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Depuis la deuxième moitié du XXème siècle la classe ouvrière a changé.

Les Etats-Unis et l’Europe du nord ont fait appel aux travailleuses et travailleurs des anciennes colonies – ce qui explique « la racisation » partielle de la classe ouvrière dans notre pays (le fait que non, elle ne soit pas que blanche et masculine), et ce qui rend totalement débile le discours autour « de la gauche qui aurait remplacé la classe ouvrière par les minorités ».

Le chômage s’est également massivement développé. À ce propos Harry Braverman rappelle qu’ « avec le capitalisme, le chômage n’est pas une aberration, mais un élément nécessaire du mécanisme de travail du mode de production capitaliste ». C’est en effet lui qui permet de maintenir les salaires bas, de domestiquer les travailleuses et les travailleurs, et d’avoir une réserve de main d’œuvre selon les besoins des capitalistes. Cela a d’ailleurs été très clairement explicité dans une vidéo qui a largement tourné où l’on voit le multimillionnaire australien, patron d’une société d’immobilier de luxe, Tim Gurner, déclarer qu’il souhaite que le chômage bondisse pour « écraser l’arrogance des employés ».

Pour Marx, les chômeurs représentent ce qu’il appelait une « armée de réserve », des travailleurs privés de travail et mobilisables selon le bon vouloir des capitalistes.

Il en distinguait trois types :

– « l’armée de réserve flottante » : les travailleurs des centres urbains qui bossent un temps puis se font virer, avant de finir par retrouver du boulot.

– « l’armée de réserve latente » : celle qu’on retrouve dans les régions agricoles. Aujourd’hui il s’agit typiquement de personnes issues des anciennes colonies ou des pays sous domination néo-coloniale. « Les pays capitalistes tentent de réglementer l’absorption et le refus de cette main-d’œuvre, selon les besoins de l’accumulation ». En ce moment les capitalistes réclament de la main d’oeuvre à exploiter pour des travaux ultra pénibles, c’est pourquoi « la gauche » (Roussel et les écologistes), ainsi que les macronistes, proposent de régulariser des sans-papiers, mais uniquement dans les secteurs où cela est utile au capital

– « l’armée de réserve stagnante » : il s’agit de celles et ceux qui sont vraiment privés d’emplois, qui ne travaillent que rarement et sont plongés dans la pauvreté.

“Avec le capitalisme, le chômage n’est pas une aberration, mais un élément nécessaire du mécanisme de travail du mode de production capitaliste

Harry Braverman – Travail et capitalisme monopoliste (1976)

On a également vu l’apparition de « couches moyennes » salariées. On a d’un côté les salariés exploités, de l’autre les cadres de direction, mais aussi, entre les deux, des « catégories intermédiaires présentant à divers degrés d’un côté des traits propres aux ouvriers, de l’autre des traits propres aux cadres de direction ». Si celles-ci échangent comme les autres salariés leur force de travail contre de l’argent, elles peuvent aussi être attachées aux « intérêts des chefs d’entreprises » avec de maigres parts variables, fonctions des succès de l’entreprise. Ces travailleuses et travailleurs rejoignent un peu la notion de sous-bourgeoisie développée par Nicolas Framont et Frustration Magazine : pas complètement des capitalistes mais dont les intérêts peuvent être liés au capital. La notion de classe permet ce genre de subtilités car elle n’est jamais une chose fixe, mais plutôt un processus et un rapport social.

Autre changement, « le processus de travail productif est devenu un processus collectif », c’est-à-dire qu’on ne peut plus dire que le travailleur est productif pris tout seul, mais seulement en tant qu’il fait partie d’un processus dans lequel interviennent de nombreux autres travailleurs.

Même chose dans le travail qui n’est pas directement productif (organisation, commercial, administration…) où ces emplois, qu’on pouvait considérer comme privilégiés car partageant parfois une partie des bénéfices « sont devenus de simples rouages dans l’ensemble de la machine destinée à multiplier le capital » en raison de la division du travail dans les bureaux. Cela incite donc à ne pas opposer ces groupes de travailleurs dont les caractéristiques ne font que se rapprocher.

En ce moment les capitalistes réclament de la main d’oeuvre à exploiter pour des travaux ultra pénibles, c’est pourquoi « la gauche » (Roussel et les écologistes), ainsi que les macronistes, proposent de régulariser des sans-papiers, mais uniquement dans les secteurs où cela est utile au capital

Harry Braverman casse enfin l’idée commune d’une élévation du niveau de qualification. Au contraire cette qualification a tendance à baisser : les travailleurs ont moins de contrôle sur le processus de travail à la fois parce que celui ci est davantage contrôlé par les chefs d’entreprise et les ingénieurs et à la fois parce que la science y est beaucoup plus incorporée ce qui rend difficile la compréhension et le contrôle des machines par ceux-là. Bien sûr la scolarisation, l’alphabétisation, etc. ont augmenté, mais Braverman y voit surtout un ensemble d’institutions ayant vocation à adapter à la « vie sociale urbaine », en remplacement de « la socialisation par la terre, la famille, la communauté et l’Eglise qui était le fait d’une société essentiellement rurale ».

Pour les gouvernements, mettre les jeunes à l’école longtemps a aussi pour intérêt de maintenir les statistiques officielles du chômage dans des limites raisonnables : « ces écoles sont devenues d’immenses organisations de gardiennage d’adolescents ». C’est ce qui explique cette double tendance en apparence contradictoire de l’extension de la durée de l’école (même si dans la période la plus récente on trouve également une volonté de mettre des jeunes au boulot très tôt avec l’apprentissage) combinée à sa détérioration : « servant à combler un vide, les écoles sont elles-mêmes devenues ce vide ». D’ailleurs tout le monde se rend compte, les chefs d’entreprise et les pédagogues eux-mêmes, que ce que l’on y apprend n’a pas trop de lien avec les pratiques professionnelles futures. On voit d’ailleurs souvent ces employeurs exiger à la fois un niveau d’éducation très élevé, des tas de diplômes, tout en affirmant qu’ils ne servent à rien… cette injonction paradoxale est une source d’insatisfaction croissante chez les travailleuses et travailleurs les plus diplômés, qui ont étudié longuement pour, au final, faire des jobs inintéressants. C’est que l’école et les études ont ce rôle de préservation de l’ordre social.

Originellement la qualification, pour un ouvrier, c’est « la maîtrise d’un métier c’est-à-dire à la fois la connaissance des matériaux et des processus et la pratique manuelle accompagnée de la dextérité nécessaire pour mener à bien le travail ».  Cette définition de la qualification a été détruite du fait du morcellement des qualifications et de la transformation de la production en un processus collectif : la qualification ne désigne alors qu’une « dextérité spécialisée, une tâche limitée et répétitive, la « vitesse » comme qualification »… Ainsi loin d’une amélioration et d’un enrichissement du travail par la qualification on assiste au contraire à une scolarité toujours plus longue qui débouche sur des taches de plus en plus « simples », vides de sens et inintéressantes.

Ces écoles sont devenues d’immenses organisations de gardiennage d’adolescents (…) servant à combler un vide, les écoles sont elles-mêmes devenues ce vide

Harry Braverman – Travail et capitalisme monopoliste (1976)

Travail et capitalisme monopoliste d’Harry Braverman est une lecture extrêmement puissante et éclairante pour comprendre notre condition de travailleuse et de travailleur. Dans la société capitaliste, le travail est organisé pour servir les intérêts du capital. Cela signifie que le surplus créé par les travailleurs sert à l’enrichissement des entreprises tandis que nous, nous ne tirons de notre travail que notre salaire. C’est ce qui produit « l’aliénation » : le produit de notre travail est transféré à d’autres. Cette situation crée évidemment un sentiment d’indifférence vis-à-vis du processus de production, voire même carrément d’hostilité. C’est pourquoi les capitalistes ont mis en place des méthodes de contrôle et d’organisation absolument extraordinaires. Cette aliénation n’est pas nouvelle mais sa généralisation est récente. Elle s’est accrue au XXème siècle quand il s’est agi, partout, de désintégrer le travail en tâches simples, notamment pour réduire le coût de la force de travail. La technologie a été utilisée pour renforcer cette tendance mais c’est bien l’organisation du travail qui est la cause de l’asservissement des travailleurs par les machines.

La tâche est donc lourde à accomplir : récupérer l’outil de production mais aussi transformer le travail lui-même.


capitalisme science

Harry Braverman, Travail et capitalisme monopoliste (1976, réédition 2023), Editions Sociales, coll. Les essentielles, 416 pages

Dernier article d’une série de cinq sur l’analyse d’Harry Braverman, celui-ci consacré aux évolutions de la classe ouvrière depuis la deuxième moitié du XXème siècle. 

Alors que la technologie transforme en profondeur nos manières de travailler, que la souffrance au travail s’étend et détruit chaque jour des masses de plus en plus nombreuses, que les interrogations sur le sens des boulots que nous occupons deviennent de plus en plus obsédantes – car nous comprenons souvent qu’ils n’en ont pas (les fameux « bullshit jobs »), se plonger dans le travail d’Harry Braverman peut être éclairant. Harry Braverman n’est pas un intellectuel distant et déconnecté typique, un énième sociologue du travail n’ayant jamais exercé les boulots dont il parle, mais un ancien ouvrier de l’industrie : chaudronnier sur les chantiers de construction navales, puis ouvrier dans les ateliers de réparation des chemins de fer, les ateliers de métallurgie et les usines de fabrications de plaques d’acier… Partant de cette base et d’un très gros travail théorique et analytique, il a étudié, dans Travail et capitalisme monopoliste publié la première fois en 1976 et réédité par Les Editions Sociales cette année, la forme particulière dont le travail est organisé dans le capitalisme, pour nous exploiter au max. Ce livre nous donne l’occasion de réfléchir en profondeur à notre rapport au travail, en tant que société mais aussi en tant qu’individu, et à ses évolutions récentes.


Rob Grams

Photo d’illustration par Ümit Yıldırım sur Unsplash


Retrouvez les quatre autres articles de la série consacrée à Harry Braverman :

EPISODE 1

EPISODE 2

EPISODE 3

EPISODE 4


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