Dimanche 10 avril, nous n’avons pas passé une excellente soirée, il faut bien l’admettre. Dans notre camp social, les choix ont été différents : certains ont mis leur espoir dans la candidature de Jean-Luc Mélenchon qui fait des scores spectaculaires dans les villes populaires, d’autres ont voté pour leurs convictions anticapitalistes en choisissant Nathalie Arthaud ou Philippe Poutou, d’autres encore voient dans cette élection une institution bourgeoise en charge de légitimer la reconduction incessante de la classe dominante et se sont abstenus.
Dans tous les cas, aucun et aucune d’entre nous ne se réjouit de la situation qui voit s’affronter deux versions de la bourgeoisie autoritaire. Pour ce second tour, différents choix vont s’offrir à nous, à priori tous mauvais : certains vont aller “faire barrage” à une extrême droite dont on peine souvent à voir ce qui la différencie réellement du macronisme, que cela soit en termes d’autoritarisme, de xénophobie ou même de références historiques, d’autres vont avoir l’idée plus saugrenue d’aller “faire barrage à Macron” – ce qui semble être la pire des options possibles.
De mon côté, face à choix, détestable, dont je ne trouve pas qu’il en soit vraiment un et dont j’ai le sentiment qu’il a été organisé depuis au moins dix ans, je m’abstiendrai probablement. Ma position pourrait encore changer, d’ailleurs nos avis sur le sujet ne sont pas tous arrêtés au sein de la rédaction… mais dans tous les cas la question du vote est-elle aussi centrale que ce que tout le monde veut bien en dire ? Mérite-t-il vraiment toute cette passion et que nous participions, par nos engueulades entre camarades, à le légitimer comme le premier et le plus ultime des moyens d’action politique ? Le vote est-il seulement un véritable “acte politique” ?
Je partage avec beaucoup d’entre nous la sensation d’être, face aux élections, comme un hamster dans une cage, courant dans ma roue sans voir que je n’avancerai jamais plutôt que de me préoccuper de comment péter les barreaux de ma cage, ou, pour reprendre l’expression de Mélenchon lors de son discours (sans peut être en mesurer toute la portée), comme Sisyphe remontant indéfiniment et en vain son rocher en haut de la colline. Et si pour une fois, après des décennies de retour du même, Sisyphe, plutôt que de faire ce qu’on attend de lui, prenait son rocher pour le jeter à la gueule de la bourgeoisie et de ses alliés d’extrême droite ? Proposition de pensée : si, comme nous le constatons dans tous les pays, années après années, les élections ne provoquent jamais aucun des changements que nous souhaiterions voir advenir, si dans une perspective marxiste ces élections sont forcément au service de la bourgeoisie et à notre détriment, peut-être est-il temps de leur redonner leur juste place et s’y désintéresser, ou du moins de leur refuser toute cette centralité, centralité qui nous fait perdre un temps et une énergie folle, et de ne s’y intéresser que marginalement, de prendre le vote pour ce qu’il est : un des seuls moyens d’expressions politiques autorisés par le pouvoir, mais aussi un des plus faibles, un des plus nuls, un des plus consternants. Un moyen d’expression nous faisant croire à une capacité d’action sur les évènements, que nous n’avons pourtant pas – et qui sert donc, avant tout, à maintenir l’ordre.
Personne n’est mort pour que nous puissions choisir entre Le Pen et Macron
C’est là où le dernier livre de François Bégaudeau que nous avions rencontré en novembre dernier, semble d’une très grande actualité, alors que le chantage et la pression sur les abstentionnistes va atteindre des sommets, les rendant responsables de tous les maux de la terre.
Paru aux Editions Divergences, Comment s’occuper un dimanche d’élection ne répond jamais vraiment à la question posée (peut-être un petit peu lors des toutes dernières pages) mais propose de décortiquer de façon radicale l’institution même de l’élection, à la manière dont l’avait déjà fait François Bégaudeau à propos de l’école.
Dans le climat lénifiant et étouffant de citoyennisme ambiant, de photos grotesques d’isoloirs et de “a voté!”, de centralité de l’élection comme le summum de l’action politique alors qu’elle n’en est, pour paraphraser Fréderic Lordon, que le moyen le plus “médiocre”, (mais selon lui un moyen quand même, ce qui fait une bonne différence), cette lecture, je dois le dire, m’a fait du bien. Elle aide à relativiser ce que beaucoup d’entre nous ressentons comme une défaite, là où il ne pouvait y avoir que de la défaite – c’est ce que François Bégaudeau s’efforce de démontrer ici.
Pourtant souvent considéré comme l’acte politique absolu dans notre “démocratie représentative” l’auteur commence par poser l’idée que “le choix de voter ou non n’est pas un choix politique”. Il précise donc rapidement qu’il n’exclurait pas en toutes circonstances d’aller voter (par exemple pour faire barrage à Michel Onfray, ou pour faire l’emporter Philippe Poutou), son abstention ne prétendant pas être une proposition universalisable, voire même pas une proposition du tout.
Les abstentionnistes se voient rétorquer l’argument d’autorité que “des gens seraient morts pour que l’on puisse voter” sans jamais réellement accompagner cette affirmation d’exemples historiques probants. François Bégaudeau ajoute que mourir pour une cause ne légitime pas cette cause en soi : “des milliers d’imbéciles meurent chaque année pour des causes imbéciles”.
Puis l’ouvrage s’attaque à la confusion régnant entre liberté d’expression et démocratie. Pour beaucoup, le fait que nous puissions nous exprimer, qu’un média comme Frustration existe, suffirait à démontrer que nous sommes en démocratie puisque nous avons la possibilité de critiquer le pouvoir. Bien que cette liberté soit toute relative, y compris en ce qui concerne la presse (déréférencement des médias d’opposition sur les réseaux sociaux, arrestations et tabassage de journalistes, convocations par la DGSI, perquisitions, procédures d’interdiction…) il paraît bien incomplet d’en faire un critère suffisant et constitutif d’une démocratie complète : “à force de propagande s’est oublié que la démocratie n’est pas le pouvoir de s’exprimer sur la situation, mais celui d’agir sur elle”, là où “ici nous ne pouvons rien mais nous pouvons dire”.
Or, le vote à une élection n’est pas un acte mais bien une expression, une expression dont le sens n’est pas forcément connu et dont l’élu n’a aucun besoin de tenir compte, puisque l’élection n’engage à rien. L’élection consacre une séparation de la citoyenneté entre ceux qui agissent, les élus, et ceux qui regardent agir – nous.
Le dispositif institutionnel qui serait en mesure de contraindre les élus à coller à leurs programmes serait le “mandat impératif”, mais dont l’auteur n’est pas surpris qu’il soit si rare puisqu’il contrevient à la logique même de la représentation.
François Bégaudeau ne juge pas tous les votes de la même manière et opère ensuite une distinction entre le vote d’élection et le vote en situation, le second étant “suivi d’effets immédiats pour les votants” car sans délégation : après avoir voté, ce sont les votants qui deviendront exécutants – c’est le cas par exemple dans des associations ou dans des comités de grèves.
La soirée électorale est le nom d’un programme télé
Le livre nous rappelle également que “tous les partis sont des machines électorales, spécialement conçues pour les échéances et pour y glaner de quoi bouffer” : le spectacle du PCF trahissant les travailleurs pour quelques postes aux élections intermédiaires, de Jadot et Pécresse endettés mendiant notre argent en raison de leurs scores lamentables, tendent à lui donner tristement raison.
Non sans provocation, François Bégaudeau va jusqu’à affirmer que “la soirée électorale est le nom d’un programme télé” : les analyses bas de gammes, les effets sonores qu’on croirait tirés d’un film de Christopher Nolan, les slogans, la dramaturgie, les faux suspenses entretenus, les clashs organisés semblent en grande partie le confirmer. Bien que son succès soit visiblement à relativiser, TF1 ayant préféré, peut-être à raison, diffuser Les Visiteurs. Le lecteur est alors invité à interroger ses propres affects : sommes-nous pris par le spectacle, par l’adrénaline du “pari sportif” ou pensons-nous réellement que l’élection pourrait avoir un impact positif pour notre camp social ?
Une autre limite, et pas des moindres, de l’élection est que celle-ci permet de “prendre l’Etat”, de remplacer les occupants des institutions, ce qui risque d’être bien insuffisant pour contrarier le capital : “L’ordre tient d’abord par l’argent et la propriété. Qu’ils prennent l’Etat, nous garderons l’argent et la propriété. Et notre argent nous assurera le contrôle de l’Etat dont les lambdas auront cru s’emparer”.
De la sociologie électorale qui constate le “faible vote des classes populaires” mais aussi “l’hyper vote des classes supérieures”, l’auteur de Notre Joie, en tire l’interprétation que “les classes populaires sentent bien que ce n’est pas leur affaire” tandis que “les classes supérieures sentent bien que c’est la leur”. Puis anticipe la question qui se pose assez rapidement ensuite, et que nous lui avions d’ailleurs posée, “quid des fractions des classes populaires votant à droite toute ?”. A cela, il répond que “ce n’est pas la France qui se droitise, c’est la France électorale”, rappelant pertinemment que “La France électorale, celle qui vote, représentent le tiers de la population de France” : énormément d’habitants de France subissent le même réel que les électeurs, sans avoir la possibilité d’élire.
Le ressort du vote populaire de droite serait alors de “conserver son petit ascendant sur les plus bas que lui” (typiquement… les immigrés), car le vote pousserait intrinsèquement au conservatisme.
François Begaudeau nous invite à adopter sur l’élection “un point de vue structurel” : “au sein d’une société dominée par la bourgeoisie, l’élection n’a pu être instituée qu’au service de la bourgeoisie. (…) il n’est pas envisageable que des gouvernants aient offert aux gouvernés un dispositif propre à les destituer; que les rentiers aient permis voire promu des élections susceptibles de ruiner la rente (…) ce que l’ordre autorise et a fortiori organise conforte l’ordre”, cassant dans l’oeuf l’idée que “l’élection sera de gauche si la gauche l’investit”.
La démocratie est une question sociale
Ce dernier prend également soin de confronter sa théorie aux faits historiques. De ce point de vues les (rares) victoires électorales du camp social, comme celle de François Mitterrand en 1981, ne seraient que les conséquences d’une vitalité politique et de luttes ayant pris place en dehors du champ électoral : ainsi 1981 serait une des conséquences de mai 1968 – analyse par ailleurs assez partagée par nombre d’historiens.
De la même façon, ce n’est pas le pouvoir qui corromprait, mais le pouvoir qui attirerait des esprits corrompus, attisant “un vieux goût pour l’ordre” préexistant.
Pour finir, l’auteur d’Histoire de ta Bêtise, rappelle que “la démocratie est une question sociale” et qu’aucune réflexion sur la démocratie ne peut faire l’économie d’une réflexion sur le temps de travail. Cette critique semble relativement bien s’appliquer à une partie du programme de la France Insoumise qui place au coeur de son programme la mise en place d’une assemblée constituante pour la VIe République : “ce n’est pas l’avènement de la démocratie qui génère un ordre social égalitaire, mais l’inverse. Ou les deux en même temps, si on veut.”.
Une lecture que nous ne pouvons que vous conseiller comme arme intellectuelle d’auto-défense face à l’insupportable pression qui s’abat sur nous de la part de la bourgeoisie pour que “nous fassions notre devoir” : si le vote peut parfois avoir son intérêt, nous ne pouvons en aucun cas lui donner, ni à lui ni plus généralement aux institutions au service de la bourgeoisie, la centralité et la primauté de notre action politique. Contre Le Pen ou contre Macron, il nous faudra résister, occuper des places, des institutions et des entreprises, faire grève, bloquer, investir des zones autogérées, écrire, construire, aider les migrants et les autres, bref, faire de l’antifascisme en acte, faire de la gauche en acte plutôt qu’en vote.