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C’est la fin de l’année, on en profite pour relancer une rubrique qui nous tient à coeur : la recension et les conseils de livres. On a vu que c’était une forte demande de nos lectrices et lecteurs, alors allons-y !

Le “soap opera” est-il féministe ?

Delphine Chedaleux, historienne des médias, revient dans ce livre sur la longue histoire du soap opera, genre qui regroupe des fictions célèbres comme Dallas ou LesFeux de l’Amour. Le premier mérite de l’ouvrage Du savon et des larmes est de traiter le feuilleton sans jugement de valeur, sans regard surplombant, sans le mépris habituel de “la critique culturelle de gauche”. En effet, ce sujet est l’occasion d’aborder certains effets structurels du patriarcat et du capitalisme : la dévalorisation du soap étant intrinsèquement liée au mépris de classe et sexiste vis-à-vis de “la culture populaire féminine et les clichés sur les femmes des classes populaires. Cet ouvrage est d’ailleurs également l’occasion de se familiariser avec des concepts féministes tels que “la technologie de genre” (Teresa de Lauretis), produire le genre en prétendant le représenter via les médias et la culture populaire, le “male gaze” (Laura Mulvey) qui repose sur l’identification du spectateur au personnage masculin au cinéma, “la valence différentielle des sexes” (Françoise Héritier) c’est-à-dire “la dévalorisation des principes féminins” ou encore “le continuum des échanges économico-sexuels” (Paola Tabet), l’idée que les relations sexuelles entre hommes et femmes impliquent toujours des formes de transaction. 

En France, le feuilleton naît en 1836 dans la presse écrite, avant de se déplacer plus tard à la radio, puis vers la télévision, un des exemples les plus célèbres étant Plus belle la vie. Sur cette série au succès phénoménal en France, l’autrice rappelle qu’elle a répondu à une demande de diversité et qu’elle fut pionnière dans l’inclusion de sujets habituellement jugés trop clivants. Car, et c’est pour Delphine Chedaleux un des mérites du soap, notamment américain, ces “séries” ont toujours abordé des sujets de société qui ne l’étaient pas forcément ailleurs : l’avortement, les IST, les cancers de l’utérus ou du sein, la maltraitance des enfants, la guerre du Vietnam, le viol, l’homophobie… ouvrant des espaces de discussion et de réflexion pour les spectatrices. C’est toute l’ambivalence du soap : être perçu à la fois comme un instrument d’aliénation et comme un outil d’appropriation qui conscientise, par la mise en scène, la souffrance des femmes sous le patriarcat. 
(Rob Grams)

Delphine Chedaleux, Du savon et des larmes. Le soap opera, une subculture féminine (2022), Editions Amsterdam, collection Les Prairies Ordinaires, 18 euros, 250 pages.

Antonio Gramsci, au-delà des slogans et des récupérations

Antonio Gramsci (1891-1937), philosophe marxiste et dirigeant du Parti Communiste italien de 1924 jusqu’en 1926, date de son arrestation par les fascistes, est un auteur tout le temps cité, mais très peu lu. Ce n’est pas pour rien que je le mentionnais dans ma liste des auteurs cités par la bourgeoisie lorsqu’elle fait semblant d’avoir lu. De cette manière, on nous rabâche, totalement hors contexte, sa fameuse citation “le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres” ; et, tous les ans, le 31 décembre, quelqu’un essaye de casser l’ambiance avec son texte “Je hais le nouvel an”. Il faut dire que mobiliser Gramsci n’importe comment permet d’afficher un capital culturel à peu de frais : s’agissant d’un auteur très ardu, il est d’autant plus valorisant de le citer et on prend peu de risque que quelqu’un nous réponde sur le fond. L’utilisation complètement détournée de ses concepts présente également le confort de justifier et légitimer la position sociale des bourgeois culturels de gauche (“faites les actions pénibles et difficiles, moi pendant ce temps je mène ‘le combat culturel’ / ‘la bataille des idées’ uhuh”), voire, pire, de défendre des options sociales-démocrates en invoquant un penseur authentiquement communiste en transformant grossièrement ses idées sur le consensus. 

Mais Gramsci est beaucoup plus que les slogans creux que certains en ont tiré, à savoir ce “gramscisme mou” ou “faible” (d’ailleurs etrillé dans la préface de Vincent Charbonnier et dans la dernière partie de cet ouvrage) : c’est un des piliers du marxisme hétérodoxe et un penseur stratégique de la révolution. C’est ce que Le Fil de Gramsci d’André Tosel, un des spécialistes français de Gramsci qui nous a quitté en 2017, permet d’appréhender dans trois parties, la première sur la place de Gramsci au sein de la philosophie marxiste, la seconde sur la stratégie révolutionnaire, et la troisième sur le lien de Gramsci avec la France (son rapport au jacobinisme et sa réception en France). 

Sur ce premier point, André Tosel revient sur la critique originale par Gramsci du “matérialisme mécaniste”, forme un peu grossière et providentialiste de la philosophie marxiste, réalisée sans que ce dernier ne rejoigne, pour autant, le camp opposé, l’idéalisme, qui consacre la prédominance des idées. C’est également dans cette partie qu’il revient sur les notions de conception du monde, de “philosophie spontanée”, d’hégémonie, et sur le rôle du parti et du langage. 

Il inclut notamment l’extrait d’un beau texte, tiré des Écrits politiques, où Gramsci revient sur le concept de culture : “Il faut perdre l’habitude et cesser de concevoir la culture comme un savoir encyclopédique vis-à-vis duquel l’homme fait seulement figure de récipient à remplir et à bourrer de données empiriques, de frais bruts et isolés (ou sans connexion), qu’il devra ensuite classer soigneusement dans son cerveau comme dans les colonnes de dictionnaire, afin d’être en mesure, en toutes occasions, de répondre aux différentes sollicitations du monde extérieur. Une telle forme de culture est véritablement néfaste; en particulier pour le prolétariat. Elle ne sert qu’à créer des déclassés, des gens qui se croient supérieurs au reste de l’humanité parce qu’ils ont accumulé dans leur mémoire une certaine quantité de faits et de dates, qu’ils débitent à la moindre occasion, comme pour en faire une barrière entre eux et les autres. (…) Mais ceci n’est pas de la culture, c’est de la pédanterie, ce n’est pas de l’intelligence, c’est de l’intellectualisme, et l’on a bien raison de réagir en s’y opposant. La culture est une chose bien différente. Elle est organisation, discipline du véritable moi intérieur : elle est prise de possession de sa propre personnalité, elle est conquête d’une conscience supérieure, grâce à laquelle chacun réussit à comprendre sa propre valeur historique, sa propre fonction dans la vie, ses propres droits, ses propres devoirs”. 

Sur les questions de stratégiques révolutionnaires, André Tosel détaille les différences d’approches à considérer en Orient et en Occident selon Gramsci. Dans le second cas (le nôtre), une “guerre de position” serait à privilégier sur “la guerre de mouvement” (mise en place par la révolution russe). Dans la seconde, qui correspond à la position de Léon Trotski, il s’agit d’une attaque frontale contre le pouvoir d’Etat. La guerre de position, elle, inclut aussi  un “moment militaire” mais ne s’y limite pas, elle investit également la société civile dans “une situation de siège mutuelle”.  

Il revient également sur le rôle des intellectuels. Loin d’être hors-sol, perdus dans le monde des idées, les “nouveaux intellectuels seront des intellectuels différents; ils rapportent leurs activités à la situation concrète de la classe ouvrière, sur leur lieu de travail”. Car, en effet, c’est le travailleur lui-même qui devient intellectuel en rentrant dans le parti révolutionnaire. Ainsi ce “nouvel intellectuel est plus qu’un théoricien. Il est un (…) “persuadeur permanent”, il s’engage dans tous les aspects du combat de classe”. Cette vision du rôle du parti lui permet de s’opposer au centralisme bureaucratique, caractéristique du stalinisme. 

Enfin, l’ouvrage permet d’approfondir le rapport de Gramsci à la Révolution française, ainsi que de comprendre la réception particulière de cette pensée en France : de son importation, de manière critique, par Althusser (notamment), jusqu’à son utilisation opportuniste par la social-démocratie. 

Une lecture qu’on ne peut donc que conseiller à celles et ceux qui souhaitent approfondir leur connaissance d’une pensée toujours vivace.
(Rob Grams)

A noter toutefois que Le Fil de Gramsci est une lecture exigeante, pour ne pas dire difficile, qui nécessite de bonnes connaissances préalables en philosophie, sur Gramsci et sur les débats internes au marxisme. Pour s’initier à ce penseur, on conseillera plutôt Introduction à Antonio Gramsci (La Découverte, 2013) de George Hoare et Nathan Sperber. 

André Tosel, Le fil de Gramsci. Politique et philosophie de la praxis (2022), Editions Amsterdam, 28 euros, 352 pages. 

Pourquoi les patrons de gauche sont-ils (souvent) des sales patrons ?

C’est un fait bien connu de celles et ceux qui en ont fait l’expérience : ce n’est pas parce qu’on travaille dans une entreprise ou association qui se revendique “de gauche”, “solidaire”, “inclusive” voire même “au service des travailleurs” que l’on sera bien traité. Plutôt au contraire : dans ces structures, que ce soit des cabinets d’élu.e.s de gauche, des associations, des partis, des syndicats, des médias de gauche, les cas de maltraitance, non-respect du droit du travail, harcèlement moral et burn out sont très nombreux.

Ainsi, j’ai par exemple travaillé deux semaines, avant de me tirer, dans un média militant dont le patron, Daniel Mermet, un vieux journaliste bien connu et loué dans son milieu, a fait craquer des dizaines et des dizaines de salariés, comme raconté dans cet article. J’ai aussi goûté les joies du travail de collaborateur parlementaire, où la notion de temps de travail est un vain mot, et j’ai connu des dizaines de personnes ayant connu des situations managériales épouvantables dans le monde associatif et… personne n’en parlait jamais.

Jusqu’à ce livre d’Arthur Brault-Moreau, qui met un pavé dans la mare en nommant le problème : le syndrome du patron de gauche. Lui-même confronté à plusieurs sacrés phénomènes en la matière, il a fait de ses souffrances et de ses luttes un petit livre qui est un véritable manuel de combat syndical pour celles et ceux qui travaillent dans ces structures.

Qu’est-ce qu’un patron de gauche ? Quelqu’un qui n’aimera pas qu’on le nomme patron, chef ou employeur. Pour elle ou lui, on est d’abord un “collectif”, on défend des idées et des valeurs qui méritent qu’on y travaille sans relâche, et le code du travail ne mérite pas d’être appliqué pleinement parce que “ici, on se fait confiance !”. Le patron de gauche est proche de son homologue, le petit patron, qui au nom de la petite taille de l’entreprise et des difficultés qui l’entourent, le sacrifice du salarié est nécessaire.

Arthur Brault-Moreau dresse un portrait précis de ce phénomène, en se basant sur des dizaines d’entretiens de salariés confrontés à cette situation et sur ses propres expériences. Il donne des explications sociologiques à ces situations si récurrentes, notamment le fait que les organisations engagées confondent systématiquement engagement militant désintéressé et situation salariale rémunérée et subordonnée. En niant cette dernière dimension, on tue dans l’œuf toute revendication. Après tout, ce qui compte c’est la cause non ?

Un bon tiers du livre est consacré aux solutions, et elles passent par l’action collective, syndicale et organisée. Il s’agit de briser le faux collectif que ces organisations instaurent et rétablir à la fois le droit du travail, base minimale pour travailler selon nos valeurs, mais aussi faire du mieux-disant social. Après tout, pourquoi une organisation engagée devrait compter des individus qui ne s’appliquent pas à eux-mêmes ce qu’ils défendent pour les autres ? Et d’ailleurs, que valent réellement les idées sociales et égalitaires du rédacteur en chef, député ou directeur d’association qui maltraite ses propres salariés ? 

Une organisation de gauche peut faire mieux, et doit faire mieux. C’est le message d’Arthur Brault-Moreau dans ce livre qui permet de mettre des mots sur des injustices vécues, et surtout de voir au-delà : vers l’horizon passionnant du travail émancipé et épanouissant. Car non, il ne suffit pas d’attendre la révolution pour l’atteindre. Un mot d’ordre qu’à Frustration nous comptons faire nôtre, avec des mesures déjà mises en place : rémunération horaire égale, fonctionnement coopératif, respect des horaires de travail et autonomie dans sa réalisation. C’est un objectif exaltant qui doit être développé, car il permet de ressentir et de penser la société que l’on défend par ailleurs. Le livre d’Arthur Brault-Moreau vient selon moi rappeler une chose : si tu es de gauche et que tu maltraites tes salariés, tu n’es pas de gauche.
(Nicolas Framont)

Arthur Brault-Moreau, Le syndrome du patron de gauche. Manuel d’anti-management (2022), Hors d’Atteinte, 19 euros, 224 pages