis dans le cadre d’un projet politique global porté par d’autres personnes que le seul agresseur et visant à terroriser notre société.” Le Courrier de l’Ouest explique donc que l’usage du terme “attentat” est correct mais que le qualificatif de “terroriste” ne l’est pas car l’acte ne repose pas sur “un projet politique global porté par d’autres”. Pourtant, au moment où cette mise au point est publiée, le lendemain de l’attentat de Cholet , on ne sait toujours pas quelles sont les motivations réelles du suspect et s’il a été commis avec des complices. C’est le procureur Eric Bouillard qui le suppose lui-même ce jour-là : “Cela fera partie des investigations de savoir si on a affaire à quelqu’un qui pratiquait, qui appartenait à des groupes particuliers.” Il semble au final que pour beaucoup de journalistes, la réponse était présumée négative.

Le meurtrier Anders Behring Breivik, qui a perpétré les attentats d’Oslo et d’Utøya en Norvège (77 morts et 151 blessés, le 22 juillet 2011), avait eu le droit également à des interprétations divergentes et mesurées de la part du monde médiatique. Agissant pourtant explicitement par idéologie, son acte n’avait pourtant pas été qualifié de “barbare” (appellation qui vaut surtout aux terroristes d’apparence non blanche perçus comme des étrangers) et l’appellation “terrorisme d’extrême-droite” n’est toujours pas la règle le concernant. L’accent était principalement mis sur son passé trouble, ce qui invitait à l’étudier de manière à la fois sociologique et psychologique. Cette psychiatrisation du meurtrier est intéressante, mais son seul niveau d’analyse a tendance à dépolitiser le crime ou sa potentialité… Et elle n’est jamais utilisée pour des auteurs d’attentats liés à l’islam.

« On aurait eu un musulman, est-ce qu’on aurait agi pareil ? Honnêtement, je ne pense pas”

Nous avons contacté le rédacteur en chef du Courrier de l’Ouest, seul journal qui a eu le mérite de continuer à couvrir cet événement, relayé au second plan de l’actualité en quelques jours, pour comprendre ses choix relatif à la qualification du drame de Cholet. Pour Bruno Geoffroy, il faut garder en tête que des décisions éditoriales rapides ont dû être prises au cours du week-end du drame. Pour lui, il est important de s’ expliquer, comme il a tenté de faire dans la mise au point de son journal dès le dimanche 15 novembre. « On aurait eu un musulman, est-ce qu’on aurait agi pareil ? Honnêtement je ne pense pas.” admet-il. Pour lui, deux gardes-fous empêchait sa rédaction de parler de terrorisme : “D’abord, l’état psychiatrique de la personne. Ensuite, ce n’est pas un acte qui s’inscrit dans le cadre d’un mouvement général de remise en cause de notre société occidentale et de ses valeurs. Il peut aussi y avoir un acte isolé d’un musulman, il est isolé, mais il se situe dans un mouvement plus large.” 

Il explicite sa position : “Il y a contexte ou pas contexte : il existe un contexte d’islam en lutte et pas un contexte catholique en lutte. Ce contexte définit l’acte. Il participe à la définition de l’acte. L’auteur de Cholet est dans un acte très individuel. Le même auteur musulman l’aurait fait seul mais lui-même en conscience saurait qu’il fait ça dans un contexte global.”

Le Figaro est allé à Cholet pour interroger les voisins, mais ne parle pas d'attentat
Attention spoiler : les voisins ne s’y attendaient pas du tout

C’est une réponse intéressante qui nous a été faite. Ce qu’elle montre, c’est que les rédactions prennent des décisions éditoriales basées sur des conceptions du monde, des idéologies en présence. Or, ces conceptions du monde sont tout à fait discutables : est-on sûr qu’il n’existe aucun contexte chrétien “radical” ? Loin de là, d’Anders Breivik aux suprémacistes blancs d’extrême droite comme Brenton Tarrant (attentats dans deux mosquées de la ville de Churchill nord-américains, 51 morts et 49 blessés) : les religions chrétiennes ont servi et servent toujours d’idéologie justifiant des meurtres. Le propos du rédacteur en chef du Courrier de L’Ouest révèle aussi une présomption d’acte purement ou essentiellement idéologique chez les musulmans : il semble que, les concernant, c’est d’abord la religion qui définit leurs éventuels actes de violences. Les autres explications – sociologiques, psychologiques – passent d’ailleurs totalement au second plan : en France, il est très mal vu de parler du contexte psychiatrique ou social dans lequel ont évolué les auteurs d’actes terroristes musulmans. “Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser”, déclarait Manuel Valls après les attentats de janvier 2015. Cette règle ne vaut pas pour le suspect de l’attentat de Cholet : Le Figaro, d’ordinaire peu porté sur les explications sociologiques, encore moins liées au travail, va jusqu’à parler de son “burn out”. Certes, un burn-out ça fait beaucoup de mal, mais ce suspect “dit assumer, presque revendiquer les faits” selon le procureur.

Derrière “l’information”, nous avons donc des préjugés assumés par les rédactions et qui les conduisent à un traitement radicalement différent des actes de violence selon la religion ou la confession de leurs auteurs. 

Une presse au diapason des autorités ?

Derrière ces tergiversations, l’on constate une fois encore que les journalistes se sont globalement alignés les uns sur les autres, par mimétisme, en reprenant un timide “double agressions” à longueur d’articles. Même après sa mise au point du 15 novembre, déclarant que le terme “attentat” était approprié, la rédaction du Courrier de l’Ouest a continué à utiliser des termes similaires aux autres médias. “Là, on peut utiliser le mot attentat, nous dit Bruno Geoffroy, mais sans consigne de ma part les rédacteurs ont choisi de pas l’utiliser.” 

Mais ce qui frappe surtout à la lecture du corpus d’articles publiés depuis le drame du 14 novembre, c’est que les rédactions se sont entièrement reposées sur les autorités, à savoir le Procureur de la République, qui a donné le “la” de l’ensemble du traitement médiatique de l’affaire. Il a mené une communication minimaliste autour des faits, niant très vite son caractère terroriste avant même l’obtention de résultats définitifs. La simple mention du “Dieu catholique” dans le passage à l’acte du suspect l’a conduit à mettre le hola sur un éventuel emballement médiatique. 

Cette attitude signifie que pour les autorités, le nombre de morts ou le degré de violence importe finalement assez peu ou du moins n’est pas le critère déterminant. Ce qui compte, c’est la potentielle motivation de l’acte … et l’instrumentalisation politique qui peut en être faite ? Actuellement, notre gouvernement est bien plus attentif aux actes menés au nom de l’Islam qu’au nom du catholicisme. Alors que du côté de l’attentat de Nice l’émotion est pleine et entière au niveau de la classe politique, à Cholet : silence radio, aucune réaction du président ou du ministre Darmanin pourtant hyperactif dès qu’il s’agit de se retrouver devant une caméra. Le procureur de la République est la seule personnalité politique et publique à s’être exprimée sur le sujet à ce jour. Pour des raisons politiciennes comme géopolitiques, Macron ayant fait toute sa com’ des derniers mois sur son attitude ferme à l’égard du “séparatisme” et de l’Islam radical, personne au gouvernement comme dans la classe politique en général n’avait intérêt à s’émouvoir de l’attentat de Cholet.

Tous les morts du terrorisme ne se valent pas : il y a ceux qui peuvent servir un discours sécuritaire et un récit politique, et ceux qui n’apportent rien de ce point de vue-là, au contraire même. Car reconnaître l’existence d’un attentat à Cholet, c’est reconnaître que l’Islam (par conséquent, les musulmans), n’est pas seul responsable de toute la violence religieuse du monde, qu’un climat de tension religieuse alimentée politiquement et médiatiquement peut pousser des gens croyants à l’acte, quelles que soient leur religion ou leurs croyances. Minimiser les actes dont les auteurs ne sont pas musulmans, et dont l’attentat de Cholet n’est pas le premier exemple, n’est-ce pas alimenter ou cautionner le suprémacisme blanc et la violence passée et future faite au nom du catholicisme ?

En attendant, les morts de Cholet et leurs familles, loin de l’habituelle empathie nationale pour les victimes du terrorisme, sont écartées de notre mémoire collective par un traitement médiatique pétri de préjugés et en parfaite symbiose avec une communication politique qui choisit toujours de dénoncer la violence qui l’arrange.


Selim Derkaoui

Nicolas Framont