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Chère Frustration est une rubrique créée pour permettre à nos lectrices et lecteurs de nous adresser des questions, des remarques ou des témoignages sur lesquelles elles ou ils souhaitent une réponse publique de notre part. Aujourd’hui, le comité de rédaction répond à Emmanuel qui nous demande notre opinion sur les ouvrages et l’action politique de l’avocat et intellectuel Juan Branco.
Pour participer à “Chère Frustration”, écrivez-nous à redaction@frustrationmagazine.fr


“Bonjour,

En tant qu’organe de presse qui défend des valeurs que je partage, je souhaiterais connaître votre position concernant la production conceptuelle et d’action de Juan Branco.

Son ouvrage “coup d’état” me semble apporter des réponses aux questions que vous vous posez dans la dernière vidéo que vous avez posté. Néanmoins, je ressens également que ce personnage irrite. Je comprends qu’il dérange mais je ne comprends pas que ses pensées ne puissent pas conduire à une convergence.

Afin de comprendre votre position par rapport à ce combat, j’aimerais savoir si vous prévoyez par exemple de l’inviter pour échanger sur les points d’accord que vous avez avec cet homme qui est plus qu’un penseur isolé.

Au plaisir de vous lire,

Emmanuel”


Bonjour Emmanuel et merci pour votre message,

Ce n’est pas la première fois que l’on nous demande ce que l’on pense des livres de Juan Branco ou que l’on souligne l’apparente proximité entre les positions de Frustration magazine et les siennes. 

C’est compréhensible : Juan Branco a été conseiller juridique de Julian Assange et a publié, en plein milieu du mouvement des gilets jaunes, un livre apportant un point de vue de l’intérieur sur le fonctionnement de la classe bourgeoise, et en particulier le petit clan qui s’est formé autour d’Emmanuel Macron. Dans ce livre à succès, Crépuscule, il montre les petits arrangements entre amis qui ont permis l’ascension rapide d’un Gabriel Attal, personnage pour qui nous avons aussi une très piètre estime. Dans ses ouvrages suivants, Abattre l’ennemi et Coup d’Etat, il encense le mouvement des gilets jaunes, ce qui est un autre point commun avec nous car nous estimons aussi que ce fut le mouvement le plus prometteur de la décennie et qu’il devrait servir de modèle aux luttes sociales futures.

Nous n’estimons pas, comme il le fait, que le parcours des dirigeants actuels soit une anomalie dans la société de classes actuelle. Nous pensons que la classe bourgeoise fonctionne intrinsèquement ainsi : par le réseau, les échanges de bons procédés, la proximité étroite entre pouvoirs politiques, médiatiques et économiques.

Il y a cependant entre nous de profondes divergences et des faits qui nous poussent à nous tenir à distance du personnage et de ses idées : 

  • Nous n’estimons pas, comme il le fait, que le parcours des dirigeants actuels soit une anomalie dans la société de classes actuelle. Nous pensons que la classe bourgeoise fonctionne intrinsèquement ainsi : par le réseau, les échanges de bons procédés, la proximité étroite entre pouvoirs politiques, médiatiques et économiques. Il n’y a pas de système de domination qui puisse être moral et il n’y en a jamais eu : la classe bourgeoise n’est pas corrompue, elle est la corruption, pour reprendre sa formule qu’il n’applique hélas qu’à l’actuelle classe dirigeante. Bien sûr, le monde des macronistes est une expression particulièrement pure de l’entre soi bourgeois et de ses mécanismes médiocres. Mais les classes politiques précédentes ont toutes eu recours à ces procédés.
  • Parce que notre analyse diffère, nous n’adhérons pas non plus au projet de société de Juan Branco. Dans Abattre l’ennemi, il dresse un panorama des grandes réformes à engager pour transformer le pays. Or, elles manquent terriblement de radicalité : on sent que Juan Branco ne veut pas d’une société sans classes, comme nous, ni même d’une démocratie réelle, comme les gilets jaunes, mais d’une “bonne” classe dominante qui aurait à coeur les intérêts de la population, avec des contre-pouvoir renforcés, certes. Dans ce livre, p. 133, il écrit ainsi : “En cette nouvelle ère, les bourgeoisies et notabilités garderont leur rôle, précieuses de par leur expérience du capital et de son organisation. Elles n’en seront pas moins mises au pas dans leur ambition hégémonique, ainsi que dans leur tentation d’accaparement et de consécration symbolique. Nous leur assurerons un rayonnement, mais aussi une respiration et un renouvellement, en leur imposant un taux de conversion de leur capital beaucoup plus important qu’actuellement, pour récompenser le talent et l’ambition de ceux qui, loin d’eux, auront parcouru un chemin valant estime et respect” 

“Les bourgeoisies et notabilités garderont leur rôle, précieuses de par leur expérience du capital et de son organisation (…) Nous leur assurerons un rayonnement, mais aussi une respiration et un renouvellement”

Juan Branco, Abattre l’ennemi (2021), p. 133

Ce n’est rien d’autre que le mythe de la mise en place d’une “égalité des chances” qui est porté depuis longtemps par les défenseurs de la bourgeoisie, à commencer par Macron, pour faire croire qu’ils ont une volonté de renouveler leur classe… pour mieux la légitimer. C’est ce qu’avait fait l’ancien charismatique directeur de Sciences Po Paris, Richard Descoing, dont Juan Branco était un proche, en accueillant chaque année un petit quota d’étudiants issus d’établissements de quartiers populaires, un dispositif qui est depuis largement contourné et a seulement contribué à ravaler la façade de cette école élitiste et bourgeoise : la proportion d’enfants d’ouvriers a très peu progressé (de 6 à 8% en 20 ans) et celle des enfants de cadres et professions intellectuelles supérieures est restée aussi élevée (près des 2 tiers des étudiants). 

  • Coup d’Etat est quant à lui un livre intéressant par son angle – imaginer un renversement du pouvoir par une action insurrectionnelle. Mais ce qu’il contient s’avère très décevant et traduit une fois encore le désir de remplacer la classe dominante par une autre, et non de mettre fin aux mécanismes de domination actuelle. Le livre se concentre sur les sources du pouvoir politique et néglige totalement le pouvoir économique. On sent que Branco se désintéresse de l’accumulation capitaliste et semble aveugle à l’idée que c’est d’abord par l’exploitation du travail que la bourgeoisie s’enrichit et se reproduit dans le temps et dans l’espace. Juan Branco voit et dénonce des “conflits d’intérêts” en passant à côté du fait que c’est la nature même de l’Etat dans une société capitaliste que de servir avec zèle le capital, et pas une simple exception macroniste. Comme beaucoup de gens de sa classe qui n’ont pas connu la pénibilité du travail salarié, il fait totalement l’impasse sur cette problématique, contrairement à nous pour qui elle est centrale.

Branco se désintéresse de l’accumulation capitaliste et semble aveugle à l’idée que c’est d’abord par l’exploitation du travail que la bourgeoisie s’enrichit et se reproduit dans le temps et dans l’espace. Juan Branco voit et dénonce des “conflits d’intérêts” en passant à côté du fait que c’est la nature même de l’Etat dans une société capitaliste que de servir avec zèle le capital

  • Le programme très détaillé que contient Abattre l’ennemi (au chapitre VII, “Gouverner”, consultable en ligne ici) ne remet d’ailleurs pas en cause les hiérarchies au travail, l’actionnariat et la division entre le capital et le travail. Tout au plus mentionne-t-il la nécessité d’aider les entreprises coopératives à se développer et de faciliter la récupération par les salariés des entreprises qui ferment, ce qui est la position… du PS. Or, sans reprise en main du pouvoir économique, ce n’est qu’une question de mois avant que la bourgeoisie ne reprenne en main l’Etat dont une insurrection l’aura, durant quelques mois, privé. Dans Abattre l’ennemi, son ouvrage le plus programmatique, il n’utilise le mot “capitalisme” que 4 fois. Et, p. 131 il précise des intentions politiques qui étaient à peu près celles de François Hollande en 2012 : “il n’est nullement question de promettre un grand soir là où les capitaux se trouvent disséminés et où le niveau de vie moyen – une fois les atroces distorsions produites par le capitalisme financier corrigées – est en puissance suffisant pour permettre à chacun l’accès à la dignité.” Cette marotte du “capitalisme financier” dont les “atroces distorsions” nous empêcheraient “l’accès à la dignité” est un poncif du discours politique dominant, qui fait comme si le capitalisme en lui-même (financier ou pas, c’est le même système) n’avait pas par essence pour mécanisme principal que de chercher à diminuer les salaires pour augmenter les profits : c’est ce qu’il se passe actuellement : Ce n’est pas à cause de la spéculation boursière que nous nous appauvrissons, c’est parce que le patronat, petit, moyen et grand, sous-paye les salariés dont le pouvoir de résistance a été affaibli par de multiples mécanismes que nous documentons à longueur d’article mais que Branco n’aborde même pas. Il n’est pas moins utopique de proposer de “corriger” le capitalisme, de remplacer la bourgeoisie macroniste par une bourgeoisie paternaliste et morale, dans le contexte et l’état des rapports de forces actuels que de promettre un “grand soir” (que par ailleurs il propose à travers sa proposition de “coup d’Etat”). 
  • Coup d’État traduit par ailleurs une véritable méconnaissance du fonctionnement du pays et de ses forces sociales. Ce qui peut s’expliquer par une certaine déconnexion avec la population, ce en quoi Branco ressemble bien trop à son milieu social. Par exemple, Branco affirme p.138 qu’en “province”, “les chasseurs disposent d’un arsenal qu’il peut être intéressant de mobiliser”. C’est ignorer que les chasseurs sont non seulement un électorat acquis à Macron et à la droite, mais aussi qu’ils sont souvent urbains et aisés. Dans le livre, on trouve aussi des préconisations qui peuvent conduire à des bains de sang pour les manifestants (p. 170 : “La CIA, dont les bureaux sont situés boulevard Haussmann, sera immédiatement saccagée”, p. 168 : “L’Elysée, défendu par à peine 300 militaires”), qui manquent cruellement de réalisme et se concentrent sur quelques lieux de pouvoir emblématiques à Paris. Enfin, le texte est troublant car il est écrit à la deuxième personne du pluriel, à la forme impérative – “vous ferez ceci”, “vous irez ensuite là”, “vous affronterez ça” – on se demande donc qui Branco charge-t-il de ces tâches particulièrement ardues et mortelles.

Sans reprise en main du pouvoir économique, ce n’est qu’une question de mois avant que la bourgeoisie ne reprenne en main l’Etat dont une insurrection l’aura, durant quelques mois, privé.

Le personnage, maintenant : Juan Branco est un membre de la bourgeoisie qui a eu le même parcours que ceux qu’il critique (École Alsacienne, Sciences po), ce qui donne une force de réalisme à son propos. Il a développé un important “storytelling” (ou récit raconté) autour de son parcours : Il se décrit en effet comme ayant rompu avec sa classe d’origine. Pourtant, il est toujours avocat et vit toujours dans les beaux quartiers de Paris. Plus grave : il est accusé de viol par une femme et d’aggressions sexuelles et d’envois d’images pornographiques non consentis par plusieurs autres. Nous connaissons certaines victimes personnellement et ce sont des informations fournies par Mediapart dans cet article. Comme tous les hommes de la bourgeoisie accusés de violences sexuelles, il se défend en criant au complot. Nous ne pouvons ignorer de telles accusations, nous estimons que les hommes accusés de violences envers  les femmes ne doivent pas bénéficier de complaisance du fait de leur qualités supposées, qu’elles soient artistiques ou politiques, et c’est la raison pour laquelle, en plus de nos divergences politiques réelles, nous ne souhaitons pas nous associer à Juan Branco.

Se comporter de façon violente et dominatrice n’est pas un détail dans un parcours politique : cela dit beaucoup d’un certain rapport au pouvoir entre personnes mais surtout vis-à-vis des femmes. On ne peut pas faire reposer ses espoirs de changement social  sur quelqu’un qui aurait des agissements sexistes. Le programme détaillé dans Abattre l’ennemi ne comporte pas de mesures visant à mettre fin aux féminicides ou aux inégalités de genre, hormis des classes et des internats réservés aux femmes pour les pousser à intégrer des formations d’excellence. 

Il est accusé de viol par une femme et d’aggressions sexuelles et d’envois d’images pornographiques non consentis par plusieurs autres.

Pour toutes ces raisons, nous nous sentons éloignés des positions de Juan Branco et il ne fait pas partie des personnes dont nous avons envie de relayer la parole : il nous semble que dans la population, la majorité des gens avaient conscience des mécanismes de corruption de classe décrit par Branco bien avant que lui-même se déniaise sur son propre milieu social. Mais les lectrices et lecteurs de Crépuscule se sont sentis légitimés par son point de vue de l’intérieur et c’est une bonne chose. 

Nous pensons fondamentalement que les classes laborieuses n’ont pas besoin d’un guide bourgeois de plus : la force et la compréhension du monde sont en nous, utilisons-les.


Crédit photo : Yale University, Public domain, via Wikimedia Commons

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