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“Challengers” est un film de Luca Guadagnino, scénarisé par Justin Kuritzkes, qui met en scène un triangle amoureux sur fond de compétition sportive. Au début des années 2000, Patrick (Josh O’Connor, qui s’est fait connaître dans le très beau God’s own country) et Art (Mike Faist) sont deux jeunes tennismen acharnés dont l’amitié indéfectible ne les empêche pas de s’éprendre tous les deux de la même femme, Tashi (incarnée par la star de la “Gen Z”, Zendaya). 13 ans plus tard, ils se font face à nouveau lors d’un match décisif. Le film entrecroise ce match haletant et l’histoire des relations entre ces trois personnages. 

Il y aurait beaucoup à dire sur les qualités cinématographiques de “Challengers” : la couleur des courts de tennis, la beauté des costumes, l’impressionante charge érotique portée par les trois personnages ou encore l’électrique bande originale composée par Trent Reznor et Atticus Ross. Ces compositeurs avaient réalisé la BO remarquable de “The Social Network”, ce film de David Fincher dans lequel l’incarnation de Mark Zuckerberg parle très vite et se brouille avec son meilleur pote lors de mémorables scènes d’engueulades. Le réalisateur de “Challengers”, Luca Guadagnino, s’était quant à lui fait remarquer pour “Call me by your name” (2017), un film qui donne envie de s’acheter une villa en Italie, d’apprendre à lire le grec ancien à ses amants et de manger des pêches… Mais qui était 100% “bourgeois gaze” et relativement vide. “Challengers” tombe-t-il dans le même travers ? Certainement pas.

Le regard féminin est au coeur de l’affiche du film

Un film qui brise les codes du triangle amoureux

La promo du film, son affiche et les images mises en avant par la production laissent entrevoir un traitement classique du triangle amoureux au cinéma : une femme ultra désirable, deux hommes sympathiques dont l’amitié, certes profonde, ne résiste pas réellement à leur envie de posséder celle qui apparaît le plus souvent – dans ce genre cinématographique – comme une créature mystérieuse et vénéneuse. C’est un peu ce à quoi on assiste dans le classique du cinéma français “Jules et Jim”, réalisé par François Truffaut en 1962 : l’amitié ne résiste pas à la passion amoureuse et la femme, objet de tant de convoitise, hésite et tergiverse, sans que l’on ne comprenne bien pourquoi.

La nudité n’est jamais totalement gratuite dans le film, elle participe de la compréhension des rapports entre les personnages

Le regard masculin (ou “male gaze” en anglais) au cinéma est généralement à l’œuvre quand il s’agit de présenter un triangle amoureux. C’est la beauté de la femme qui est au coeur de l’intrigue et son incapacité à choisir entre les deux hommes (dont on adopte le point de vue) se passe d’explication claire. Ce sont souvent eux qui, en fonction de leurs décisions, vont agir sur la suite de l’intrigue. 

Pour Laura Mulvey, qui est considérée comme l’une des théoricienne du concept de “male gaze”, les films qui ont cette caractéristique font de l’homme le vecteur du regard et de la femme l’image vers lequel se tourne ce regard. “Comme le spectateur s’identifie au protagoniste masculin, il projette son regard sur celui de son semblable, son substitut à l’écran, de sorte que le pouvoir du héros, en ce qu’il contrôle les évènements, coïncide avec le pouvoir actif du regard érotique, les deux offrant la satisfaction du sentiment d’omnipotence. Ainsi, une star masculine de cinéma n’est pas séduisante parce qu’elle est l’objet érotisé du regard, mais parce qu’elle possède les mêmes caractéristiques que l’égo idéalisé, plus parfait, plus complet et plus puissant, construit lors du stade du miroir.” C’est ainsi que Laura Mulvey expliquait, en des termes psychanalytiques, le processus à l’œuvre. 

Une star masculine de cinéma n’est pas séduisante parce qu’elle est l’objet érotisé du regard, mais parce qu’elle possède les mêmes caractéristiques que l’égo idéalisé, plus parfait, plus complet et plus puissant

Laura Mulvey

On pourrait craindre, avec “Challengers”, du “queer baiting” (que l’on pourrait traduire par “appât à queer”), cette tendance contemporaine des séries et films qui consiste à attirer le public homosexuel et “gay friendly” en mettant en scène des situations homoérotiques, sans cohérence réelle avec le scénario (ce dont a été accusé, il y a quelques années, la série “Teen Wolf”, dont les personnages masculins passent leur temps à se battre ou se secourir de façon homoérotique, le t-shirt constamment arraché, sans que cela n’ait la moindre influence sur leurs relations). On peut parler de “queer baiting” lorsque des romances homosexuelles mal écrites et peu crédibles semblent apparaître uniquement pour satisfaire le public progressiste. C’est le cas dans de nombreuses séries Netflix contemporaines, en particulier les “teenage movies”. Mais cela ne semble pas être, ici, le cas : la sexualisation des personnages masculins a un réel intérêt pour montrer un sport tel que le tennis, où la mise en scène des corps a une importance capitale, mais aussi pour comprendre la relation entre les deux hommes et celle qu’ils entretiennent avec la femme.

Quand on te demande pourquoi tu t’intéresses subitement au tennis

Les choses ne se déroulent pas ainsi dans “Challengers” : pour commencer, les trois personnages sont tout autant sexualisés les uns que les autres. Il n’y a globalement pas un seul plan du film où ils ne sont pas désirables. Les deux hommes sont tout autant, voir plus, dénudés à l’écran que le personnage incarnée par Zendaya, et leurs corps ne sont pas montrés comme le sont habituellement les corps masculins, à fortiori sportifs, au cinéma : non seulement leurs pauses sont plus sensuelles que dominantes, mais la caméra filme des parties du corps masculin que l’on a pas forcément l’habitude de voir au cinéma (les fesses de Mike Faist, les jambes de Josh O’Connor, mais aussi leurs nuques, épaules et dos). Ils sont objets de désir, et pas seulement sujets. Par conséquent, ils ne sont pas les seuls acteurs de l’action. Eux aussi subissent les décisions du personnage incarné par Zendaya, qui est d’ailleurs filmée comme une femme de pouvoir (sa démarche assurée, sa capacité à planifier les matchs et les anticiper, son ton affirmatif…). 

L’amitié entre Patrick et Art est chargée de désir et d’admiration mutuelle, ce qui complique le triangle amoureux (ou plutôt le rend entier, et pas uniquement ordonné autour de la femme), mais le regard de Tashi sur eux est d’une grande importance. Le “regard féminin” s’exerce pleinement, dans “Challengers”, sur le corps des hommes. Dans le triangle amoureux, le personnage incarnée par Zendaya n’est pas ni passif ni mystérieux : elle s’implique pleinement dans l’action et ses motifs, parfois contradictoires, n’en demeurent pas moins clairs. Elle n’est pas une créature mystérieuse et insaisissable, comme des décennies de cinéma – notamment français – a pu représenter les femmes.

Les historiens diront qu’ils étaient “bons amis”

La rivalité au service de l’amitié et du désir

Nos trois champions précoces entament des parcours différents, portés par le même désir : gagner et devenir champions. Là encore, on pourrait croire à un traditionnel film de sport, où le talent et l’ambition vont être mis à l’épreuve de la ténacité et des sentiments. Mais dans “Challengers”, pas de scène d’entraînement acharnée sur fond d””Eye of the Tiger”. Pas de monologues interminables sur les valeurs du sport et du travail. Nos trois personnages font du tennis parce que c’est ce qu’ils savent faire le mieux, mais interrogent tous, à leur manière, sa finalité.

Le film brouille également notre attente, en tant que spectateur, sur le déroulé d’un match. D’ordinaire, l’émotion suscitée par la représentation du sport est celle de l’attente de la victoire. On choisit son camp, puis on espère. On souffre avec celui que l’on a choisi, on maudit son rival pour ses coups bas et ses coups de maître. Mais ce n’est pas ce qu’il se produit lorsque l’on regarde “Challengers”. Puisque le film valorise autant – tant esthétiquement que psychologiquement – les deux principaux rivaux, on souhaite en permanence le bien et la réussite de chacun.

La compétition sans la domination, la rivalité sans la volonté d’écrasement : il me semble qu’en mettant fin aux représentations sexistes de la psyché des hommes, “Challengers” contribue à dépoussiérer l’amitié masculine.

Il semble que la vision du sport et de la rivalité portée par le film ne soit pas sous tendue par la violence et la domination. Au contraire, la rivalité mise en scène dans le film ne pourrait-elle pas être une autre modalité du désir et de l’amour ? 

Tashi Duncan (incarnée par Zendaya) est le personnage le plus pragmatique et rationnel du film, à rebours de la représentation courante de la femme “créature mystérieuse”

La compétition sans la domination, la rivalité sans la volonté d’écrasement : il me semble qu’en mettant fin aux représentations sexistes de la psyché des hommes, “Challengers” contribue à dépoussiérer l’amitié masculine. Actuellement, ce mode de relation est souvent teinté d’une peur de la proximité (par défiance homophobe), de dénigrement et de rabaissement mutuel (“se charrier”). Dans “Challengers”, même dans le contexte de rivalité sportive, et sans doute grâce à lui, l’amitié prend une tournure profonde et chaleureuse. Dans le même esprit, et alors même que Zendaya est une actrice (et productrice du film) qui incarne de nombreuses valeurs capitalistes de la féminité (tant du point de vue des exigences plastiques qu’elle reflète que de la mise en avant continuelle, tout au long du film et dans sa promo, de grandes marques de mode), son personnage agit en égalité, voire en surplomb, vis-à-vis des hommes, qui sont objet de désir et cible de sa volonté de contrôle. 

Derrière son affiche racoleuse et le placement de produit perpétuel qu’il comporte, “Challengers” s’inscrit dans un mouvement de transformation de la vision traditionnelle du désir, de l’amour et de l’amitié.


Nicolas Framont


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