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L’été a été riche en actualités alarmantes, illustrant désormais dans notre quotidien et celui des autres ce qui n’était qu’une idée assez abstraite il y a encore dix ans : le réchauffement climatique détraque notre climat et le système capitaliste détruit la nature et ce qu’elle nous offre pour vivre. Le mode de vie qui nous est imposé d’en haut (« tous les jeunes devraient vouloir être milliardaire », selon notre cher président) et les contraintes de la désorganisation néolibérale (temps de transport pour aller travailler, délocalisation et mondialisation des productions, agriculture intensive…) font tous de nous des participants actifs à ce processus d’auto-destruction de notre lieu de vie.

Tous ? Noooon, un petit village d’irréductibles connards collabore et planifie bien plus que les autres à cet état de fait : les bourgeois. Ils sont à la tête ou au service actif du système économique qu’ils ont eu la joie d’étendre à toute la planète : le capitalisme, qui se base sur la subordination du travail à la fructification du capital, qui fait des dirigeants ceux qui possèdent et non ce qui bossent ou qui vivent, qui subordonne toute considération morale, politique ou écologique au nécessaire enrichissement des actionnaires, et qui de fait rend impossible une gestion des ressources et des modes de vie différente. Répartis en strates successives, des 0,001% de très riches aux notables de province, professions libérales et une bonne partie des médiacrates, les bourgeois sont a priori les derniers à pouvoir donner de vertes leçons car ils sont les principaux responsables de ce qui nous arrive.

On parle en effet de gens qui soutiennent et qui votent pour les gouvernements qui appuient avec force la constante dérégulation de l’économie, le retrait des administrations et des entreprises publiques, la réduction des barrières douanières : bref, des gouvernements dont la principale action est de désarmer nos pays face au capitalisme et ses effets écocidaires. Qui a fait élire Bolsonaro au Brésil, qui accompagne avec force les mouvements capitalistiques contribuant aux énormes incendies de l’Amazonie qui affolent à juste titre tout le monde ? Les bourgeois. Qui a soutenu médiatiquement ou financièrement Macron en France ? Les bourgeois. Tout Paris, la capitale de la bourgeoisie plus que de la France, a voté et porté Macron aux nues.

Or, ces gens sont confrontés comme nous tous à l’avalanche d’informations, analyses et faits bruts qui illustrent l’extrême incompatibilité entre une économie basée entre autres sur la capacité à produire le moins cher possible des choses inutiles et malsaines que des armées de professionnels sont chargés de faire bouffer ou acheter au reste du monde, et l’adaptation raisonné de nos vies à ce nouveau climat et à la préservation de ce qui n’a pas encore cramé, ne s’est pas encore éteint, n’est pas encore radioactif.

Du coup, à en croire les réseaux sociaux et la presse, le bourgeois de 2019 serait profondément écolo. Il n’y a pas une pétition qu’il ne signe pas, il n’y a pas une actualité catastrophique qu’il ne relaie pas en commentant « on en est là » ou « quel monde va-t-on laisser à nos enfants ». C’est possible pour lui de le faire car désormais le Net comme l’édition médiatique ou livresque regorge de théories ou de dogmes qui permettent aux possédants ce miracle moral : pouvoir se sentir vent debout sur les questions écologiques sans remettre en cause le système économique dont il bénéfice et qu’il défend bec et ongle.

Petitsgestime : doctrine individualiste inefficace et inconséquente consistant à mettre en scène sa participation au combat écologique

Premier ensemble théorique, largement documenté et dénoncé dans notre magazine : le petitsgestime. Il s’agit d’une doctrine individualiste qui consiste à dire que si chacun y met du sien dans son coin (et en parle sur ses réseaux sociaux), on peut venir à bout de tous les problèmes – sans nationaliser des entreprises et transformer l’économie. « Je ne fais pas de politique », pense le bourgeois petitsgestiste. Je change mon quotidien, je me change moi, et ainsi, je change le reste du monde.

Cette théorie se heurte évidement à deux gros obstacles : d’abord, son inefficacité patente, comme si on pouvait attendre face à une question énorme et urgente que des milliards de volontés individuelles additionnées puissent faire le taf. Ce serait comme si en 1936 le Front populaire avait appelé les patrons à donner des congés en plus aux salariés, et que certains avaient dit « si chacun s’y met, on peut vraiment améliorer la condition ouvrière en France ! ».

La comparaison tient aussi avec le second obstacle : non, tout le monde n’est pas également responsable face à la catastrophe écologique. « l’Humain » n’est pas le coupable. Allez donc demander au paysan bosniaque qui cultive son petit terrain sans engrais, qui possède un petit téléviseur et qui ne part pas en vacances de « faire des efforts pour sauver la planète ». Les classes bourgeoises de l’ensemble de la planète ont quant à elle un mode de vie dispendieux, avec leurs voyages en avion (l’hiver dans les Alpes, l’été à Mykonos, l’automne à Bali), leurs résidences secondaires et le simple fait qu’elles sont la classe qui dirige et promeut le système capitaliste qui casse tout.

Le bourgeois petitsgestiste ne se donne donc que des « challenges » qui ne l’affecteront qu’à la marge, tout en lui donnant un atout sacrificiel et moral qui servira de nouveau privilège de classe. Pratiquer le zéro déchet mais être cadre dans le marketing, manger bio mais voyager aux quatre coins du monde… Il ne « remettra en question son mode de vie » que durant son temps libre et à la limite ses vacances : aucun article de Slate ou du Huffington Post ne porte sur la nocivité écologique de leur temps de travail, consacré à manager, organiser et développer l’économie capitaliste. C’est bien la preuve que pour le bourgeois, l’écologie petitsgestiste est un loisir de distinction sociale comme un autre.

Pétitionisme : pratique sociale consistant à faire appel au bon cœur de gouvernements corrompus en feignant de croire qu’ils ont en tête « l’Intérêt Général »

La seconde attitude fort répandue est le pétitionisme, ou l’art de faire de grands sermons et de grandes déclarations, adressés aux gouvernements, en faisant semblant de croire que ça fonctionnera, pour pouvoir se dire qu’on a fait quelque chose et qu’on est du bon coté de la morale. «Affaire du siècle », tribune enflammée, appels aux gouvernements du G20 ou G7… Les acteurs, philosophes ou autres « figures de la société civile » en raffolent.

Pour signer ce genre d’adresses solennelles, il faut croire que les députés, présidents et ministres sont des gens qui ont un petit cœur qui bat et qui songent d’abord à l’Intérêt Général. Et qu’en lisant votre texte et surtout en voyant votre joli nom paraphé en bas de ce vibrant manifeste, ils font se dire « alala mais oui Juliette Binoche dit vrai, vite j’appelle Bercy pour mettre fin au CETA et sortir du productivisme ». Il est plus efficace d’aller casser des permanences de députés LREM pour qu’ils se sentent menacés que de faire appel à leur bon cœur, qui bat pour les riches (et pour les riches uniquement). Il faut vraiment être bien à l’aise pour penser qu’il peut en être autrement : seuls les bourgeois croient que les politiques se battent pour l’Intérêt Général, puisqu’il s’agit de leur propre intérêt, et qu’ils ont toujours eu la fâcheuse tendance à confondre les deux.

Encore plus affligeants sont les pétitions et les appels adressés à « l’opinion publique ». Là, il s’agit de dire aux gens « prenez conscience de ce qui nous arrive et agissez ! ». Sans dire comment, et en présupposant qu’on aurait tous le pouvoir, entre nos mains, de changer le cours des choses. Là encore, on parle de bourgeois qui, connaissant personnellement tel député ou tel maire, pensent que tout le monde a le bras aussi long qu’eux. Appeler les peuples à agir alors que la totalité d’entre eux ont vu leur pouvoir confisqué par une petite élite au terme de suffrages censitaires est bête ou cynique. Mais là encore, ça fait du bien à l’égo.

Catastrophisme : ensemble de théories quasi-religieuse décrivant l’épouvante à venir, culpabilisant « l’Homme » plutôt que les puissants et appelant à des solutions fumeuses et conservatrices

Le catastrophisme est la troisième attitude, et certainement la plus branchée du moment : incarnée notamment par les tenants de la « collapsologie », elle consiste en la lecture et le partage de grands textes semi-religieux, parlant d’effondrement, « d’anthropocène » (pratique, encore une fois d’expliquer que tous les hommes sont coupables, y compris les millions qui ne mangent pas à leur faim)… Et appelant à une sorte de résignation collective, mais joyeuse, face à cette catastrophe, et l’adoption d’un nouveau mode de vie plus frugal, au sein de « biorégions ».

Le gros avantage politique de ce genre de théories d’apparence très radicale (ce qui fait leur charme subversif), c’est qu’elles font peu de liens entre le monde réel et le monde qu’elles décrivent : pleines de gros concepts chocs et abstraits (« Humanité », « Planète », « Effondrement », « Civilisation »…) elles ne traitent qu’à la marge du monde capitaliste concret avec ses dominants, ses dominés, ses collabos, ses victimes… On est tous mis dans le même panier de l’effondrement, et en prime on doit s’y résigner (mais « joyeusement » et avec spiritualité). Combattre les politiques néolibérales, les multinationales et les politiques vendus n’est plus au programme.

Et d’ailleurs, si rien n’est fait pour sauver les planètes, c’est parce que nous vivrions tous dans le déni, et que tout cela sera affaire de psychologie sociale et non de la confiscation du pouvoir par une petite minorité qui n’agit que pour s’engraisser. C’est ce qu’ils nous soutiennent dans leur dernière tribune dans « Le Monde », qui appelle à « changer de modèle culturel ». Les tenants de la collapsologie, dont le désormais célèbre Pablo Servigne, y évoquent ces « biorégions » qui correspondent en fait à des changements d’échelles, à la fois « conviviaux » et « complexe », des modes de production. C’est effectivement intéressant et séduisant, mais ça ne parle jamais ô grand jamais des rapports de pouvoir. Ni même de fin du libre-échange, ni de barrière douanière. Le mot capitalisme n’apparaît d’ailleurs pas une seule fois dans la tribune. Et naturellement, aucune piste concrète n’est donnée pour atteindre cet état de fait. Seuls ceux qui en ont la possibilité et les moyens peuvent tenter ce retour à la campagne et à des liens plus locaux.

En s’adressant au lecteur du Monde, les collapsologues ne s’adressent pas à l’électeur, ni au décideur. Ils s’adressent à des gens à qui ça fera du bien d’entendre parler de ce genre d’utopie qui ne touche pas à ses privilèges, et qui peut correspondre à un horizon individuel de vie, pour une super reconversion, au mieux.

Petitsgestime, pétitionisme et catastrophisme sont trois doctrines qui font vendre du papier et qui génèrent du clic. Trois doctrines inoffensives et inefficaces grâce auxquelles les grands bourgeois peuvent dormir sur les deux oreilles, les petits bourgeois se sentir à la pointe du combat sans remettre en cause leur position de classe, tandis que les autres vont continuer d’en chier et de passer pour des indifférents parce qu’eux ne passent pas la journée à se lamenter et à prôner de grands gestes inutiles, pendant que la planète crame.