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Lundi 15 mai à Amiens, une casserolade de protestation à l’énième allocution méprisante et hors sol du président de la République se tenait devant la chocolaterie Trogneux, propriété de la famille de Brigitte Macron. Le petit-neveu de l’épouse du président, dirigeant de la boutique, rentrait chez lui, au-dessus du magasin, quand il a été pris à partie par des manifestants puis violenté, déclenchant un tollé médiatico-politique face à une telle violence. Plus d’une centaine d’articles consacrés à l’évènement ont été publiés sur internet en 48h et les réactions indignées de l’ensemble de la classe politique se sont aussitôt faites entendre.

A Verbaudet, le retour des milices patronales

24 h plus tard, dans le département du Nord, un délégué syndical CGT de l’entreprise Vertbaudet, agitée par un mouvement de grève visant à obtenir des augmentations de salaire, a été frappé, gazé puis séquestré, au cri de “sale gréviste”, dans un véhicule par des personnes se présentant à son domicile comme des policiers en civil, qui l’ont ensuite relâché, délesté de son portefeuille, dans la ville voisine, le tout en partie sous les yeux de son fils de 16 ans. France Info ne consacre pas d’article à cet évènement, son site renvoyant à France 3 région qui, contrairement à l’article de France info dédié à l’affaire Trogneux, emploie le conditionnel : “la CGT dénonce l’agression du délégué Vertbaudet, qui serait survenue mardi 16 mai dans la soirée.” Les journalistes pourront répondre que cette agression n’a pas le même degré de réalité que celle du neveu Trogneux, qui s’est déroulée en public et qui a fait l’objet d’une plainte. Le délégué CGT de Verbaudet n’a pas déposé plainte, de peur des représailles. Mais comment s’en étonner quand on sait par ailleurs qu’à la 9e semaine de grève sur le site de Verbaudet, les grévistes sont régulièrement intimidés et violentés par la police ?

D’un côté nous avons un notable très entouré, bien défendu et soutenu par l’ensemble de la classe politique et de l’autre un salarié syndicaliste, qui semble terrifié par ce qu’il a vécu, et dont personne ou presque ne parle.

Une gréviste de 36 ans a été violentée par un policier lors de l’évacuation du piquet de grève, peu avant l’agression du délégué syndicat CGT : “il m’a prise pour cible, il m’a attrapée au cou et m’a soulevée du sol. Je me suis sentie partir quelques secondes” raconte-t-elle à Street Press. Contactée par le site indépendant Rapport de Force, la CGT locale parle d’une “d’une milice patronale. Mohamed a été interpellé verbalement en tant que syndicaliste, désigné par ses agresseurs par des mots tels que : “toi le gréviste, toi le délégué syndical”. Ces différents éléments ne semblent pas convaincre les médias mainstreams de la réalité de l’agression. Libération, dans son article consacré aux tensions autour de la grève, sous-titre : “Un délégué CGT intimidé ?”. Comme si tout pouvait avoir été inventé.

On pourrait croire qu’une séquestration anti-syndicale pourrait attirer au moins autant l’attention médiatique que l’agression d’Amiens. Mais l’événement n’a eu le droit, à ce jour, qu’à une vingtaine d’articles, une bonne part réalisée par la presse indépendante (Rapports de force, Révolution Permanente, l’Insoumission…). 

Ces deux événements sont d’une gravité comparable : deux personnes ont été violentées, elles sont choquées, leur dignité a été atteinte. Mais d’un côté nous avons un notable très entouré, bien défendu et soutenu par l’ensemble de la classe politique et de l’autre un salarié syndicaliste, qui semble terrifié par ce qu’il a vécu, et dont personne ou presque ne parle. L’analyse du traitement médiatique des deux événements est assez explicite : l’affaire Trogneux est très peu décrite au conditionnel, les faits sont là, pour la presse, tandis que l’agression du délégué syndical de Vertbaudet est une information prise avec des pincettes, c’est peu de le dire. Les faits de l’affaire d’Amiens, autour de laquelle plusieurs versions circulent, notamment celles des accusés, peuvent être toujours sujets à caution, mais qu’importe : le procès a déjà eu lieu, Cet épisode est une aubaine médiatique pour la bourgeoisie qui permet de stigmatiser l’ensemble des opposants à Macron comme une foule de violents irrationnels dont elle aurait tort de se priver

La violence envers les syndicalistes n’est jamais reconnue comme telle. 

L’agression du délégué syndical de Verbaudet ? C’est du business as usual. Depuis deux siècles, la classe bourgeoise réprime les syndicalistes, de façon plus ou moins violente. Le plus souvent, le patronat mène une répression douce et pernicieuse qui consiste à décourager toute tentative de syndicalisation puis de mettre au placard et marginaliser celles et ceux qui tentent tout de même de s’organiser collectivement. Cela commence par “ici on est une grande famille, pas besoin de syndicat, si quelqu’un a un souci, ma porte est grande ouverte !” avec le sourire aux cas extrêmes comme l’agression de ce délégué syndical pour l’intimider. Dans sa dernière étude consacrée aux discriminations syndicales, le Défenseur des droits estime que “pour la population active comme pour les personnes syndiquées, la peur des représailles est la première cause explicative du non-investissement des salariés dans l’activité syndicale” puisque “près d’une personne syndiquée sur deux déclare avoir été discriminée en raison de son activité syndicale au cours de sa vie professionnelle” : c’est quelque chose dont les intellectuels de plateau qui commentent la “baisse de la syndicalisation” parlent peu, préférant des explications pompeuses comme “la montée de l’individualisme contemporain” ; les personnes syndiquées sont régulièrement discriminées et empêchées dans leur action, comme le délégué syndical de Verbaudet en a fait une expérience particulièrement violente. 

Le fait que Ford soit devenu un symbole du capitalisme de compromis en dit très long sur la capacité de la bourgeoisie à faire oublier, en permanence, sa propre violence. 

Henry Ford a une jolie place dans les livres d’histoire alors qu’il a exercé sa direction avec violence.

Ce phénomène est tellement effacé de nos perceptions collectives que l’un des champions historiques en matière de répression syndicale, le patron américain Henri Ford, est décrit dans les cours d’histoire comme l’inventeur du “compromis fordiste” qui consisterait en l’octroi d’une bonne paye à ses ouvriers afin que ces derniers puissent ensuite acheter les voitures qu’eux-mêmes produisait : un deal gagnant-gagnant. Or, Henri Ford avait mis en place dans ses usines le Ford Service Department, une police privée comptant 2 000 à 3 000 hommes, notamment des anciens policiers, ex-sportifs et surtout des repris de justice, libérés sur parole. Le chef de cette Stasi interne siégeait à la commission des prisons de l’Etat du Michigan et pouvait donc sélectionner les prisonniers selon ses besoins. La violence déployée était inouïe et particulièrement fourbe : cette police était composée de gros bras mais aussi de mouchards chargés de rapporter tout propos de nature syndicale à la direction. Quant au fameux “bons salaires” proposé par l’entreprise, elle était conditionnée à des enquêtes de moeurs mené par un service interne chargé d’évaluer la moralité des ouvriers, notamment quant à leur absence d’idées subversives. Le fait que Ford soit devenu un symbole du capitalisme de compromis en dit très long sur la capacité de la bourgeoisie à faire oublier, en permanence, sa propre violence. 

Quand la bourgeoisie inverse les responsabilités

Elle a aussi un talent inégalé pour inverser les choses : ce même mardi soir, l’émission C Ce Soir posait à ses invités cette question surprenante “faut-il mettre un signe égal entre les extrêmes ?”. Ses invités les plus bourgeois ont répondu de façon positive, voire même ont chargé l’extrême-gauche (vous savez, celles et ceux qui, comme nous, se battent pour plus d’égalité, qui dénoncent les violences et les discriminations, qui veulent plus de démocratie). Elle serait en fait semblable à l’extrême-droite (ceux qui se battent pour la suprématie blanche, se déploient à la frontière pour accabler des réfugiés et se réjouissent de leur mort dans la méditerranée, veulent que les femmes retournent dans les cuisines etc.) dans leurs méthodes et leurs pratiques. Le chroniqueur Usul, un peu seul sur ce plateau, est venu rappeler que l’extrême-droite organisait actuellement des milices, agressait des militants, menait des ratonnades… Mais qu’importe finalement pour les bourgeois de plateau TV : ils savent que ce sont eux qui décident qui est violent et qui ne l’est pas. La bourgeoisie le fait systématiquement en fonction de ses propres intérêts : sa définition de la violence varie selon les périodes, de façon opportuniste. Or, en ce moment, la violence croissante de l’extrême-droite ne lui pose aucun problème. Au contraire, il y a une symbiose de plus en plus visible entre le macronisme et l’extrême-droite, qui ne se voit pas seulement quand le président en promenade chante avec de jeunes fachos des chants traditionalistes.

Non seulement la bourgeoisie peut, de plus en plus, compter sur des alliés violents, mais elle le fait d’autant plus facilement que c’est aussi elle qui dit ce qui est violent et ce qui ne l’est pas.

Auteur d’un essai passionnant sur la question de la violence pour le mouvement climat, l’activiste suédois Andreas Malm parle d’un “flanc radical” et potentiellement violent qui viendraient aider les mouvements pacifistes à rester respectables tout en ayant des gens qui, à leur gauche, font efficacement avancer la cause. Sauf qu’actuellement, c’est bien la bourgeoisie qui a un flanc d’extrême-droite qui l’aide à évoluer vers la forme autoritaire et dictatoriale dont elle a besoin pour juguler les tensions sociales et poursuivre son accumulation antisociale et écocidaire. Dans les campagnes, ce sont les Jeunes Agriculteurs, une branche du puissant lobby agro-industriel FNSEA, qui joue ce rôle en s’en prenant aux écologistes, comme dans l’affaire des méga-bassines en Poitou-Charentes. Le retour d’une milice patronale à Verbaudet en est un autre exemple : la violence a été déchaînée par une petite équipe anonyme, le syndicaliste et sa famille sont probablement traumatisés. Mener une grève c’est déjà terrible sur le plan économique, mais si en plus vous risquez votre intégrité physique et celle de vos proches, à quoi bon ? Si la grève a Verbaudet lâche, ses patrons et ses actionnaires pourront continuer à se gaver sur le dos des salariés. La violence aura joué son rôle.

Le flanc violent de la classe dominante est d’autant plus puissant qu’il n’est pas dénoncé comme tel. Car non seulement la bourgeoisie peut, de plus en plus, compter sur des alliés violents, mais elle le fait d’autant plus facilement que c’est aussi elle qui dit ce qui est violent et ce qui ne l’est pas. Ainsi, elle a le pouvoir d’invisibiliser la violence, de l’euphémiser voire d’inverser la culpabilité. Cette semaine, l’agression du petit neveu de Brigitte Macron aura pris toute la surface médiatique. Tous les journaux en ont parlé. La peur du manifestant est venue s’imposer.

Face à de telles manœuvres, que pouvons-nous faire ? 

D’abord, mettre totalement à distance la notion de “violence” quand elle émane d’un membre de la classe dominante. Rappelons-nous toujours que ces gens sont totalement biaisés en matière d’appréciation de la violence, qu’ils appartiennent à un groupe social qui a été le plus violent de tous au cours des siècles, et qu’ils ont un rapport opportuniste à la qualification de la violence : en ce moment, ils ont besoin de criminaliser les manifestants et l’extrême-gauche et d’invisibiliser la violence patronale et d’extrême-droite. En la matière, la réaction de Jean-Luc Mélenchon est assez fine : “Des commentateurs indifférents aux tentatives de meurtres et agressions racistes contre des insoumis me somment de me prononcer sur l’agression à Amiens contre le chocolatier Trogneux. Je lui exprime ma compassion et je joins ma protestation à la sienne. Je demande à Macron et Madame d’en faire autant pour nos amis agressés ou menacés sans réserver leur sollicitude au seul Zemmour quand il fut molesté” : bien tenté, mais ça n’arrivera pas.

Dans ce livre, Andreas Malm met en question l’obsession du mouvement climat pour le pacifisme et démontre que tous les mouvements collectifs qui ont changé les choses comportaient un certain niveau de radicalité

Ensuite, continuer à visibiliser la violence bourgeoise et celle de son flanc radical, l’extrême-droite : en quelques semaines, nous avons eu un manifestant, opposé au projet de privatisation de l’eau par les méga-bassines de Sainte-Soline, blessé très gravement par la police, et des centaines d’autres violentés, le domicile du maire de Saint-Brévin, favorable à la présence d’un centre d’accueil pour réfugiés, incendié, mais aussi 107 personnes mortes au travail depuis le début de l’année, un chiffre en constante augmentation depuis que Macron est au pouvoir et qu’il affaiblit les contre-pouvoirs salariés… On aimerait que ces violences fassent l’objet d’articles déclenchant autant d’empathie que ceux portant sur l’agression du petit neveu de Brigitte Macron. En la matière, le travail des médias indépendants, que nous saluons en passant, est essentiel. Parce qu’ils ne dépendent pas de riches propriétaires et qu’ils ne sont pas habités de la fausse neutralité – qui consiste en la reproduction inconsciente du point de vue dominant – des journalistes mainstreams, ils sont à encourager. Le site Rapport de force suit l’actualité des luttes syndicales, il y a aussi Révolution Permanente, Streetpress, Blast, Reporterre, Le Média… nous tentons avec eux de livrer en permanence de mettre en valeur la violence bourgeoise ordinairement invisibilisée.

D’une façon générale, après 4 mois de mobilisation, d’atteintes à la liberté d’expression, de violences policières inouïes et d’un mépris présidentiel intact, nous restons très sages.

Enfin, il faut que nous réfléchissions à notre propre rapport à la violence. Car contrairement à ce que les commentateurs bourgeois racontent sur le plateau de C Ce Soir, la violence de l’extrême-gauche ou du mouvement social est très faible. Dans les manifestations, elle est essentiellement défensive : le black block résistent aux policiers parce que les policiers s’en prennent violemment – comme dans aucun autre pays dit occidental – aux manifestants. Sinon, c’est le pacifisme qui domine : zéro violence envers les personnes – et c’est sans doute une bonne chose – et finalement très peu d’atteinte aux biens. D’une façon générale, après 4 mois de mobilisation, d’atteintes à la liberté d’expression, de violences policières inouïes et d’un mépris présidentiel intact, nous restons très sages.

Prenons la dernière initiative de l’intersyndicale, qui reste de fait la direction du mouvement social contre la réforme des retraites l : le lancement d’un site internet pour “interpeller son député” et le pousser à voter la proposition de loi du groupe LIOT, qui porte sur l’arrêt de la réforme et sera discutée début juin. Or, puisqu’il est déjà question qu’elle soit jugée irrecevable en vertu de l’article 40 de la constitution – qui empêche le Parlement de proposer des mesures créant une charge financière pour l’Etat – cette initiative révolutionnaire semble un poil désespérée. L’intersyndicale mise sur une nouvelle grande manifestation début juin, après un mois de pause, pour… que le gouvernement lâche pardi ! Puisqu’on a bien vu que les précédentes journées de manif à 3 millions de manifestants l’avaient vraiment ébranlé, ne changeons pas une recette qui (ne) marche (pas) hein ! Beaucoup diront que l’intersyndicale n’a pas d’autre carte en main et ils auront sans doute raison. Notamment en raison du climat antisyndical décrit plus haut, les entreprises françaises ne sont sans doute plus des lieux où il est possible, dans l’état actuel de l’organisation des salariés, de planifier un vaste mouvement de grève. 

Mais si le recours parlementaire, les grandes manifestations ou les grèves partielles ne fonctionnent pas, il va bien falloir tenter autre chose à plus vaste échelle, sauf à estimer que nous n’avons d’autre choix que de nous coucher et d’espérer de notre bourgeoisie radicalisée sa magnanimité

Mais si le recours parlementaire, les grandes manifestations ou les grèves partielles ne fonctionnent pas, il va bien falloir tenter autre chose à plus vaste échelle, sauf à estimer que nous n’avons d’autre choix que de nous coucher et d’espérer de notre bourgeoisie radicalisée sa magnanimité. Beaucoup ont déjà commencé à expérimenter des formes plus adaptées au rapport de force actuel : les concerts de casseroles, les attaques de permanence parlementaire, les sabotages électriques, les invasions de sièges sociaux de grandes entreprises et le ravalement de façade du siège de Renaissance sont des formes plus radicales que beaucoup expérimentent, avec un certain succès. Il est bien possible qu’au niveau national et international les grandes confédérations syndicales et les partis politiques de gauche ne soient pas les structures adéquates pour coordonner et lancer un vaste mouvement de désobéissance civile radicale, ne serait-ce que parce qu’elles ont d’autres objectifs (le “dialogue social”, les élections etc). Peut-être bien qu’il faudrait lancer autre chose, moins englué dans le jeu institutionnel, pour y parvenir.

La moindre de nos tentatives pour hausser le ton sont mises au même niveau que les pires méfaits d’extrême-droite. N’oublions jamais qu’après la démission du maire de Saint Brévin, défenseur des réfugiés intimidé et brutalisé par des fascistes, l’élément de langage du gouvernement a été d’amalgamer ces violences racistes avec les casserolades de citoyens mécontents, au sein d’une catégorie générale de “violence envers les élus de la République”. Ne cherchons donc plus à être de bons élèves car ce sont eux qui distribuent les bons et les mauvais points. Pour l’instant. 


Nicolas Framont


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