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Frantz Fanon (1925-1961), psychiatre martiniquais, très engagé en faveur de l’indépendance algérienne, est une figure majeure de la pensée antiraciste et anticoloniale. Comme le notait Rokhaya Diallo lors de notre interview, il reste pourtant peu connu en France alors qu’il est beaucoup plus étudié aux Etats-Unis. Dans son ouvrage sorti ce mois-ci, Kevin Boucaud-Victoire, co-fondateur de la revue Le Comptoir et spécialiste de Jean-Claude Michéa et de George Orwell, revient de manière très claire et pédagogue sur le parcours et la pensée de cet auteur, toujours très utile pour le combat antiraciste d’aujourd’hui. 

Dans notre interview avec Rokhaya Diallo, cette dernière citait Frantz Fanon comme une figure importante mais invisibilisée de l’antiracisme français. La sortie de Frantz Fanon, l’antiracisme universaliste, écrit par Kévin Boucaud-Victoire, fondateur du Comptoir et journaliste à Marianne, est l’occasion de revenir plus longuement sur son œuvre. 

Cet ouvrage se présente comme une introduction et une synthèse de la pensée du psychiatre martiniquais qui fut un des penseurs clés de l’antiracisme et de l’anticolonialisme, décédé à seulement 36 ans. Frantz Fanon est notamment l’auteur des Damnés de la terre, livre qui fut initialement interdit de diffusion pour « atteinte à la sécurité intérieure de l’Etat ». 

L’ouvrage commence par rappeler son parcours : ses cours auprès d’Aimé Césaire (avec lequel il prendra petit à petit ses distances), les lectures qui l’ont influencé (Marx, Lévi-Strauss, Nietzsche, Mauss, Hegel, Heidegger, Lénine, Trotski, Sartre…) mais aussi sa joie de vivre. 

L’influence d’Aimé Césaire, qui voyait Hitler comme « le monstre engendré par l’Europe coloniale, qui justifie son impérialisme par des théories raciales » est notable. Poursuivant les analyses de l’antisémitisme par Jean-Paul Sartre (Réflexions sur la question juive, 1946), Frantz Fanon cite son professeur de philosophie d’origine antillaise : « Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous », ajoutant qu’« un antisémite est forcément négrophobe ». 

Le racisme : produit du capitalisme ? 

Dressant un parallèle avec d’autres penseurs de l’antiracisme comme Albert Memmi et C.L.R. James, Kévin Boucaud-Victoire cite Fanon : « les histoires raciales ne sont qu’une superstructure, qu’un manteau, qu’une sourde émanation idéologique dévêtant une réalité économique ».

Le psychiatre cherche toutefois à dépasser cette analyse marxiste orthodoxe en prenant davantage en compte les effets propres produits par la superstructure, défini par Kévin Boucaud-Victoire comme « les productions non matérielles, comme les idées, l’éducation et la culture ». Autrement dit, le racisme engendré initialement pour des motifs économiques, au profit de la bourgeoisie des pays capitalistes, produit des conséquences qui renforcent l’exploitation mais qui s’autonomisent également par rapport à celle-ci.

Les histoires raciales ne sont qu’une superstructure, qu’un manteau, qu’une sourde émanation idéologique dévêtant une réalité économique

Frantz Fanon

C’est pourquoi Frantz Fanon reprend et développe le concept d’aliénation, d’abord utilisé par Hegel puis Karl Marx. Kévin Boucaud-Victoire développe plusieurs des thèmes étudiés par l’auteur martiniquais, comme l’exotisme, qui peut prendre des formes très variées et les mythes racistes qu’il produit, comme les fantasmes négrophobes sur les comportements et la « puissance sexuelle” supposée des hommes noirs. 

Fanon avait également travaillé sur l’obsession de l’Etat français de dévoiler les femmes algériennes au prétexte de lutter contre le patriarcat musulman : « dévoiler cette femme, c’est mettre en évidence la beauté (…) briser sa résistance, la faire disponible pour l’aventure », « cette femme qui voit sans être vue frustre le colonisateur ». Ça vous rappelle quelque chose ? On comprend donc que l’obsession du dévoilement des femmes musulmanes en France vient de loin et n’a que très peu à voir avec des questions féministes. L’effet est pourtant, déjà, bien connu : « à l’offensive colonialiste autour du voile, le colonisé oppose le culte du voile ». 

La question de la violence et de la révolution 

Sur les tactiques pour briser le système colonial, Frantz Fanon était un défenseur de l’action violente. Kévin Boucaud-Victoire prend néanmoins soin de nuancer le portrait parfois très caricatural qui a été fait de sa position, notamment en raison de malentendus liés non pas aux écrits de Fanon lui-même mais d’une préface de Jean-Paul Sartre aux Damnés de la Terre, qui pouvait faire passer le premier pour « un apôtre de la violence pour la violence ». 

Le journaliste de Marianne préfère rapprocher Fanon de l’anarcho-syndicaliste Georges Sorel et de ses Réflexions sur la violence (1908) pour qui la violence des opprimés peut être une « violence créatrice ». Fanon prend toutefois soin de ne pas justifier tous les moyens par une fin juste, que ce soit sur le plan moral ou sur le plan de l’efficacité.

Plus précisément sur la question algérienne, Frantz Fanon appelait à aller plus loin que l’insurrection et voyait dans la paysannerie la classe révolutionnaire par excellence dans le système colonial, se détachant de nouveau de l’orthodoxie marxiste. Il s’attache également à revaloriser le « Lumpenprolétariat » (sous-prolétariat) généralement méprisé par les marxistes, constitué, comme le rappelle Kévin Boucaud-Victoire, des « gens vivants en marge du processus de production, des mendiants aux brigands » et dans lequel il voit « une des forces les plus spontanément et les plus radicalement révolutionnaires du peuple colonisé ». Il appelle également à se méfier de la petite bourgeoisie intellectuelle et de la bourgeoisie indigène dont les intérêts spécifiques ne sont pas les mêmes que le peuple colonisé et qui reproduirait une société de castes après la révolution. 

Un projet politique original

K. Boucaud-Victoire décrit ensuite le projet politique défendu par Frantz Fanon, à savoir « un projet panafricain, socialiste, démocratique et laïque », c’est-à-dire refuser l’impérialisme, le capitalisme, la théocratie et la domination de la bureaucratie au profit d’une redistribution des richesses, au sein d’une nation réellement dirigée par les masses. Cela passe par une « décentralisation à l’extrême » et une place égale accordée aux femmes. Il voyait dans Patrice Lumumba, héros de l’indépendance congolaise assassiné en 1961, avec qui il partageait notamment le panafricanisme, une incarnation possible de son projet politique.

C’est dans le dernier chapitre du livre que le titre choisi par l’auteur, « l’antiracisme universaliste », prend davantage sens. Il décrit la prise de distance de Frantz Fanon d’avec le concept de négritude cher à Aimé Césaire, d’avec l’idée « d’un peuple noir » et plus généralement avec toute forme de reconstruction de catégories raciales et de repli sur des identités et des traditions fantasmées. 

Ce livre permet donc d’avoir un aperçu riche et complet du parcours et de la pensée de Frantz Fanon. Il permet aussi de restituer son influence sur le mouvement antiraciste : auteur-clé pour les Black Panthers, source d’inspiration pour Edward Saïd, et aussi pour une partie de la sphère décoloniale, notamment.

Sur la forme, Kévin Boucaud-Victoire s’avère un excellent pédagogue et « vulgarisateur », des écrits de Frantz Fanon bien sûr, mais d’une manière générale des autres auteurs qu’il cite (Marx, Hegel, Sorel…) ainsi que des mouvements de pensée. En prenant soin d’éviter le style ampoulé des universitaires et les références non explicitées, nous avons pu voir dans ce livre certaines convergences entre notre travail à Frustration et le sien. 

Frantz Fanon par Kevin Boucaud-Victoire

Kévin Boucaud-Victoire, Frantz Fanon, l’antiracisme universaliste (2023), Michalon Editions, collection Le Bien Commun, 12 euros, 128 pages. 


Rob Grams


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