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Pendant les périodes de mouvement sociaux, dans les manifestations ou les réunions militantes, la figure de Trotsky est parfois ou souvent invoquée. On hoche la tête pour ne pas avoir l’air inculte, mais souvent on ne sait pas vraiment de quoi il s’agit… Petit rattrapage grâce à l’ouvrage du professeur d’histoire contemporaine Jean Batou, Découvrir Trotsky, édité aux Editions sociales (les éditions historiques du marxisme en France), un petit livre pédagogique, bien fait, avec de nombreux extraits commentés de textes ainsi que des propositions de lectures avec de courts descriptifs si l’on souhaite approfondir (on regrettera simplement l’absence de tout bilan critique du trotskisme…) 

Mais donc de qui parle-t’on ? Léon Trotsky (1879-1940) fut un théoricien marxiste et l’un des principaux dirigeants de la révolution russe de 1917, il fut également le fondateur de l’Armée Rouge, avant de devoir fuir le stalinisme, ce qui l’emmenera au Mexique où il fut assassiné. Il fut aussi l’initiateur de la IVe Internationale en 1938 (une alliance internationale des partis communistes de tendance trotskiste). 
Mais alors pourquoi s’intéresser aujourd’hui à un révolutionnaire russe d’il y a un siècle ? Eh bien parce que, face à une crise extrêmement profonde du capitalisme, traversée par le risque d’effondrement de l’économie, le raidissement autoritaire, la possibilité d’une guerre totale nucléaire et la catastrophe écologique déjà commencée, tout indique que l’idée révolutionnaire est (ou devrait être) d’actualité – ce qui peut nous inviter à tirer des leçons des révolutions passées. 

Qu’est ce qu’une révolution ?

Comment une révolution naît ? C’est une question qui traverse l’œuvre de Trotsky, lui qui en fut à la fois un théoricien et un acteur. 

La prise de conscience

On ne naît pas révolutionnaire, on le devient. Quand bien même nous sommes très nombreuses et nombreux à avoir intérêt au renversement du capitalisme, nous n’en sommes pas toutes et tous spontanément conscientes et conscients. 
On remarque d’ailleurs souvent des comportements politiques contraires aux intérêts objectifs de celles et ceux qui les réalisent. 
C’est que, le plus souvent, la classe laborieuse (le “prolétariat” à l’époque) est une “classe en soi”, c’est-à-dire une classe qui présente une place spécifique dans un rapport de production, un certain nombre de conditions matérielles objectives communes, mais sans pour autant se considérer subjectivement comme une classe. 
C’est par la lutte collective que cette classe devient “une classe pour soi” c’est-à-dire une classe consciente d’elle-même et de ses intérêts et agissant en faveur de ses derniers. 

Le premier mythe auquel Trotsky fait la peau et qui permet d’importantes prises de conscience, est celui que la mise en place d’une “démocratie” bourgeoise permettrait de résoudre toutes les questions politiques via des réformes et dans un cadre pacifiste. Il l’explique : « La détérioration irrésistible des conditions de vie des travailleurs permet de moins en moins à la bourgeoisie d’accorder aux masses le droit de participer à la vie politique, même dans le cadre restreint du parlementarisme bourgeois ». 

« La détérioration irrésistible des conditions de vie des travailleurs permet de moins en moins à la bourgeoisie d’accorder aux masses le droit de participer à la vie politique »

Léon trotsky (1879-1940)

Ce débat a traversé le socialisme français dès son origine. Il a par exemple opposé le réformisme de Jean Jaurès, qui envisageait le passage au socialisme via une succession de réformes, à quelqu’un comme Jules Guesde qui voyait la violence révolutionnaire comme inéluctable. Un siècle plus tard, force est de constater que malgré les nombreuses participations de “socialistes” à des gouvernements, aucun “passage au socialisme” n’a jamais été ne serait-ce qu’initié. 

Trotsky a écrit sur Jaurès et Guesde
Jules Guesde (1845-1922), socialiste français, s’opposait à Jean Jaurès sur l’idée que le capitalisme pourrait être renversé par une succession de réformes 

Pour Trotsky, la prise de conscience révolutionnaire passe par des “revendications transitoires”. Il ne sert à rien de proclamer la révolution, c’est à partir de nos situations concrètes, actuelles que nous déduirons la nécessité d’aller plus loin. L’exemple des Gilets jaunes est de ce point de vue frappant : au départ la mobilisation se fait sur la question de la taxe carbone et donc des impôts et du pouvoir d’achat. Mais très vite c’est celle du pouvoir qui est posée puisque c’est par là que les réformes injustes et arbitraires sont imposées. 
Il faut donc toujours mettre en lien la revendication actuelle et ce qui en découle logiquement. C’est la même chose aujourd’hui avec le mouvement contre la réforme des retraites : cette réforme dont personne ne veut passe en force. Donc si l’on veut que ce projet soit battu c’est bien ce pouvoir qui doit changer. 

Trotsky note que les sociaux-démocrates ne font jamais le lien entre les revendications immédiates des travailleuses et travailleurs et la mise en place du socialisme : “la social-démocratie n’a pas besoin de ce pont, car du socialisme, elle ne parle que les jours de fête”. Or il constate l’impossibilité des réformes et donc la nullité du projet social-démocrate : “Il ne peut plus être question de réformes sociales systématiques ni de l’élévation du niveau de vie de masses; alors que la bourgeoisie reprend chaque fois de la main droite le double de ce qu’elle a donné de la main gauche (impôts, droits de douane, inflation, « déflation », vie chère, chômage, réglementation policière des grèves etc.); alors que chaque revendication sérieuse du prolétariat et même chaque revendication progressive de la petite bourgeoisie conduisent inévitablement au-delà des limites de la propriété capitaliste et de l’Etat bourgeois ». C’est, de nouveau, la situation dans laquelle nous sommes : l’état du capitalisme ne lui permet plus de faire de nouvelles concessions, notre quête de nouveaux droits passe donc par son renversement. L’enjeu écologique qui s’est depuis ajouté suit la même logique. 

Le rôle de l’organisation 

Comme le souligne Jean Batou “Trotsky est convaincu de la créativité, des capacités d’organisation et de la force des masses”. Il donne un rôle très important aux partis et organisations ouvrières dont le rôle est de soutenir l’ “auto-activité” du prolétariat tout en veillant à ne pas se “substituer à lui”. 

Il pense toutefois que sans organisation dirigeante, cette énergie se dissipe. 
Il souligne le rôle ambiguë et conservateur des organisations “réformistes” : « Le groupe réformiste tend à la paix avec la bourgeoisie. Mais pour ne pas perdre son influence sur les ouvriers, il est forcé, contre la volonté profonde de ses chefs, de soutenir les mouvements partiels des exploités contre les exploiteurs.” Cette tendance est toujours très visible aujourd’hui où la bureaucratie syndicale cherche toujours à “apaiser” tout en étant bien obligée de suivre un mouvement de contestation profond.

L’insurrection

Dans son Histoire de la révolution russe, Trotsky note que la prise du pouvoir des exploités ne peut se dérouler sur le modèle de la prise du pouvoir de la bourgeoisie (la révolution française de 1789) car « la bourgeoisie, dans une révolution, peut s’emparer du pouvoir non point parce qu’elle est révolutionnaire, mais parce qu’elle est la bourgeoisie : elle a en main la propriété, l’instruction, la presse, un réseau de points d’appui, une hiérarchie d’institutions ». Autrement dit le prolétariat, contrairement à ce qu’a réalisé la bourgeoisie depuis la fin du Moyen-Age, ne pourra pas devenir “dominant petit à petit” par une emprise économique, sociale et culturelle.

Pour Trotsky l’insurrection découle donc de la grève de masse, de la détermination et de la “radicalisation continue des exploités”. C’est cette grève de masse qui permet aux travailleuses et travailleurs “d’éprouver la force de son nombre dans l’action”. En se généralisant, elle “politise” les grévistes et pose le problème du pouvoir.

L’internationalisation

Pour Trotsky, l’internationalisme n’est pas un “principe abstrait”, il est une nécessité car l’ennemi, le capitalisme, lui, est mondialisé. 
Il note donc que les défaites ou victoires d’un peuple opprimé d’un pays ont un impact fort sur celles des autres. Et en effet la révolution russe de 1917 a créé un élan révolutionnaire dans toute l’Europe. On pourrait faire le même constat pour la révolution française de 1789, le “Printemps des peuples” de 1848, les soulèvements de 1968 ou plus récemment le “Printemps arabe”. 

Sans croire à une révolution simultanée dans de nombreux pays, il sait que la révolution socialiste commence dans une nation mais qu’elle doit nécessairement s’étendre. La raison en est notamment que si un “Etat ouvrier” est isolé, il sera la cible prioritaire des puissances impérialistes qui verront en lui un danger mortel. 

Une vraie révolution ne peut être que féministe

Même si son “féminisme” est forcément daté, Trotsky insiste sur le fait que les femmes sont “doublement opprimées par la classe possédante et par leur propre famille”. 

Pour lui, l’émancipation des femmes (et des individus en général) passe, notamment, par la socialisation des tâches domestiques, c’est-à-dire par la mise en place de laveries, de restaurants et d’habitats collectifs. C’est aussi le point de vue de l’afroféministe marxiste américaine Angela Davis dans Femmes, Race et Classe (1981). 

Trotsky et Angela Davis appellent à une socialisation des tâches domestiques
Angela Davis, comme Trotsky, a défendu l’idée d’une socialisation des tâches domestiques comme une des étapes du renversement du patriarcat (RIA Novosti archive / Yuriy Ivanov / CC-BY-SA 3.0)

Si les féministes sont allées beaucoup plus loin dans l’analyse et la critique du patriarcat, Trotsky aborde quand même la sphère de l’intime : « Les liens seront uniquement définis par une attirance mutuelle. Et c’est précisément pour cette raison qu’ils seront plus solides, différents certes pour chacun, mais contraignants pour personne ».

Si la révolution doit intégrer en son essence l’émancipation des femmes, il ne s’agit pour autant pas d’attendre celle-ci pour combattre le patriarcat. Trotsky défend donc la mise en place d’expérimentations partout où cela est possible, dès “maintenant”, notamment par des regroupements, même à échelle limitée, pour mettre en place ces socialisations des tâches domestiques

L’anticolonialisme et l’anti-impérialisme, au cœur de la révolution

Au sein du capitalisme mondialisé, toutes les nations n’occupent pas la même place : “Les fortunes de l’Espagne, de la Hollande, de l’Angleterre, de la France se sont constituées, non seulement par la plus-value prélevée sur leur propre prolétariat, non seulement par le pillage de leur propre petite bourgeoisie, mais aussi par le pillage systématique de leurs possessions d’outre mer. L’exploitation des classes fut complétée et sa puissance fut accrue par l’exploitation des nations. La bourgeoisie des métropoles se trouva en mesure d’assurer une position privilégiée à son propre prolétariat, surtout à ses couches supérieures, au moyen d’une partie des super-profits amassés dans les colonies.

Autrement dit, si le capitalisme a pu, à certains moments, offrir aux travailleuses et aux travailleurs une amélioration de leur confort matériel dans les pays européens ou aux Etats-Unis, ce n’est jamais qu’au prix de l’exploitation des travailleuses et travailleurs des nations colonisées : “Sous sa forme la plus large, la démocratie bourgeoise devint et reste toujours une forme de gouvernement qui n’est accessible qu’aux nations les plus aristocratiques et les plus exploiteuses. La démocratie antique reposait sur l’esclavage, la démocratie impérialiste repose sur le pillage des colonies ». Cela est d’autant plus vrai avec l’enjeu écologique où le modèle capitaliste repose sur l’exploitation illimitée de ressources limitées, ce qui ne peut être source que d’extrêmes tensions entre pays dominants et pays dominés. 

Trotsky soutenait la résistance éthiopienne
Cavaliers de l’armée éthiopienne en 1936. Face à la guerre coloniale menée par l’Italie fasciste en Ethiopie (1935-1936), Trotsky défendait la livraison d’armes à la résistance éthiopienne. 

Léon Trotsky insiste sur la place particulière des Etats-Unis dans le capitalisme mondial, devenu “le plus puissant bastion de l’impérialisme” et rappelant son origine : “Des immigrants actifs venus d’Europe prirent possession d’un continent extrêmement riche, exterminèrent la population indigène, s’emparèrent de la meilleure partie du Mexique et se taillèrent la part du lion dans les richesses mondiales”

C’est pourquoi les trotskystes pensent qu’il faut toujours faire front avec les forces luttant contre “la domination coloniale ou néocoloniale” car cela revient à saper un des fondements du “monde capitaliste”. 

« La démocratie antique reposait sur l’esclavage, la démocratie impérialiste repose sur le pillage des colonies »

Léon trotsky (1879-1940)

Le colonialisme a des effets profonds qui subsistent toujours. Il a créé des rapports sociaux “raciaux” (entendus non pas au sens biologique, mais bien dans un sens social). C’est pourquoi dans La Critique du programme de Gotha (1875), Marx insiste sur le fait que le socialisme doit révolutionner l’ensemble des rapports sociaux pour permettre “le développement multiple des individus”, ce qui passe, comme le note Jean Batou, “par l’élimination de toutes les discriminations, notamment celles fondées sur le type de travail, la nationalité, la “race””.

Le cas de l’Ukraine

Parmi les cas évoqués par Trotsky, un est particulièrement d’actualité : celui de l’Ukraine. Vers la fin de sa vie, Trotsky défend le droit de l’Ukraine à se séparer de l’URSS de Staline : « La genèse même du régime totalitaire et son intensification plus brutale encore, surtout en Ukraine, constituent la preuve que la volonté réelle des masses ukrainiennes est irréconciliablement hostile à la bureaucratie soviétique. Il ne manque pas de preuve que l’une des sources principales de cette hostilité est la suppression de l’indépendance ukrainienne (…) les grandes masses du peuple ukrainien sont mécontents de leur sort national et aspirent à le changer radicalement (…) Nulle part purge et répression n’ont eu un caractère aussi sauvage et aussi massif qu’en Ukraine ». 

Cette extrême brutalisation des ukrainiennes et des ukrainiens par la Russie soviétique explique pour partie l’origine de la volonté d’une partie de ceux-ci de s’émanciper de la tutelle russe, volonté partagée par beaucoup des nations d’Europe de l’Est.

Trotsky en Ukraine
Léon Trotsky en 1919, inspectant les troupes de l’Armée Rouge à Kharkov en Ukraine. 

Toutefois (et c’est un sacré manque) l’ouvrage oublie de rappeler l’action de Trotsky lui-même en Ukraine… En effet, en 1919, c’est bien l’Armée rouge, à l’époque dirigée par Trotsky, qui envahit l’Ukraine alors en proie à la guerre civile. Cette campagne militaire est marquée par un certain nombre d’atrocités, notamment à l’encontre de civils (bombardements, exécutions sommaires, déportations, pillages…). Il est également en grande partie responsable de l’écrasement, en 1921, de la Makhnovtchina, un mouvement anarchiste et paysan ukrainien qui défendait une forme de gouvernement libertaire basée sur les soviets locaux par opposition à la centralisation du pouvoir bolchévique. 

Qu’est-ce que le fascisme ? D’où vient-il ? Est-il de retour ? 

Jean Batou rappelle que “pour les marxistes, la démocratie parlementaire et le fascisme sont deux régimes bourgeois qui garantissent la propriété privée des moyens de production. C’est pourquoi ils constituent, en dernière analyse, des formes distinctes de la même “dictature de classe””.

Pour Trotsky, le fascisme vise donc à “l’écrasement des organisations ouvrières”, à “réduire le prolétariat à un état d’apathie complète” et à “créer un réseau d’institutions pénétrant profondément dans les masses pour faire obstacle à toute cristallisation indépendante du prolétariat. C’est précisément en cela que réside l’essence du régime fasciste”.  
En effet le mouvement fasciste naît à Milan en 1919 avec la création des Faisceaux de combat, au même moment où, en Italie, des travailleurs instaurent des conseils d’usine, le contrôle ouvrier de leur lieu de travail grâce à des grèves et des occupations, et mettent en place des “détachements d’auto-défense”. Les fascistes assurent donc aux classes dominantes, pour obtenir leur soutien, qu’ils obtiendront “le calme pour de longues années”. 

« Pour les marxistes, la démocratie parlementaire et le fascisme sont deux régimes bourgeois qui garantissent la propriété privée des moyens de production »

Jean batou, professeur d’histoire contemporaine

Ainsi Trotsky explique que “le régime fasciste voit son tour arriver lorsque les moyens « normaux » militaires et policiers de la dictature bourgeoise, avec leur couverture parlementaire, ne suffisent pas pour maintenir la société en équilibre”. 

Si le fascisme est une des formes de la dictature bourgeoise, cela ne signifie pas que Trotsky met un signe égal entre ce dernier et ses autres formes d’expression : Trotsky condamne sévèrement la stratégie des partis communistes qui a consisté, au cours des années 1920 et jusqu’au début des années 1930 à assimiler la bourgeoisie social-démocrate au fascisme. 

« Le régime fasciste voit son tour arriver lorsque les moyens « normaux » militaires et policiers de la dictature bourgeoise, avec leur couverture parlementaire, ne suffisent pas pour maintenir la société en équilibre »

Léon Trotsky (1879-1940)

On pourrait donc, avec des analogies douteuses, faire le reproche à celles et ceux (nous en faisons partie) qui expliquent que la différence entre le RN et le reste du corps politique dominant (le macronisme, LR et un pan minoritaire de la gauche) est une différence de degré et non pas de nature. Mais l’extrême droite lepeniste, bien qu’elle ait des héritages fascistes (comme l’ensemble de la droite française, qui s’est entièrement compromise dans la Collaboration, et on n’en finit pas de la constater) n’est pas, à proprement parler, fasciste – c’est important car cela change l’analyse. Elle est d’extrême droite au même titre que d’autres en Europe, et donc au même titre que … Macron.  On pourrait donc s’attendre à ce qu’on voit aujourd’hui : une impunité policière totale, des arrestations d’opposants, des violences et une répression très forte contre les migrantes, les migrants et les racisés, une poursuite des politiques d’exception contre les musulmanes et les musulmans, les militantes et militants du mouvement social, une réduction de la liberté de la presse et d’expression… C’est-à-dire aux politiques mises en place (avec plus de modération qu’en France, oui oui) par la Pologne, la Suède, la Hongrie, l’Italie, où l’extrême droite n’a pu arriver au pouvoir qu’avec l’adhésion et la participation des partis bourgeois classiques. C’est pareil ici : pour faire une majorité, Le Pen devrait composer avec les macronistes et le LR (c’est toute l’opération idéologique du « barrage anti-Nupes » que de nous préparer à ces alliances pour qu’elles ne paraissent plus « contre-nature ») – et cela va devenir également vrai à l’inverse (pour maintenir des majorités introuvables LR et macronisme devront de plus en plus composer avec le RN). Autrement dit : faire barrage au RN en votant pour le macronisme ou LR c’est voter pour deux forces politiques qui ont, in fine, vocation à s’allier à la première. À ce stade la « politique du barrage » (le degré zéro de l’antifascisme, et qui ne devrait même pas être un sujet en ce moment, mais force est de constater que l’obsession électorale des médias et des organisations de la gauche bureaucratique et parlementaire y oblige un petit peu), consiste donc à un jeu de dupes : en pensant faire barrage à un parti en votant pour un autre, on vote pour un mouvement politique, qui, au bout du compte fera alliance avec celui que nous voulions contrer et appliquera la même politique (les compromis se faisant bien sur les questions économiques et non pas sur les politiques contre les minorités et sur l’autoritarisme, positions où tout ce beau monde se retrouve). 

Les éléments cités plus haut sont donc constitutifs d’une politique d’extrême droite. Il est très improbable que Le Pen première ministre ou présidente, puisse (ou même souhaite…) mettre en place un parti unique, une propagande d’Etat totalitaire, une politique génocidaire avec déportations massives et camps d’extermination contre les juifs, les musulmans, les homosexuels, les opposants etc. – ce que désigne le fascisme. Il ne s’agit en aucun cas d’euphémiser mais de comprendre l’ennemi. Ce type de politique pourrait ré-advenir (avec des formes et des esthétiques forcément différentes) dans une situation insurrectionnelle, révolutionnaire, avec un peuple lourdement armé, et le capital menacé dans son existence même – c’était le cas en Italie, en Allemagne et ailleurs dans les années 1920 et 1930 – ce n’est pas le cas aujourd’hui (pour le moment).

C’est mon analyse sur le « déjà-la fasciste »  : la dictature est déjà-là, nous vivons déjà dans une politique classiquement d’extrême droite avec des éléments de fascisme, toutefois l’instauration d’un régime fasciste (à ce stade) n’est pas nécessaire pour la bourgeoisie et les vrais fascistes (minoritaires mais qui existent) n’ont pas les moyens de leur ambition. 

Cette analyse est assez similaire à celle d’ Anasse Kazib et de Révolution Permanente, parti trotskiste, et elle explique pourquoi celui-ci ne se précipite pas pour appeler à voter Macron, à s’allier avec n’importe quelle organisation de gauche bourgeoise. 

L’URSS de Staline : « un Etat ouvrier bureaucratiquement dégénéré » 

C’est ainsi que Trotsky a désigné l’URSS de Staline, régime totalitaire, criminel et bureaucratique. 

Dans un ouvrage au titre évocateur, La Révolution trahie, ce dernier fera une analyse de classes de la situation en URSS : l’Union soviétique n’a pas mis fin à la lutte de classes, et n’a donc pas réalisé le communisme, elle a consacré le règne et la domination de la bureaucratie. 
Son analyse, qui compare la bureaucratie soviétique au fascisme, est même (étonnamment) proche d’Hannah Arendt (une des philosophes de référence sur le totalitarisme) à certains égards : “par sa fonction de régulatrice et d’intermédiaire, par le souci qu’elle a de maintenir la hiérarchie sociale, par l’exploitation à ses propres fins de l’appareil de l’Etat, la bureaucratie soviétique ressemble à toute autre bureaucratie et surtout à celle du fascisme”.  Cette bureaucratie est “la seule couche sociale privilégiée et dominante, au sens plein des termes, dans la société soviétique ». « Les moyens de production appartiennent à l’Etat. L’Etat « appartient » en quelque sorte à la bureaucratie »
Comme la bourgeoisie, la bureaucratie soviétique se nie en tant que classe : « Elle feint de ne pas exister en tant que groupement social. Sa mainmise sur une part énorme du revenu national est un fait de parasitisme social ». » 
Autrement dit, la bureaucratie soviétique a confisqué le pouvoir politique et s’est servi de la propriété de l’Etat pour assurer sa domination et ses revenus. 

Trotsky a été assassiné en 1940
Trotsky fut assassiné à coups de piolet, au Mexique, où il était exilé, en 1940 par un agent stalinien (Photo : Jack Donaghy, CC BY 2.0)

Le trotskisme mérite un bilan critique qu’on ne trouvera pas vraiment dans l’ouvrage de Jean Batou.
Ce bilan critique évoquerait la répression extrêmement brutale de la révolte de Kronstadt par Trotsky en 1921, où des marins de cette île de la mer Baltique réclamaient la fin de la dictature du Parti Communiste, la formation de soviets indépendants et s’opposaient à la centralisation du pouvoir politique. Il discuterait des excès de Terrorisme et Communisme (1920), ouvrage de Trotsky jamais cité ici. Il faudrait également s’interroger et discuter l’actualité ou non de la stratégie d’avant-garde et de partis de masse au XXIe siècle. 

Toutefois la lecture de Découvrir Trotsky permet d’avoir un aperçu clair des concepts clés de la pensée trotskiste et de sa théorie révolutionnaire, qui prenait en compte les revendications immédiates des travailleuses et travailleurs, la place des femmes, le rôle de l’impérialisme et du colonialisme, tout en mettant en garde contre les dangers de la bureaucratisation. 

Découvrir Trotsky

Jean Batou, Découvrir Trotsky (2023), Editions sociales, coll. Les propédeutiques, 10 euros, 184 pages


Rob Grams


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