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À Frustration une grande partie des concepts, du vocabulaire, de l’analyse que nous faisons du quotidien et de l’actualité, comme “le capitalisme”, “la lutte des classes”, “la bourgeoisie”, “l’exploitation”… proviennent de la pensée de Karl Marx, penseur allemand du XIXe siècle qui a décrypté avec une grande finesse le fonctionnement du système dans lequel nous vivons toujours. Nous ne passons pas nos articles à le citer car notre objectif premier est l’accessibilité à tous publics du travail critique que nous pratiquons, mais il nous semble important de permettre à chacun de s’approprier et d’utiliser aussi bien les principaux concepts et grilles de lectures conçues par Marx. Et ça tombe bien car les Editions Sociales (ré)éditent un ouvrage d’Isabelle Garo, philosophe française, intitulé Marx, une critique de la philosophie qui retrace de larges pans du travail de Karl Marx au cours de sa vie. 

Sommaire :

C’est quoi le matérialisme ? 

Un des premiers éléments importants du marxisme est qu’elle est une pensée “matérialiste”. Ici le matérialisme ne désigne pas le sens qu’il a parfois dans nos discussions courantes (le fait d’aimer consommer, d’acheter des objets et de leur donner trop d’importance) mais une manière de comprendre et d’appréhender le monde et l’histoire. 

Ainsi comme l’explique Isabelle Garo “le matérialisme fait de la matière et des relations pratiques entre les hommes la base explicative de toute réalité, y compris des idées”. En cela il s’oppose à “l’idéalisme”, qui “désigne l’ensemble des théories qui posent le primat de la pensée et de l’idée sur la matière et la pratique.” Vous le remarquerez sans doute, la plupart des idées “de droite” ou de la bourgeoisie, sont souvent des grandes idées abstraites, qui seraient vraies, peu importe le contexte ou le moment historique donné (“de tous temps…”, “c’est la nature humaine”…)  

L’idée, n’est rien d’autre que le matériel transposé et traduit dans la tête de l’homme

Karl marx, Le capital (1867)

Autrement dit, pour le matérialisme ce sont des conditions matérielles qui déterminent l’état du monde et pas les idées. Par exemple, si le capitalisme domine, ce n’est pas parce que les “idées capitalistes” ont gagné mais parce qu’une classe de possédants a gagné (du moins pour le moment). Comme le résume la philosophe  “les idées ne semblent mener le monde que parce qu’elles sont l’expression idéalisée des rapports de domination qui le structurent effectivement”. Marx le dit aussi à sa façon dans Le Capital : l’idée, n’est rien d’autre que le matériel transposé et traduit dans la tête de l’homme”. 

Lorsque l’on analyse un système il faut donc distinguer sa “base” qui désigne “les conditions de production économiques propres à chaque époque” de sa “superstructure” qui “consiste dans les formes de conscience sociale nécessaires à l’organisation et à la reproduction” de cette base, c’est-à-dire “droit et politique en premier lieu, religion, morale, art, philosophie, c’est-à-dire l’idéologie, ensuite” (Isabelle Garo). 

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L’idéologie dominante

Si cette distinction est importante c’est parce qu’elle permet de comprendre comment se forge “l’idéologie dominante”, comment des idées parfois fausses ont l’apparence d’une vérité et sont largement acceptées. 

Ainsi dans son ouvrage L’Idéologie Allemande (1845-1846), Karl Marx l’explique :  “Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle ». En système capitaliste, la “puissance matérielle dominante” c’est la bourgeoisie. Pour comprendre l’idéologie dominante, qui est donc une idéologie bourgeoise, il ne s’agit donc pas juste de s’intéresser à son exactitude ou non, mais de comprendre comment celle-ci s’est formée, quelle est son origine sociale, quelle est sa fonction, comment celle-ci est reçue. Comme le dit Isabelle Garo “penser l’idéologie dominante c’est aider à la combattre”.

Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes

Karl Marx, L’idéologie allemande (1845-1846)

Karl Marx s’est donc tout particulièrement interessé à la “science économique” de l’époque capitaliste pour en déterminer sa fonction. En effet, la science économique a répondu à deux besoins du capitalisme, celui d’une “connaissance fiable de ses propres lois de fonctionnement”, mais aussi (et surtout) celui d’une “défense et illustration théoriques de sa légitimité historique”. Évidemment cette deuxième fonction biaise la justesse scientifique du projet initial : pour justifier le système capitaliste, le pan bourgeois de la science économique sous-estime certaines contradictions fondamentales de ce dernier et fait preuve d’aveuglement. 

Bien sûr, Karl Marx sait qu’il existe à une même époque plusieurs idéologies qui se font concurrence. Il explique ainsi l’émergence de conceptions critiques, comme la sienne, par les conflits d’intérêts réels qui se produisent dans la société et qui se traduisent ensuite en conflits d’idées. Mais comme le dit l’autrice “les luttes théoriques ne sont en aucun cas déterminantes par elles-mêmes” bien que la lutte idéologique soit une “tâche politique importante”. Elle est importante car le fonctionnement du capitalisme n’est pas si aisé à comprendre et parce qu’une partie des idéologues pourraient aussi vouloir s’émanciper.
Cette réflexion sera notamment prolongée par le penseur communiste italien Antonio Gramsci

Mais d’ailleurs cette distinction entre théorie et pratique est elle-même en partie un produit de l’époque, elle n’est “au fond que le résultat de la création d’une fonction spécifique, celle de penseur, chargé, même si c’est à son insu, de rendre raison, de justifier ou d’idéaliser l’ordre social existant”, ordre caractérisé par une forme d’organisation de la production et la domination d’une classe sur une autre. Ainsi la mise en équivalence et la comparaison entre “production intellectuelle” et matérielle est elle-même un trait caractéristique du capitalisme qui conduit les théoriciens “à vouloir à toute force justifier leur existence par leur utilité et à revendiquer le caractère productif de leur activité”. Comme le note Isabelle Garo, “à l’époque de son triomphe, la bourgeoisie salarie jusqu’à ses penseurs et, comble d’ironie, les charge de justifier eux-mêmes leur propre nécessité sociale”. 

Le bourgeois cultivé et son porte-parole sont l’un et l’autre tellement stupides qu’ils mesurent l’effet de toute activité à son effet sur le porte-monnaie

Karl Marx, Théories de la plus-value (1862-1863)


Dans Théories de la Plus-value (1862-1863), Karl Marx revient de manière acerbe sur cette vision capitaliste du travail intellectuel : « Tous ces gens sont à tel point obsédés par leurs idées fixes bourgeoises qu’ils croiraient offenser Aristote ou Jules César en les appelant « travailleurs improductifs ». Ces derniers auraient déjà considéré le titre de « travailleur » comme une offense. (…) Le bourgeois cultivé et son porte-parole sont l’un et l’autre tellement stupides qu’ils mesurent l’effet de toute activité à son effet sur le porte-monnaie. (…) Il est caractéristique que tous les économistes « improductifs » qui ne produisent rien qui vaille dans leur spécialité s’élèvent contre cette distinction entre travail productif et travail improductif. Mais vis-vis du bourgeois, c’est une preuve de servilité que de représenter d’une part toutes les fonctions comme étant au service de la production de richesse pour lui; et d’autre part de dire que le monde bourgeois est le meilleur des mondes possibles, que tout y est utile et que le bourgeois est lui même assez cultivé pour le comprendre ».

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Le capitalisme n’est pas un état de nature mais le fruit d’une histoire 

Une des premières idées fausses qui appartient à l’idéologie dominante capitaliste, est que le capitalisme correspondrait à une sorte “d’état de nature”, que celui-ci ne serait pas le produit d’une histoire avec un début, une origine et probablement une fin, que presque, il aurait toujours existé. On entend souvent, autour de soi que “de toute façon l’homme est un loup pour l’homme”, que “l’argent dirige toujours tout” etc.

Une des tâches de Marx aura été donc de distinguer différents modes de production : asiatique, antique, féodal, bourgeois moderne, communiste… Il décrira par exemple le passage du féodalisme, un mode de production pré-capitaliste, à l’époque moderne par une dissolution des liens communautaires ancestraux et une montée de l’intérêt privé. 

Pour Marx l'histoire est affaire de luttes de classes

Le système de production féodal était basé sur des relations de vassalité et de servage, où les seigneurs féodaux détenaient la terre et contrôlaient les travailleurs paysans en échange de protection et de sécurité. Sur cette lettre illustrée (“lettrine historiée” ) du XIIIe siècle on voit les trois classes principales au Moyen-Âge : ceux qui prient (le clergé), ceux qui combattent (les chevaliers / la noblesse) et ceux qui travaillent (les paysans).

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Qu’est-ce que le capitalisme ?

Plus que de décrire à quoi ressemblerait “le communisme” (auquel Karl Marx est souvent ramené), la tâche essentielle du penseur allemand, celle qui lui aura pris l’essentiel de sa vie, aura été d’analyser, de décortiquer, de dévoiler le fonctionnement réel du capitalisme. 
C’est notamment ce à quoi il s’est attelé dans son ouvrage majeur Le Capital. Une tâche pas facile si l’on en croit ce qu’il écrit à son fidèle ami et partenaire intellectuel Engels en 1851 : “je suis si avancé que dans 5 semaines j’en aurais terminé avec cette merde d’économie (…) ça commence à m’ennuyer”. 

Mais alors qu’est-ce que le capitalisme ? Il s’agit d’un mode de production, caractérisé selon lui, et comme le résume Isabelle Garo “par la propriété privée des moyens de production, une division poussée du travail”, “la recherche effrénée de profit” et “la division de la société en classes antagonistes”. 
Or ce profit, et c’est le secret bien gardé du capitalisme que Marx s’est attelé à révéler, provient du “surtravail”. Isabelle Garo toujours : “le surtravail est l’utilisation de la force de travail par le capitaliste au-delà de la durée nécessaire à la reproduction par l’ouvrier de cette même force de travail. Le surtravail produit un excédent approprié par le capitaliste et transformé en survaleur : il est donc du travail gratuit.”
Concrètement (et schématiquement) prenons un salarié qui serait payé 12 euros de l’heure, et qui travaillerait 8 heures par jour. Si son travail rapporte à l’employeur 250 euros par jour, seulement 3 heures de travail sont nécessaires pour que le salarié crée la valeur qui lui revient. La valeur créée lors des 5 heures qui restent est accaparée par l’entreprise – c’est ce que désigne le “surtravail”, par lequel naît ensuite le profit – or cette réalité est dissimulée au travailleur. 

Pour Marx le capitalisme repose sur l'exploitation du surtravail

Une autre caractéristique essentielle du capitalisme est la place centrale qu’occupe la marchandise, c’est-à-dire une chose échangeable à laquelle on attribue une valeur. Si la marchandise préexistait au capitalisme, ce qui est singulier au sein de celui-ci est que la logique marchande “tend à envahir l’ensemble de la vie collective”. C’est notamment le cas de la force de travail, qui devient elle-même une marchandise (le fameux “marché du travail”).
La valeur d’une marchandise a plusieurs dimensions : sa valeur d’usage, “le caractère utile d’une chose” (Le Capital), ce à quoi sert réellement la chose, sa valeur d’échange, c’est-à-dire dans quelle proportion celle-ci peut s’échanger, et, plus dissimulée, la valeur qui provient du temps de travail qui a été nécessaire pour la produire.
Lorsqu’une chose devient une marchandise, des choses qui n’ont aucun rapport entre elles sont mises en équivalence et semblent avoir des rapports quantitatifs entre elles. C’est pourquoi dans ses Manuscrits de 1844, Karl Marx écrit : “L’argent confond et échange toutes choses, il est la confusion et la permutation universelles de toutes choses : c’est le monde à l’envers, la confusion et la permutation de toutes les propriétés naturelles et humaines”. 

Pour Marx le capitalisme est le fétichisme de la marchandise

Le capitalisme consacre le règne de la marchandise. Photo de Egor Litvinov sur Unsplash

Cette logique marchande a donc des effets dans le réel : comme le note Isabelle Garo “le primat de la propriété privée sur le développement humain, le retournement des moyens en fins et la substitution de la richesse abstraite à la richesse humaine véritable”. 
Autrement dit, la production devient première par rapport à la satisfaction des besoins. On ne produit et on ne travaille pas pour satisfaire des besoins, on crée des besoins pour produire et exploiter du travail. 

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Le capitalisme est irrationnel 

C’est, entre autres, ce qui fait son irrationalité fondamentale. Le capitalisme apparaît pour rationnel, ce qu’il est en partie, “parce qu’il fait intervenir la science pour perfectionner le processus de production” – on le voit avec des machines de plus en plus sophistiquées, une “science du management” qui fait parfois gagner en “efficacité” etc, mais il est aussi parfaitement irrationnel en ce que “cette utilisation locale du savoir se combine à un système de croyances aberrantes et à une absence de régulation au niveau global”. 
Cette contradiction essentielle du capitalisme apparaît dans toute son aberration avec la crise écologique : dans le capitalisme la science est à la fois partout et en même temps niée partout. 

En effet, en régime capitaliste, la connaissance est soumise aux “seules finalités capitalistes”, elle ne devient que “technologie de la production”, ce qui aboutit à “un mode de production qui ne domine que partiellement et localement les forces qu’il engendre”. C’est ce qui explique que l’intelligence capitaliste soit autant à “courte vue”, elle n’est “qu’une coordination micro-économique” (c’est-à-dire comment maximiser le profit à l’échelle d’une unité de production) et “non pas un savoir collectif, le moyen d’une planification sociale véritable” (Isabelle Garo). 

Pour Karl Marx le capitalisme n'est pas réellement rationnel

Le capitalisme est à la fois le règne de la science et sa négation. Photo de Alexandre Debiève sur Unsplash

C’est ainsi que sont inversés les moyens et les fins. L’organisation de la production ne sert plus les hommes et les femmes, ce sont eux et elles qui deviennent les instruments de cette dernière. Celles et ceux qui en sont exclus, comme les chômeuses et les chômeurs, que Marx nomme “l’armée industrielle de réserve”, sont considérés comme excédentaires et superflus, mais ont l’avantage pour les capitalistes de faire pression à la baisse sur le salaires (les travailleurs et travailleuses étant désormais des choses, des marchandises se faisant concurrence, notamment sur leur prix). 

Comme l’explique Marx dans Le Capital : “L’accumulation de richesses à un pôle signifie donc en même temps à l’autre pôle une accumulation de misère, de torture à la tâche, d’esclavage, d’ignorance de brutalité et de dégradation morale”. 
La notion d’accumulation est d’ailleurs une autre des caractéristiques fondamentales du capitalisme. Pour exister et se reproduire, le capitalisme doit accumuler. Initialement cette accumulation s’est faite sur le pillage colonial et l’expropriation des petits producteurs.
Mais le capital ne doit pas simplement se reproduire, il doit s’accroître et s’étendre toujours plus, c’est-à-dire toujours produire de nouvelles marchandises à mettre en circulation, toujours exploiter davantage de travailleuses et de travailleurs.

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L’aliénation et l’exploitation du travail

Selon Marx, le travail en mode de production capitaliste est à la fois exploité et “aliéné”. Dans le langage courant, on a tendance à dire “untel est exploité” pour qualifier une surcharge de travail, avec peu de reconnaissance. Dans l’exploitation selon Marx, il y a de ça, mais pas que. Tous les salariés le sont puisque l’exploitation consiste pour le capitaliste à extorquer de la valeur en imposant un “surtravail” (le salarié produisant plus de valeur que ce qui lui revient) – ce qui passe par l’allongement de la durée du travail ou par un accroissement de son intensité. 

Le salaire ne vient ainsi pas rémunérer au juste prix la valeur qu’a créé par son travail le salarié mais simplement permettre qu’il ait les moyens de vivre et donc de revenir travailler. Evidemment dans les nations capitalistes riches, le salaire permet davantage que la simple survie et de répondre aux besoins élémentaires, car ce dernier dépend de ce qui est considéré comme acceptable à chaque époque, mais aussi et surtout du “niveau des luttes des classe en cours à l’intérieur de chaque nation”. Le contrat de travail vient dissimuler cette exploitation : le contrat qui indique une durée et un paiement est respecté mais n’indique pas la partie de richesse que s’approprie gratuitement l’actionnaire, il efface ainsi “la distinction entre travail payé et travail non payé”. 

À Frustration nous avons même créé un calculateur de cette exploitation. Vous pouvez essayer avec votre entreprise.

En plus d’être exploité, le travail est aussi aliéné, de par sa nature, parce que par la division du travail, qui est une des caractéristiques du capitalisme, il “arrache à l’homme l’objet de sa production” (Manuscrits de 1844

la division du travail, une caractéristique essentielle du capitalisme pour Marx

La division du travail est centrale dans le fonctionnement capitaliste. Photo de Ant Rozetsky sur Unsplash

Cette division du travail, qui est aussi une répartition des rôles dans la société, brime les possibilités de l’individu. Karl Marx prend l’exemple du talent artistique qui n’est pas un simple don réparti aléatoirement au sein de la société : “la concentration exclusive du talent artistique chez quelques individualités, et corrélativement son étouffement dans la grande masse des gens est une conséquence de la division du travail” (L’Idéologie allemande).

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Reconquérir notre temps

Si le travail pourrait être “désaliéné” dans un autre mode de production, où le travailleur et la travailleuse travailleraient pour eux mêmes plutôt que pour enrichir la bourgeoisie et bénéficieraient de leur propre production, pour Marx ce n’est pas forcément dans le travail que s’épanouit avant toute chose l’être humain. 

Contrairement à ce que racontent nos lamentables “représentants de gauche” façon Fabien Roussel ou Arnaud Montebourg, et comme le rappelle Isabelle Garo, c’est bien dans un “temps libre accru et mieux réparti, que Marx envisage l’épanouissement des facultés de l’individu”. 

Le temps est le champ du développement humain

Karl Marx, Salaires, Prix et Profit (1862)

Le temps est le champ du développement humain” dit-il dans Salaires, Prix et Profit (1862).C’est donc lui qu’il appartient de reconquérir et qui est volé par le capitaliste : “Le capitaliste usurpe le temps libre créé par les travailleurs pour la société” or “pour un individu singulier, la plénitude de son développement, la multiplicité de ses plaisirs et de son activité dépendent de l’économie de temps” (Introduction générale à la critique de l’économie politique, 1857) 

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La lutte des classes

Cette reconquête du travail, du temps, des moyens et des résultats de la production, passe par une “lutte des classes”. Cette lutte des classes oppose la bourgeoisie au prolétariat. 

Voici la définition qu’en donne Isabelle Garo : “La bourgeoisie est la classe qui impose sa domination au sein du mode de production capitaliste. La propriété des moyens de production qui la caractérise rend possible l’exploitation du travail et la reproduction continue des rapports sociaux qui assurent sa suprématie. Elle est donc la classe qui parvient aussi à imposer sa vision du monde (l’idéologie dominante). Mais cette classe n’est pas monolithique. La nécessité de l’accumulation engendre une concurrence entre capitalistes et plusieurs fractions de la bourgeoisie peuvent entrer en lutte : bourgeoisie commerçante, bourgeoisie industrielle, bourgeoisie financière par exemple.”

L’histoire jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes

Karl Marx & Friedrich ENgels, Le Manifeste du parti communiste (1848)

A l’inverse le prolétariat regroupe celles et ceux qui ne sont pas propriétaires de moyens de production (les moyens de production désignant les entreprises, les machines etc.) et qui par conséquent sont contraints de vendre leur force de travail et donc de subir l’exploitation capitaliste. Si le capitalisme est caractérisé par cette opposition entre bourgeoisie et travailleurs, la lutte des classes lui est antérieure. Pour Marx, c’est même elle qui est déterminante pour comprendre le cours de l’histoire : « L’histoire jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes » écrit-il avec Friedrich Engels dans Le Manifeste du Parti Communiste (1848)

C’est dans ce même texte que les deux penseurs allemands décrivent la façon dont la bourgeoisie a imposé sa domination, et notamment sur le plan idéologique : « La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle est parvenue à établir sa domination, la bourgeoisie a détruit toutes les relations féodales, patriarcales et idylliques. (…) Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la mélancolie petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a dissous la dignité personnelle dans la valeur d’échange et, aux innombrables libertés dûment garanties et si chèrement conquises, elle a substitué l’unique et impitoyable liberté de commerce. En un mot, à l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a substitué une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités considérées jusqu’alors, avec un saint respect, comme vénérables. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, l’homme de science, elle en a fait des salariés à ses gages. La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité touchante qui recouvrait les rapports familiaux et les a réduit à de simples rapports d’argent. ». 

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Une lutte des classes qui n’oppose pas deux mais plusieurs classes sociales

Si la contradiction fondamentale du capitalisme oppose ceux et celles qui bénéficient du travail des autres par la propriété des moyens de production à ceux et celles qui sont obligés de travailler pour les premiers et dépouillés du fruit de leur travail, l’analyse des dynamiques de classes est subtile et doit être en permanence affinée. Car contrairement à la caricature qui en est parfois faite, Marx n’a jamais pensé qu’il existerait simplement deux classes, parfaitement homogènes, qui s’opposeraient. On ne peut donc pas dire de Marx que son propos serait daté en lui attribuant un propos qu’il n’a en fait jamais tenu. 

Dans Les Luttes des classes en France (1850) Marx distingue ainsi sept classes principales, qui occupent chacune une place spécifique dans le mode de production. Tout d’abord deux classes dirigeantes à ce moment-là, qui ont chacune leurs intérêts propres : l’“aristocratie financière” (les banquiers) et les grands propriétaires fonciers. Puis la “bourgeoisie industrielle”,  “la petite bourgeoisie”, “la paysannerie parcellaire” et la “classe ouvrière”. 

Marx distingue 7 classes en 1850

L’aristocratie financière est une fraction de la bourgeoisie, mais la bourgeoisie est plurielle. Photo de Sean Pollock sur Unsplash

Il ajoute également le “sous-prolétariat” (lumpenprolétariat) c’est-à-dire les travailleurs et travailleuses que “le capitalisme a transformé, via le chômage, en populations excédentaires” et “où les classes dirigeantes puisent leurs hommes de mains”. La place et le rôle de cette dernière classe, initialement plutôt “méprisée” par les marxistes comme on le voit, est souvent source de débats. Elle a aussi été revalorisée, comme par exemple par Frantz Fanon, qui y voit une classe à grandes potentialités révolutionnaires. 

On le voit, la caricature du gros patron bedonnant, cigare aux lèvres et chapeaux haut de forme, face à l’ouvrier d’industrie viril et besognant, qui ne correspondrait plus à la réalité contemporaine, n’est pas une caricature marxiste, c’est une caricature du marxisme. Les dynamiques de classe se sont effectivement transformées depuis l’époque où écrivait Marx : en surmontant de nombreuses crises le capitalisme s’est perfectionné, l’Etat a pris une place différente, le capitalisme financier s’est largement mondialisé et s’est doté d’une puissance considérable et inédite, les nouveaux tâcherons sont considérés comme “leurs propres patrons”, l’économie européenne s’est en partie tertiarisée, alors que la division internationale du travail s’est accrue et que le travail dit “intellectuel” est lui aussi de plus en plus remplacé par des machines, la technologie fait courir un danger vital à l’espèce humaine…Mais la contradiction fondamentale, entre le capital et le travail, reste actuelle. 

Ce qui rend le capitalisme particulièrement dangereux, c’est que ses contradictions créent régulièrement des crises qu’il doit surmonter et “comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? D’un côté, en imposant la destruction d’une masse de forces productives, de l’autre, en conquérant de nouveaux marchés. Comment, par conséquent ? En préparant des crises plus générales et plus puissantes et en réduisant les moyens de les prévenir » (Le Manifeste du Parti Communiste). Dans les cas les plus extrêmes, les guerres ont le double avantage de répondre à la fois à ce besoin de destruction de forces productives et à celui de conquête de nouveaux marchés… En effet la “destruction de forces productives” permet de réduire la surproduction (moment où la production excède la demande de marché et qui peut conduire à des baisses de prix et des profits réduits pour les capitalistes) et de rétablir la rentabilité du capital .

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A quoi sert l’Etat ? 

L’Etat est une question importante pour la gauche et les anticapitalistes. Est-il un organe neutre qui peut être utilisé en faveur de la bourgeoisie ou des travailleurs ? Ou bien est-il intrinsèquement capitaliste ? Faut-il le conquérir ou le détruire ?

Isabelle Garo note que pour Marx, les fonctionnaires “tendent à se constituer en une classe séparée, ne faisant valoir que ses intérêts propres”. Cette analyse a le mérite d’anticiper une des problématiques qui s’est posée dans le régime totalitaire soviétique, qui a fait passer une nationalisation de la production pour une socialisation de cette dernière, gérée par une bureaucratie toute puissante. Cela rejoint l’analyse faite par Léon Trotsky du stalinisme.

L’Etat ne résout pas les conflits qui traversent la société mais les déguise et les gère. L’autrice note que celui-ci remplit une “fonction économique : il contrôle, réprime, mais emploie aussi comme fonctionnaires un surplus d’actifs. Sa relative autonomie, ou plutôt sa capacité à soustraire ses décisions au débat public et aux choix électoraux, explique la transformation d’une instance politique en organe d’exécution et de maintien de l’ordre

Pour Marx et Engels, l’épisode de la Commune de Paris (1871) démontre que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l’Etat et de la faire fonctionner pour son propre compte », ce qui fait écho à l’affirmation faite dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852) selon laquelle le prolétariat doit “briser la machine d’Etat”. 

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Une critique du droit

Comme l’Etat, le droit est “un produit de l’histoire qui exprime, en contribuant à la structurer, la réalité sociale” (Isabelle Garo). Autrement dit, le droit, qui se donne une apparence de neutralité, a en réalité une fonction de maintien et de dissimulation de la réalité de l’ordre social.

Ainsi, dans le droit moderne, les rapports de classes sont présentés comme des relations entre individus. Karl Marx décrit cette dissimulation : « Si donc un individu accumule et l’autre non, cela ne se fait jamais aux dépens de l’autre (…). Si l’un s’appauvrit, que l’autre s’enrichit, c’est dans le cadre d’un libre consentement et cela ne provient en rien du rapport économique, de la relation économique elle-même dans laquelle ils se trouvent » (Introduction générale à la critique de l’économie politique, 1857). Le contrat vient alors à la fois assurer et “déguiser l’exploitation de la force de travail”.  

Marx réalise une critique du droit

En système capitaliste, le droit permet et déguise l’exploitation de la force de travail. Photo de Tingey Injury Law Firm sur Unsplash

Quand Marx “critique” le droit ce n’est évidemment pas pour dire qu’il est un mal en soi et qu’il ne devrait pas exister, mais pour rappeler le lien entre ce droit et la production. C’est en réalité une critique du “juridisme” c’est-à-dire l’idée qu’une égalité juridique crée une égalité réelle malgré les “rapports sociaux capitalistes”. 

Cette réflexion peut d’ailleurs être étendue à d’autres formes de dominations : l’égalité juridique entre femmes et hommes, entre blancs et non-blancs, ne garantit pas une égalité réelle dans un système qui reste patriarcal et néocolonial. 

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La démocratie ne suffit pas 

Pour Karl Marx, et comme l’indique Isabelle Garo, la démocratie est “un type de régime politique, caractérisé par la représentation parlementaire des intérêts sociaux divergents et le suffrage universel”. C’est pourquoi il apportera une critique de son insuffisance, car la démocratie isolée du terrain économique et social, isolée de la question du travail, fait de la politique une sphère séparée et donc sans effectivité. Le problème majeur de la démocratie telle qu’elle apparaît en Europe de l’Ouest, selon Marx, est qu’elle exprime, représente, les antagonismes sociaux, mais ne les résout pas et au contraire tend à les masquer. 

L’élection d’un président de “gauche” comme François Hollande par exemple montre la volonté de transformation sociale d’une grande partie de la population, elle suggère que les travailleuses et travailleurs peuvent se contenter de cette intervention dans la sphère politique, mais dans le réel, dans le travail, dans l’entreprise, rien ne change, pire, la bourgeoisie accroît sa domination. On voit dans cette critique de la politique comme sphère séparée la genèse des réflexions de Guy Debord, qui se livrait lui aussi à une critique radicale de l’économie, de la politique et de la démocratie.

De ce point de vue, le suffrage universel apparaît le plus souvent comme un leurre qui fait croire à la possibilité d’une intervention populaire là où l’Etat reste aux mains des classes dominantes. Cela ne veut pas pour autant dire qu’il soit dénué de tout intérêt, il peut permettre, à l’époque du moins, au mouvement ouvrier de s’exprimer, de se reconnaître, de s’organiser. 

Mais force est de constater que les classes dominantes, la bourgeoisie, parviennent à assurer la continuité de leur domination malgré le suffrage universel, que celui-ci ne paraît pas faire courir le moindre danger à leur suprématie. 

Par ailleurs, la traduction des aspirations politiques en suffrages pour une personnalité est souvent floue et contradictoire. C’est ainsi que Marx analysait l’arrivée de Louis-Napoléon Bonaparte au pouvoir, élu du fait de nombreuses “volontés politiques diverses et contradictoires”. Cela fait écho notamment à la critique récente de l’élection par François Bégaudeau qui expliquait qu’on ne peut jamais vraiment savoir, précisément, ce que signifie un vote pour un candidat donné, qu’il peut vouloir dire une infinité de choses et donc au final pas grand chose.

La République bourgeoise

Et la République dans tout ça ? Celle dont nos politiques et nos médias nous rabâchent la tête toute la journée en se gardant bien, jamais, de la définir ?
Isabelle Garo rappelle qu’elle n’est  “ni une idée ni une forme de gouvernement mais plutôt la rencontre de plusieurs projets et de leur mise en œuvre, par suite l’occasion d’une lutte entre les partisans de ces diverses déterminations : monarchie déguisée, république bourgeoise, république sociale”. Le problème étant qu’elle tend à devenir, pour ses partisans, non pas un moyen et une étape, mais un but, “l’accomplissement de la politique”. C’est ce qui explique qu’ “elle est alors d’autant mieux défendue par les classes dominantes qu’elle devient aussi un instrument idéologique capable de rallier la classe ouvrière en lui faisant oublier ses intérêts propres”. 

Analysant comment, après avoir été élu en 1848, Louis Napoléon Bonaparte procède à un coup d’Etat (2 décembre 1851) et rétablit l’Empire, Karl Marx constate que la république bourgeoise n’est que “la forme de transformation politique de la société bourgeoise et non pas sa forme de conservation” (Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, 1852). Autrement dit, il n’est pas anachronique que régulièrement la bourgeoisie se rallie à des formes politiques autoritaires, elle le fait chaque fois que cela est “conforme à ses intérêts et à l’état des luttes de classes”. La démocratie et la république bourgeoises ne sont pas son but et ses formes politiques privilégiées, elles sont simplement une de ses modalités de domination dont elle est bien vite prête à se débarrasser si elle se sent menacée. 
Ce point est important car il permet de comprendre le délire autoritaire actuel : dans un capitalisme en crise, notamment de légitimité, de plus en plus contesté, la bourgeoisie cherche à prévenir un éventuel embrasement contestataire contraire à ses intérêts et, tout en revendiquant plus que jamais “la république” s’éloigne de plus en plus de ce que l’on admet communément comme “démocratique”. 

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C’est quoi “la révolution” au sens de Marx ?

Comment transformer ce monde qui ne nous convient pas ? On connaît la réponse clichée des gaucho-chiants : “par l’éducatioooon”. Rien de neuf, c’était déjà la solution proposée par la gauche européenne il y a deux siècles… Marx avait déjà répondu à cette proposition qui n’en est pas une : c’est par l’action collective que le peuple résoudra la question sociale, c’est au cours de cette action qu’il “‘s’éduquera” et certainement pas par “un enseignement délivré par une élite d’individus éclairés”. Comme le réaffirme Isabelle Garo “il ne s’agit donc pas plus d’instruire le peuple que de désespérer de son degré d’éducation” (le fameux “les gens sont cons de toute façon”). La théorie et l’action sont corollaires, “sans qu’on puisse donner à l’une ou à l’autre, mais surtout pas à la théorie, la priorité”. 

Le changement passe donc par une action révolutionnaire. Pour Marx cette révolution est destinée à arriver, elle est inscrite dans les contradictions mêmes du capitalisme. Il énonce ainsi de manière un peu prophétique dans Le Manifeste du Parti Communiste (1848) que “la bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inéluctables”. C’est cette forme de déterminisme historique (auquel Marx apportera des fortes nuances au cours de sa vie), l’idée que l’histoire suit des lois qui aboutirait forcément vers une direction donnée, qui est aujourd’hui est des aspects les plus critiqués et qui a le plus “mal vieilli” de sa pensée. Marx n’avait par exemple pas les moyens d’anticiper l’émergence d’un Etat social se chargeant de redistribuer en partie les richesses afin de préserver un consensus social. C’est par exemple ce rôle qui est très bien décrit dans le livre du collectif Ahou Ahou Ahou La révolte des Gilets jaunes : histoire d’une lutte de classes, une analyse marxiste du mouvement.

Ce rôle inédit de l’Etat est un des éléments qui explique la manière dont Marx a sous estimé
la capacité exceptionnelle du capitalisme à surmonter ses propres contradictions et ses crises les plus violentes”. Si on peut considérer que la révolution n’adviendra pas quoi qu’il arrive, elle n’est pas pour autant impossible. Elle nécessite une action consciente et collective. 

On l’a dit, la révolution n’est pas à proprement parler synonyme de “prise de l’Etat”. Comme énoncé dans La Guerre civile en France (1871) : “la classe ouvrière ne peut se contenter de prendre tel quel l’appareil d’Etat et de le faire fonctionner pour son propre compte”. Ce débat qu’on penserait avoir été tranché ne l’est pas vraiment puisque l’on voit que c’est par exemple encore l’approche sociale-démocrate d’un De Lagasnerie qui pensait que le changement viendrait d’une alliance entre Hidalgo, Jadot et Mélenchon pour “s’accaparer l’appareil d’Etat”, ou celle, néo-blanquiste, d’un Juan Branco qui souhaite un “Coup d’Etat”

La classe ouvrière ne peut se contenter de prendre tel quel l’appareil d’Etat et de le faire fonctionner pour son propre compte

Karl Marx, La guerre civile en france (1871)

Pourtant, pour Marx, la révolution n’est “ni une prise de pouvoir, ni un idéal à réaliser, mais un mouvement ou processus continu” – c’est la notion de “révolution permanente” qui sera ensuite reprise par Trotsky. Marx s’intéresse particulièrement à la Commune de Paris, mouvement révolutionnaire qui s’est déroulé en 1871 et durant lequel les habitants de la ville en ont pris le contrôle, pendant environ deux mois, et ont promu les idées socialistes avant d’être réprimés dans le sang par les forces gouvernementales. Mais plus que ses réalisations concrètes, ce que loue Marx dans la Commune c’est “sa propre existence et son action. Ses mesures particulières ne pouvaient qu’indiquer la tendance d’un gouvernement du peuple par le peuple” (La Guerre civile en France, 1871). elle est un exemple concret de “révolution permanente”, une dynamique plus qu’une réalisation figée. 

Marx et Engels envisagent donc la “révolution communiste” comme une succession de moments, dont la nature et la rapidité va dépendre des “nations où elle s’effectue, du degré de développement de l’Etat” et de beaucoup d’autres éléments. De la même manière, la possibilité ou non que celle-ci se déroule de manière pacifique dépend de l’ “appareil militaro-administratif” en présence. 

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Qu’est-ce que le communisme pour Karl Marx ? 

On l’a vu, le capitalisme est pour Marx “l’inversion du monde”. Mais alors à quoi ressemblerait le monde à l’endroit ? Serait-ce le communisme ?

On fait parfois un peu rapidement de Karl Marx “le penseur du communisme”, comme si ce dernier avait décrit avec précision le fonctionnement d’une “société communiste” et les moyens d’y arriver. Marx s’est pourtant gardé de présenter un modèle figé, idéal, anti-historique, vers lequel le monde devrait tendre… Cette confusion permet toutefois d’assimiler Marx et sa critique fine et radicale du capitalisme aux entreprises totalitaires, criminelles et sanglantes qui se sont faites au nom du communisme. 

Marx n'a pas donné de description précise du communisme

Le mot communisme n’a pas très bonne presse en raison des régimes criminels et totalitaires auquel il a été associé… Mais qu’est-ce que le communisme pour Marx ? Photo de Maksym Pozniak-Haraburda sur Unsplash

Le débat de savoir s’il faut ou non abandonner ce mot, qui est, en partie à raison, associé à des crimes monstrueux et donc assez peu propulsif et mobilisateur, voire franchement anxiogène pour de nombreux pans de la population, est toujours ouvert. A Frustration, c’est une question que nous nous posons et nous tendons à dire qu’il vaut mieux se garder d’utiliser un mot qui nous rapproche de régimes ultra-autoritaires et qui incarnent donc tout ce que nous détestons, et tout ce quoi contre nous luttons, sans pouvoir être encore en mesure d’en proposer un autre, pour l’instant.

Mais le mot communisme, à l’époque où Marx l’utilise, s’il a un sens donc différent de celui qu’il peut avoir aujourd’hui, après l’expérience soviétique et maoïste, a pour autant un contenu. Il est, comme le résume Isabelle Garo, “un mode de production caractérisé par la suppression des rapports de domination et d’exploitation obtenue au terme de leur renversement révolutionnaire” mais qui laisse ouverte la question de “comment doit être réorganisée la production, redéfini le travail et le développement des individus, repensée la politique”. Un gros chantier donc. 

Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel

Karl marx, L’idéologie allemande (1845-1846)

A contrario du capitalisme, ce mode de production aurait “pour but et pour condition” l’individu. De ce point de vue, et comme l’explique la philosophe, il “n’est pas un état par avance descriptible, mais un processus, celui d’une libération réciproque des individus”. C’est en effet ce qu’énonce Karl Marx dans l’Idéologie Allemande (1845-1846) : “Le communisme n’est pas pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel”.  
Le communisme n’est pas une recette toute faite, un mode d’emploi à appliquer, qui aurait l’avantage d’être rassurant mais le gros inconvénient d’être probablement totalitaire par sa rigidité et sa volonté de plier le réel à une volonté abstraite ou anachronique. Il est un monde sans classe à imaginer et à construire, patiemment, ensemble, dans lequel l’individu peut s’épanouir réellement, selon ses besoins. 

Par ailleurs, si pour Marx, c’est bien les travailleurs et travailleuses qui sont l’acteur révolutionnaire, le communisme n’est pas un renoncement à une conception humaniste : c’est bien “l’épanouissement de l’ensemble des individus” qui est le but énoncé. 

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La Commune de Paris comme tentative d’une société égalitaire

Si, on l’a compris, le communisme est davantage une idée à vocation mobilisatrice, qu’une description concrète, Karl Marx ne s’est toutefois pas contenté de considérations abstraites. Encore une fois, c’est la Commune qui lui a donné quelques exemples concrets de ce à quoi pourrait tendre une société communiste – simplement cet épisode s’inscrit dans un contexte historique, politique et social donné et n’aurait pas vocation à être simplement répliqué aujourd’hui. Des inspirations sont toutefois possibles. 

Traitant par exemple de la production coopérative, Marx dit ceci : “si elle doit évincer le système capitaliste; si l’ensemble des associations coopératives doit régler la production nationale selon un plan commun, la prenant ainsi sous son propre contrôle et mettant fin à l’anarchie constante et aux convulsions périodiques qui sont le destin inéluctable de la production capitaliste, que serait-ce, messieurs, sinon du communisme, du très “possible” communisme ?” (La guerre civile en France, 1871) 

La commune de paris, source d'inspiration pour Marx

La Commune de Paris (1871) fut une source d’inspiration et de réflexion importante pour Karl Marx. Il en parle dans son texte “La Guerre civile en France”. 

Dans le même texte, il décrit avec enthousiasme les formes politiques démocratiques et décentralisées que celles-ci commençaient à créer : « La Commune devait être la forme politique même des petits hameaux de campagne (…). Les communes rurales de chaque département devaient administrer leurs affaires communes par une assemblée de délégués au chef-lieu du département, et ces assemblées devaient à leur tour envoyer des députés à la délégation nationale à Paris; les délégués devaient être à tout moment révocables et liés par le mandat impératif à leurs électeurs. (…) L’unité de la nation ne devait pas être brisée, mais au contraire organisée par la Constitution communale ; elle devait devenir une réalité par la destruction du pouvoir d’Etat qui prétendait être l’incarnation de cette unité, mais voulait être indépendant de la nation même, et supérieur à elle, alors qu’il n’en était d’une excroissance parasitaire. (…) Au lieu de décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la classe dirigeante devait « représenter » et fouler au pied le peuple au Parlement, le suffrage universel devait servir le peuple constitué en communes. ».

Si Marx ne peut pas être rendu responsable des contresens, des trahisons, et des crimes qui auront été faits en son nom, le fait de ne pas avoir anticipé une telle dégénérescence de l’idée communiste vers des formes autoritaires et totalitaires peut être considéré comme un manque ou une insuffisance. A l’époque déjà, des “communistes anti-autoritaires” comme Bakounine (1814-1876) faisaient preuve d’une grande méfiance vis-à-vis des dérives possibles liées à une prise en main d’un parti ouvrier par une minorité. 

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Marx aujourd’hui 

La pensée de Marx est d’une grande richesse et d’une grande complexité, elle a évolué au cours de sa vie. Cette recension ne prétend donc qu’en être une modeste et petite introduction pour se familiariser avec certains de ses principaux concepts. La lecture de l’excellent ouvrage d’Isabelle Garo peut être une bonne solution pour continuer de la découvrir. 

Ce qui rend toujours si actuelle la pensée de Marx c’est sa dimension historique et dynamique, et que le système qu’elle décrit, le capitalisme, s’il a pris de nouvelles formes et s’est perfectionné, reste le système dans lequel nous vivons et qui nous oppresse. Ses contradictions sont même plus criantes que jamais, avec le risque vital qu’il fait courir à l’humanité toute entière de par son irrationalité, dont la catastrophe écologique est la conséquence. En ne posant pas d’emblée à quoi ressemblerait un monde d’individus libres, émancipés de la domination bourgeoise, le marxisme évite d’enfermer dans un modèle rigide les possibles qui s’offrent à nous et qu’il nous reste à inventer. 

Isabelle Garo, Marx, une critique de la philosophie (2023), Editions Sociales, 16 euros, 336 pages


Rob Grams


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