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Décidément, on n’est pas au bout de nos peines. Déjà que le médiocre Xavier Bertrand se met officiellement en course pour prendre le poste vacant de Premier ministre, voilà qu’un ancien occupant de Matignon commence à s’y déclarer prêt. Nouvelle comédie en 5 actes avec, en premier rôle, l’ancien Premier ministre (et ministre de la répression l’Intérieur) Bernard Cazeneuve.

Piqûre de rappel sur Bernard Cazeneuve

Le parcours de Bernard Cazeneuve, 61 ans, est très banal et traduit une carrière de professionnel de la politique : juriste, diplômé de Sciences Po Bordeaux, il est d’abord encarté au Parti Radical de Gauche puis au PS, puis est élu maire. Il enchaîne ensuite quelques mandats départementaux/régionaux avant d’être élu député, puis il devient, sous Hollande, ministre délégué (aux Affaires européennes puis au Budget), puis est promu ministre de l’Intérieur en 2014, avant de terminer le quinquennat Premier ministre pendant quelques mois.

Prétendument le tenancier d’une gauche « responsable », « de gouvernement », et compagnie, Bernard Cazeneuve n’est qu’un politicien supplémentaire aux idées droitières, s’autoproclamant toujours de gauche pour en donner l’illusion.

Lorsque le quinquennat Hollande a trahi son programme pour adopter une ligne très libérale, Bernard Cazeneuve n’a jamais trouvé rien à redire aux mesures néolibérales qui ont successivement été passées (dont certaines par 49.3), et les a toutes défendues. Ainsi, il n’a pas bronché lorsqu’a été voté le CICE (dispositif de transfert de milliards d’euros par an du contribuable vers les entreprises privées et leurs actionnaires, sans aucun effet notable sur l’emploi et au prix du sacrifice des services publics). Ou encore le pacte budgétaire européen, entériné juste après l’élection de Hollande, et qui comprend le sabotage de la taxe sur les transactions financières, qui faisaient pourtant partie du programme de ce même Hollande. Loin d’avoir de solides convictions, Bernard Cazeneuve, alors ministre du Budget (en remplacement du mythomane Cahuzac) s’est en effet personnellement impliqué pour faire adopter une politique d’austérité, et empêcher la taxe sur les transactions financières.  

Loin d’avoir de solides convictions, Bernard Cazeneuve, alors ministre du Budget (en remplacement du mythomane Cahuzac) s’est en effet personnellement impliqué pour faire adopter une politique d’austérité, et empêcher la taxe sur les transactions financières.  

C’est sous son passage au ministère de l’Intérieur qu’a eu lieu le meurtre de Rémi Fraisse, militant écologiste de 21 ans qui manifestait contre le barrage de Sivens. La responsabilité du ministère de l’Intérieur et de Matignon (Valls) était, selon une enquête du média Reporterre, largement engagée. Mais de toute manière, à en croire les propos de Cazeneuve lui-même, la mort de Rémi Fraisse « n’était pas une bavure ». Allant plus loin dans l’ignominie, il a même déclaré que ce tragique événement lui avait fait gagner “le respect de [s]es hommes”.

Cazeneuve ministre de l’Intérieur, c’est également la loi « permis de tuer », dite loi « sécurité publique », qui permet à la police d’ouvrir le feu sur un automobiliste en cas de refus d’obtempérer lors d’un contrôle routier. Selon une étude menée par trois chercheurs, ce dispositif a surtout multiplié par 5 les tirs policiers mortels visant des véhicules en mouvement. On a eu un triste exemple de cette loi en juin 2023 avec la mort de Nahel, tué de sang-froid par un policier lors d’un contrôle routier. D’ailleurs, on n’a pas beaucoup entendu Cazeneuve réagir là-dessus, ni remettre une seconde sa loi en question.

Par ailleurs, il faut se rappeler que Cazeneuve se montre très peu respectueux des libertés fondamentales lorsqu’il s’agit de manifester (souvent pour se révolter contre une réforme injuste qu’il a lui-même mise en œuvre). Il s’est en effet plusieurs fois prononcé en faveur des interdictions de manifestations, notamment des manifestations pro-palestiniennes. Le bonhomme est même allé plus loin, souhaitant purement et simplement interdire les manifestations contre la très droitière loi Travail, qu’il a ardemment défendue. 

Au niveau des libertés fondamentales en général, le bilan n’est guère plus satisfaisant. Sous son commandement, l’état d’urgence a été excessivement prolongé après les attentats de 2015-2016, avant que beaucoup de ces mesures ne rentrent petit à petit dans le droit commun, comme le rappelle Stéphanie Hennette-Vauchez dans son livre La démocratie en état d’urgence, où elle pointe les limites de ce dispositif et les potentielles conséquences sur l’État de droit. Cette mesure a par la suite été condamnée par les experts de l’ONU, jugeant que celle-ci imposait des « restrictions excessives et disproportionnées sur les libertés fondamentales ». Plus récemment, l’État a été condamné en juin 2019 par le tribunal administratif de Melun pour des assignations à résidence infondées, qui ont été ordonnées pendant son passage à l’Intérieur. Cet article dresse l’exemple criant d’un homme enfermé durant soixante-cinq jours dans sa commune, soupçonné et surveillé en permanence, sur la base d’accusations totalement infondées, symptôme d’un abus flagrant réalisé durant l’état d’urgence. Ayant saisi le tribunal de Melun, il a pu faire condamner l’État – une première – pour préjudice moral.

Toujours durant cette période, Cazeneuve a proposé un amendement permettant aux autorités administratives d’exiger des moteurs de recherche qu’ils déréférencent des sites, sans aucune intervention judiciaire, ce qui constitue une autre atteinte aux libertés fondamentales, en plus d’une grossière instrumentalisation de la notion d’apologie du terrorisme (extrêmement floue et malléable) à des fins politiques. Dix ans plus tard, la notion d’apologie du terrorisme est toujours utilisée à tort et à travers, notamment envers certaines personnalités politiques, convoquées par la police pour dénonciation du massacre de grande ampleur – pour être léger – qui se déroule à Gaza, sous les yeux bienveillants du pouvoir exécutif. Ce contre quoi Cazeneuve ne trouve pas grand chose à dire.

À Matignon, Bernard Cazeneuve avait une façon très particulière de gouverner (en force) : il est et reste à ce jour le Premier ministre ayant eu le plus recours aux ordonnances, si on les rapporte au temps durant lequel il a occupé la fonction.

Après son départ de Matignon, Bernard Cazeneuve rejoint immédiatement un cabinet d’avocats d’affaires et de lobbying, les négociations ayant démarré avant son départ. Selon le journaliste d’investigation Vincent Jauvert, « Jamais un ancien premier ministre n’avait rejoint aussi rapidement le privé » (extrait de son ouvrage Les Voraces). Ce cabinet comprend comme clients quasi exclusivement de grandes entreprises multinationales, comme Nike, Microsoft, Orange… ou encore Volkswagen.

À côté de ces activités, Bernard Cazeneuve a en outre été durant une année le président du Club des juristes, un think tank néolibéral actuellement présidé par Nicole Belloubet. Parmi la liste de ses financeurs, on trouve du beau monde : BlackRock, Vivendi ou encore TotalEnergies.

Les récentes prestations de Bernard Cazeneuve se résument donc à quelques passages télévisuels et à la radio. Dans la presse écrite, il partage son temps entre billets d’humeur dans l’Opinion (journal à orientation de droite libérale pro-patronale), interviews avec des journalistes très complaisants, signature de tribunes avec Edouard Philippe, l’homme qui souhaite décaler le départ à la retraite à 67 ans… Et, bien entendu, signature de tribunes visant à diaboliser la gauche (LFI en tête), notamment cette tribune de la honte, cosignée avec moult personnalités fort peu recommandables, comme Manuels Valls, Monique Canto-Sperber (créatrice d’un récent établissement d’enseignement privé dans lequel on peut trouver parmi les enseignants… Raphaël Enthoven !) ou encore Julien Dray. Dans cette tribune, tout ce beau monde nous explique, en quelques lignes, que le barrage au RN ne peut s’effectuer en votant pour la première force de gauche du pays, à savoir LFI, qu’ils renvoient dos à dos avec l’extrême-droite. La gauche “responsable” a de beaux jours devant elle.

L’incarnation de la gauche de droite qui plaît aux médias

Mais de quoi Bernard Cazeneuve et sa gauche raisonnable de gouvernement sont-ils l’épiphénomène ?

Si l’on s’intéresse à ses passages télévisuels, on remarque que Cazeneuve est l’exemple parfait de l’homme politique « de gauche » dont les grands médias raffolent, à l’instar de Michel Onfray, Paul Melun, Éric Naulleau, Natacha Polony, Manuels Valls (encore lui), etc. Cazeneuve, c’est une « gauche » à l’image modérée et nuancée, au ton calme et poli, sans jamais tomber dans l’excès (sauf, bien entendu, quand il parle de la gauche). A l’instar de bien d’autres personnalités politiques se disant de gauche sans l’être (je pense notamment au cap clair et à l’inversion du rapport de force), cette méthode séduit aisément les milieux médiatiques, affolés par la contestation sociale pour – crime de lèse-majesté – gueuler contre un projet de réforme injuste et inégalitaire ou un massacre de grande ampleur (encore pour être léger).

Ce discours, insupportable pour toute personne de réelle sensibilité de gauche, se nourrit de la bienveillance médiatique latente, trouvant sa source dans la figure naturelle de « vieux sage » sur le retour qu’incarne parfaitement, aux yeux des éditorialistes, Bernard Cazeneuve. Courtois, sur la réserve, jamais une parole plus haute que l’autre, il incarne pour les journalistes qui se succèdent pour l’interviewer la parfaite image de l’homme politique « sage » et « digne ». 

Ravis d’avoir enfin sous la main un homme politique de « gauche » pour légitimer à leurs yeux les critiques, pourtant peu portées sur des arguments de fond, envers la NUPES, puis le NFP (en fait, surtout LFI), les médias, dont l’animosité envers la gauche a été largement documentée une fois de plus par les articles d’Acrimed et le récent livre de Pauline Perrenot, peuvent dormir sur leurs deux oreilles : les critiques d’un Bernard Cazeneuve seront toujours vues comme légitimes et fondées. Venant d’un homme présenté comme étant de gauche, qui pourrait douter de sa sincérité ? Il a tout de même été ministre de l’Intérieur puis Premier ministre !

Ravis d’avoir enfin sous la main un homme politique de « gauche » pour légitimer à leurs yeux les critiques, pourtant peu portées sur des arguments de fond, envers la NUPES, puis le NFP (en fait, surtout LFI), les médias peuvent dormir sur leurs deux oreilles : les critiques d’un Bernard Cazeneuve seront toujours vues comme légitimes et fondées.

Tirant sa légitimité politique des fonctions ministérielles qu’il a occupées et de sa détestation de la gauche « outrancière » (ce qui tient lieu de haute qualité morale dans le débat médiatique), l’ancien Premier ministre est le symptôme d’une propagande médiatique qui oppose et hiérarchise, depuis des années, la gauche « idéaliste, utopique », et la gauche « réaliste ». Cette frontière, régulièrement sécurisée par les éditorialistes, grands défenseurs de la démocratie libérale – et ayant pignon sur rue –, se traduit maintenant par une opposition, très radicale, entre une gauche « digne » et une gauche « extrémiste », « outrancière », voire antisémite et complice du terrorisme à l’occasion.

Rien de bien surprenant, donc, à ce que le journal Macron-compatible Franc-Tireur, via un entretien mené par Caroline Fourest, adore ce genre de personnages. Tant que les gages sont donnés (certainement avec sincérité, d’ailleurs) ; à savoir taper sur la NUPES, puis sur le Nouveau Front Populaire, et en particulier sur LFI, gronder les manifestants, voler au secours de l’autorité de l’État et des institutions complètement dépassées de la Ve république, aucune raison de ne pas tomber en adoration devant cette représentation de la gauche.

Heureusement, beaucoup ne sont pas dupes de la supercherie Cazeneuve (qui appliquera exactement et sans broncher ce que Macron lui dira de faire). Récemment, après avoir critiqué l’alliance de gauche aux législatives en utilisant la figure de Léon Blum, il s’est magistralement fait moucher par l’arrière-petit-fils de Blum.

Même chose dans les universités, où il est très controversé. Après avoir repris les éléments de langage grossiers de la droite et de l’extrême-droite sur l’islamo-gauchisme, plus les bavures policières ayant entraîné la mort de Rémi Fraisse et d’Adama Traoré, sa réélection à la présidence du conseil d’administration de Sciences Po Bordeaux a été très contestée.

Autant de choses que beaucoup de gens ayant une sensibilité de gauche voient très nettement. Contrairement au narratif qui est médiatiquement présenté – un homme “de gauche” calme et posé -, ce qui s’exprime chez Cazeneuve est en réalité une politique brutale et autoritaire, libérale à l’envi et pro-patronale sans sourciller. Cazeneuve, c’est l’homme qui passe son temps à appeler au calme, mais qui n’hésite pas à faciliter le pouvoir de la police d’appuyer sur la détente lors des contrôles routiers. C’est l’homme qui parle en permanence de dialogue et de responsabilité, mais qui souhaite museler les mouvements sociaux (quand il ne les fait pas réprimer) contre les réformes libérales qu’il fait passer (en force) avec son gouvernement, trahissant le programme qui a fait élire son camp.

Conclusion : on va passer notre tour

Voici donc la gauche « de gouvernement » soi-disant incarnée par Bernard Cazeneuve, dans la parfaite continuité de celle de Hollande et celle de Macron. Celle qui se couche sans résistance devant le patronat, celle qui promeut un autoritarisme de plus en plus fort par la répression des mouvements sociaux, celle qui déroule le tapis rouge à l’extrême-droite en tirant à boulets rouges sur la gauche radicale, celle qui permet aux policiers de tirer en cas de refus d’obtempérer.

Certes, les alternatives – Xavier Bertrand, Michel Barnier – placées à sa droite ne seraient en aucun cas plus souhaitables ; au contraire, même, pour certaines d’entre elles. Mais dans un paysage politique se droitisant de plus en plus, l’offre de la gauche centriste n’est en rien un rempart contre l’extrême droite, qui n’a jamais autant progressé que lorsque le pouvoir était entre ses mains. Cazeneuve, c’est la gauche, mais pas trop non plus. Le socialisme, mais pas trop non plus. Le féminisme, mais pas trop. L’antiracisme, mais pas trop non plus. Il ne faudrait surtout pas effrayer les bourgeois. Autrement dit, non merci pour Cazeneuve.


Adrien Pourageaud


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