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On peut connaître François Bégaudeau comme romancier, critique de cinéma ou bien comme acteur dans le film Entre les murs, Palme d’Or à Cannes en 2008 et adapté de son ouvrage du même titre basé sur ses années dans l’enseignement. Mais c’est avec Histoire de ta bêtise sorti en 2019, ouvrage à la fois drôle et jouissif qui met en lumière l’hypocrisie et l’absurdité de la bourgeoisie culturelle, que nous avons découvert chez cet écrivain des affinités importantes. François Bégaudeau s’adonne ici à un tout autre genre : l’essai politique. Plume acerbe, ton caustique, il place le curseur sur ce que nous appelons chez Frustration la branche “de gauche” de la catégorie sociale plus générale de “sous-bourgeoisie”, courroie de transmission entre la classe laborieuse et la bourgeoisie, en plus de revendiquer politiquement l’utilisation du concept de bourgeoisie en plein mouvement social et insurrectionnel des Gilets jaunes. Bref, les mêmes obsessions semblent bel et bien nous animer et une rencontre s’imposait, naturellement.

On a ainsi saisi l’occasion lors de la sortie de son nouvel essai en septembre dernier, Notre joie (Fayard), où il met en scène sa rencontre avec une bande de jeunes fachos de Lyon rencontrés dans un bar. Fascinés par son précédent bouquin, ils partent du principe qu’ils auraient donc un ennemi commun, le “bobo de gauche morale des centre-villes”. Il analyse leur langage, leurs idées, leur fonctionnement rhétorique tout pété et en quoi, au fond, il n’ont quasiment aucun point commun politique. Il en profite également pour évoquer la gauche radicale et ses contradictions, les Gilets jaunes, la question des affects en politique (convoquer la “colère” ou la “joie” ?), l’antiracisme, notre rapport à la justice, ses déceptions et ses espoirs, les reproches que l’on peut lui faire ici ou là…

Alors, quoi de mieux que de rejouer la scène de son livre, mais cette fois-ci avec toute l’équipe gauchiste de Frustration ? On lui a donc donné rendez-vous dans un bar du Xe arrondissement de Paris composé de peintures militantes feutrées et ternes, de lumières tamisées qui renforcent un ton général un peu austère… et nous, dans un coin situé au fond de la salle, accompagnés de nos pintes de bières. Le bar, vide, nous donne l’impression d’organiser une réunion clandestine entre dissidents politiques qui complotent entre eux. “Ça fait bien réunion de gauchistes !”, s’exclame François Bégaudeau à son arrivée. On a discuté longuement, environ trois bonnes heures. C’était passionnant, parfois tendu avec des désaccords de fond mais, d’une manière générale, tout aussi passionné des deux côtés. Première partie de cette rencontre punchy et définitivement pas comme les autres : les limites de la simple colère comme affect mobilisateur, la réhabilitation politique de la “joie” et l’héritage du mouvement des Gilets jaunes. 

Notre joie, pourquoi avoir choisi ce titre ? La joie serait-elle un affect politique ? Ce serait pas un peu naïf, comme sentiment, pour ne pas dire dépolitisant ? 

Il y a plusieurs étages à la fusée. J’assume tout à fait que ce titre soit énigmatique et qu’il soit relativement décalé par rapport au cahier des charges d’un essai “politique”, mais c’est aussi pour signifier précisément que je ne fais pas vraiment d’essais politiques, ce n’est pas trop mon truc. Je peux en lire, je ne trouve pas du tout ce genre méprisable, mais ma plume ne m’emmène pas vers là, elle m’emmène vers des trucs plus subjectifs. Comme par hasard, dans Notre joie, il y a une charpente narrative : cette soirée. La notion de joie, j’entends bien qu’elle est un peu dissonante par rapport à un certain lexique, mais c’est fait pour rêver autour de cette idée. Je propose différentes approches, c’est un mot qui me plait. Ce mot a toujours résonné chez moi, de mille manières, y compris par rapport au texte chrétien. 

S’il y a bien un truc avec lequel cette joie-là n’a rien à voir, c’est bien cette espèce de béatitude candide, “youpi tralala”, c’est évidemment pas ça ! D’ailleurs, je crois que je cite le philosophe Clément Rosset, grand penseur de la joie, nietzschéen, que j’ai toujours beaucoup aimé, et qui dit bien que la joie n’est pas du tout articulable à un état du monde. L’individu empreint de joie, ce n’est pas quelqu’un qui trouve que le monde va super bien, ça n’a rien à voir. Rosset dit bien que ça aurait plutôt à voir avec un tempérament fondamental, ce que qu’il aurait appelé “une bonne nature”, moi j’appelle ça une “bonne humeur”, ou une “humeur bonne”. Il y a quelque chose comme un tempérament joyeux qui n’a rien à voir avec “olala le monde est magnifique”, une sorte d’optimisme béat, débile, mais une espèce de constitution affective (pour parler en termes spinozistes), qui les prédispose à être dans le possible, dans des énergies, et qui les pousse à s’excepter des passions tristes, et notamment des passions tristes politiques, qui sont les pires. 

Les passions tristes politiques, ce seraient donc celles de ce que tu appelles les “autoritaires” ?

Oui, le bloc autoritaire que j’essaie de décrire est noué par des passions tristes. Quel que soit le sujet qu’on lui présente, il l’appréhendera toujours de la façon la plus dégueulasse et la plus médiocre concernant ce qu’est la vie, de manière étriquée. On ne le dit pas assez mais l’identité, c’est d’abord une vue de l’esprit, c’est une baudruche, ça ne veut rien dire, et c’est surtout une énorme restriction du vivant. Quand bien même quelqu’un s’identifierait lui-même par ses traits identitaires, c’est une restriction incroyable par rapport à ce qui habite un individu. 

Il y a quelque chose comme un tempérament joyeux qui n’a rien à voir avec “olala le monde est magnifique”, une sorte d’optimisme béat, débile, mais une espèce de constitution affective qui les prédispose à être dans le possible.

D’un point de vue plus politique, c’est plus compliqué : on ne va pas décréter que la joie ferait programme politique, ce n’est pas du tout ce que je dis et j’espère que ce n’est pas interprété comme tel. C’est plutôt un constat : à quel point le camp de l’émancipation a été animé par des énergies qui se sont toujours portées vers la possibilité. C’est ce que j’aime dans ce camp. Dieu sait s’il y a beaucoup de choses qui peuvent m’emmerder dans la gauche radicale, dans la militance, j’en parle un peu à la fin du livre, mais ce qui m’agace c’est exactement l’inverse : c’est quand eux-mêmes commencent à se restreindre, à “étriquer” leur champ de réflexion. Je prends comme exemple le documentaire que j’avais fait tourner en Mayenne l’année dernière , je l’ai beaucoup diffusé : il y avait parfois des militants dans la salle, c’était souvent les plus chagrins ! C’était souvent ceux qui allaient me faire chier pour me dire que je ne donnais pas assez de clés dans le film pour renverser le capitalisme, que j’avais pas fait ci, j’avais pas fait ça… Je leur disais : “j’ai filmé des gens, avec tendresse et amour, je vous propose de les regarder avec moi, je trouve que ce qu’ils font produit de la possibilité”, ben non ! Il fallait qu’eux, ils viennent m’emmerder, systématiquement. Et pourtant le film était plutôt bien reçu dans les salles. Mais dès qu’il y en avait qui m’emmerdaient, c’était toujours un militant professionnel de je ne sais quel groupe ! De toute façon, ça a toujours été l’écueil du militantisme, une sorte de restriction vitale. 

Lors de la manifestation anniversaire des 3 ans des Gilets Jaunes. Par Serge d’Ignazio

Pour conclure, c’est ce que j’ai toujours dit de Nietzsche, quand on me demande “mais tu penses que Nietzsche est de gauche ?”. Ben je ne sais pas, je ne trancherai pas ce débat et en plus on s’en fout. En plus il n’a jamais rien compris au socialisme. En revanche, s’il y a bien un truc qui peut faire du bien à quelqu’un qui est bien campé sur ses bases de gauche radicale, c’est de lire Nietzsche. C’est un complément d’imaginaire et de pensée très utile pour des gens qui seraient solides sur leurs bases. Si t’es pas solide sur tes bases et que tu lis Nietzsche, on sait ce que ça donne : tout un tas de crétins, qui en ce moment se répandent sur Internet. Ça donne des masculinistes, parce que [pour eux] “volonté de puissance” égal “faut faire chier les femmes”… En fait, la meilleure façon de lire Nietzsche, c’est d’avoir un socle de gauche. Et la joie se tient au croisement de tout ça.

Ensuite, vient la question de la colère. C’est ce qui nous a le plus interpellé dans le livre (en bien). Déjà, ça t’a pas échappé qu’on s’appelle Frustration

C’est pas très nietzschéen, mais c’est un super titre ! En termes de musicalité, et d’étonnement…Vous aussi, c’est comme ma joie à moi ! Frustration, pour un marxiste…

Le livre nous a fait réfléchir à nos propres pratiques, à notre rapport à la joie. Le personnage que nous avons trouvé particulièrement intéressant, c’est S. Il a lu Histoire de ta bêtise, il est super en colère tout le temps. Tu considères cette colère comme quelque chose de négatif qui ne mène pas à grand-chose, et ça heurte un peu notre conception de la colère comme quelque chose de mobilisateur et sur lequel il faut compter (c’est le pari de Frustration : tu prends la colère et t’en fais quelque chose de cool, de propulsif). Tu distingues différents types de colère, en fonction de ce qu’elles opèrent politiquement ? Ou bien c’est plus compliqué que ça ? 

Ce sont des pages bizarres parce que j’essaie de décrire ce que serait la bonne chimie affective qui définirait l’impulsion politique la plus productive, la plus féconde. Ce qu’on peut dire de la colère au bas mot : a minima, la colère en soi ne fait pas valeur. Puisque nous savons bien que les fachos sont très en colère, les bourgeois sont très en colère contre les gauchistes, contre les zadistes, contre les Gilets Jaunes… C’est ce que j’appelle des colères de copropriétaires : “vous avez vu, ils ont encore salopé le gazon !”. La colère ne peut pas caractériser un camp, elle n’est une garantie de rien politiquement. Là où ça se complique, c’est qu’il n’y a pas d’impulsion émancipatrice sans colère, mais il n’y a pas d’impulsion émancipatrice véritable si on s’en tient à la colère et si on ne l’hybride pas à autre chose. Donc il faut trouver le bon dosage. 

Mon désaccord avec l’organisation sociale est devenu très concret quand j’ai eu à travailler. Mon point de colère est là.

Moi j’ai un fond de colère aussi, je sais où est mon point de colère : c’est comment le fait que j’ai eu à me valoriser sur le marché du travail a fait que j’ai dû enseigner dans des conditions dégueulasses, perdre ma santé de 25 à 35 ans, pas exactement faire ce que je voulais. J’ai été un peu volé de ces années-là. On m’a volé mon temps. C’est vraiment la condition du prolétaire de base. Je me vivais beaucoup comme un prolétaire quand j’étais prof. Parce que 1) j’étais pas si bien payé, comme le savent ceux qui sont passés par l’enseignement, 2) j’étais dans des quartiers populaires un peu difficiles, où t’es au cœur même des contradictions de la société, on te demande de faire quelque chose qui est juste impossible. Et puis les horaires, et tout un tas de choses… Donc j’ai ce fond-là, qui est mon moment originel – j’étais politisé avant, mais très abstraitement. Mon désaccord avec l’organisation sociale est devenu très concret quand j’ai eu à travailler. Mon point de colère est là. Et il est encore de voir à quel point ma copine se fait emmerder au collège, mes copains profs, mes copains dans des travaux précaires. C’est une colère d’une certaine nature, qui porte sur ce qui est, à mon avis, l’épicentre de la question sociale, et notamment la nécessité d’avoir à se valoriser sur le marché du travail. J’y insiste bien dans le livre, je pense que c’est dur. Bernard Friot dit bien ça, et plein d’autres, je ne suis pas le seul à le dire mais c’est bien de le marteler. Vous le faites aussi, en bons marxistes, mais c’est jamais de trop.

Mais une fois qu’on a dit ça… je vois bien tout un tas de colères qui tournent en rond, qui ressassent, et S. en est la figure. C’est fondamentalement un soralien : il m’invite en disant “eh je t’adore, comment tu leur as cloué le bec à tous ces salopards de bourgeois !”. Donc il pense que “les ennemis de mes ennemis sont mes amis” et pendant le week-end que je vais passer dans son café, il va (même s’il est adorable par ailleurs) m’user à déblatérer en permanence, me montrer des vidéos de clashs (son moment préféré étant le moment où Soral enfonce une féministe dans une émission télé de 1992). Là je vois vraiment physiquement ce qu’est une colère qui tourne en rond. Il est derrière son comptoir et il ressasse toute la journée, et il m’use. Donc le ressassement, c’est non. Je pense que le Joker est le grand film de ça : grand non pas au sens de la qualité (je le trouve très médiocre), mais il est emblématique de cette colère. 

On a fait un article sur Joker, on est sur la même ligne que toi.

J’ai fait un podcast aussi dessus, j’ai été très sévère… Oui on voit bien cette colère, intransitive, qui finit à la fin avec des slogans comme “kill the rich”…

Il y a plein de gens qui avaient trouvé ça génial, disant que c’est “le symptôme de l’époque”, “c’est la révolution”… Et il y a même des gens qui venaient déguisés en Joker dans les manifs !

En plus c’était pas loin des Gilets jaunes, et ils avaient aussi cette ambiguïté-là, cette confusion-là. Bien que le mouvement ait été quelque chose d’admirable et qui a fait du bien à tout le monde, il y avait cette confusion, cette colère qui ne savait pas très bien où se poser… qui devenait presque une fin en soi, comme je le dis dans le livre. Le problème résiduel des Gilets jaunes sur les derniers mois, c’était quand même : “est-ce qu’on peut continuer à être gilet jaune, à s’exprimer ?”. Ben ouais mais s’exprimer pour quoi, pour quand, pour qui ? “Pour s’exprimer”. Le mouvement était entré dans une sorte de narcissisme collectif, et je pense que c’est ça qui définit la colère inféconde : c’est celle qui devient son propre objet. C’est celle qui n’a plus d’autre horizon que de s’exprimer, de s’épancher. C’est pour ça que les Gilets jaunes demandaient (un peu trop à mon goût) à Macron d’être entendus. Ils faisaient une énorme erreur politique, il ne faut pas hésiter à le dire. Je sais qu’il y a beaucoup de marxistes qui avaient peur d’être condescendants avec les Gilets jaunes, et je dis bien dans le livre que la condescendance c’est précisément s’interdire de dire des choses qu’on pense sous prétexte que le pauvre gilet jaune n’est pas capable de les comprendre. Ce qui est égalitaire c’est de dire, “écoute gilet jaune, quand tu dis à Macron de t’entendre, tu fais une erreur politique, tu produis une bêtise politique. Ce n’est pas de ta faute, ça tient à plein de trucs. Mais précisément, il ne t’entendra jamais. Il n’entendra jamais dans ce que tu as à lui dire quelque chose qui pourrait véritablement le déstabiliser.” 

Donc qu’est-ce qu’il en est de la colère féconde ? Il faut qu’elle s’hybride à plusieurs choses : d’abord l’analyse structurelle et froide de l’ennemi, parce que là ce n’est plus une question de colère mais de puissance analytique. Alors c’est sans doute la colère en moi qui m’a conduit à vouloir produire l’analyse du capitalisme ; mais l’exercice même de l’analyse du capitalisme a besoin de calme. Si je continue à être coléreux quand je l’analyse, je ne vais pas m’en sortir. C’est l’exemple que je prends à un moment d’une copine qui travaille chez Leclerc au rayon boucherie, et qui me dit par mail un jour : “Putain les connards, ils m’ont fait des horaires, je vais être obligée de travailler matin et soir avec un gros trou au milieu, c’est impossible”. Elle est tout en colère. 

Pour qu’il y ait un moment politique il faut qu’il y ait de la colère, et le bon vivier de colère ce sont les gens qui souffrent véritablement. Ces gens-là sont tellement immergés dans leur souffrance, dans l’aliénation, qu’ils n’ont pas toujours la latitude de refroidir, d’avoir des moments de refroidissement. 

D’abord je compatis, je lui dis que ça va aller, puis je passe à la phase 2 : je lui dis “attends, il y a un syndicat peut-être chez Leclerc, va le voir”. Elle répond : “Non, il n’y a pas de syndicat“. Je rétorque : “Ah bah, renseigne-toi, ça m’étonne. Et si y’en a pas, tu pourrais quand même essayer de faire valoir ça à quelqu’un, parce que c’est pas normal…” [il martèle] Elle ne voulait rien entendre. Elle était imbue de sa colère et elle finit par me le dire : “Ce n’est pas ça que j’ai envie d’entendre de toi”, alors que j’essayais d’engager sa colère dans un sillon de possibilités, pour qu’elle puisse s’en sortir. Elle voulait épancher. Je comprends très bien, je ne lui jette pas la pierre, surtout qu’elle est vraiment dans une condition beaucoup plus dégueulasse que la mienne. Mais si je lis cette situation à l’aune du possible politique qu’on essaie d’inventer, et je vois bien que c’est précisément sa colère qui est une puissance d’inertie en elle. Ce n’est pas du tout une puissance d’impulsion, elle n’était pas disposée à réfléchir, à analyser pour comprendre pourquoi ci, pourquoi ça… Donc la colère doit se refroidir dans l’analyse, pour produire de la politique. Tout mouvement d’émancipation arrive toujours à un point de refroidissement, où on commence à réfléchir ensemble, on analyse pragmatiquement ce qu’on peut faire. 

Après, la deuxième façon d’hybrider la colère, c’est ce que j’appellerai la joie en politique : c’est la contemplation permanente quotidienne, comme un exercice spirituel, de tout ce que nous avons été capables de faire. Je trouve qu’on ne le fait pas assez. D’où la page “nous avons pu” en anaphore que j’ai écrite. C’est ce que Friot appelle : “le déjà-là communiste”. Je trouve ce concept extraordinaire, presque poétique. Nous reposer sur ce dont nous avons été capables, le documenter, l’archiver, se renseigner, se mettre à l’école d’Ambroise Croizat, de François Tosquelles, des communards, de la séquence 68, des [ouvriers] LIP, des Gilets jaunes en partie… C’est là qu’on puise quelque chose de l’ordre de la puissance.

Pour profiter pleinement de cette contemplation, ça dépend dans quelle position sociale l’on se situe. De ta position (tu as pu faire des films et des romans, par exemple), cette deuxième phase vient plus facilement à toi.

Tout à fait. Je le dis à un moment. Je ne suis pas du tout militant. J’essaie de dire des choses justes. Et c’est là où j’arrive à quelques apories et je ne m’en cache pas. L’aporie c’est qu’effectivement, pour qu’il y ait un moment politique il faut qu’il y ait de la colère, et le bon vivier de colère ce sont les gens qui souffrent véritablement. Ces gens-là sont tellement immergés dans leur souffrance, dans l’aliénation, qu’ils n’ont pas toujours la latitude de refroidir, d’avoir des moments de refroidissement. C’est une vieille aporie qu’on connait bien. Inversement, l’intellectuel est dans une position relativement privilégiée (à nuancer quand même, il y a des intellectuels précaires), donc ça va, j’ai le surplomb de la froideur, j’ai de quoi faire. Peut-être qu’il me manque une colère véritablement viscérale qui me mobiliserait véritablement, qui ferait que je serais plus actif politiquement que je ne le suis, que je ne passerais pas des milliers d’heures à lire des livres ou à en écrire, et que je serais un peu plus tenu à une espèce d’urgence qui me précipiterait davantage dans la lutte. 

Manifestation des Gilets Jaunes du 24 novembre 2018. Par Serge d’Ignazio

Cette aporie théorique a été résolue dans les faits par un truc qu’on connait bien dans l’histoire de l’émancipation, et qui est toujours le cocktail gagnant : la grande alliance entre la petite bourgeoisie intellectuelle radicale et le prolétariat. Marx l’avait très bien dit, Lénine aussi, plein d’autres gens, l’ami François Ruffin le répète à longueur de discours et d’articles. Ce qui nous amène à ce qui est le problème actuel depuis vingt ans : on ne peut pas dire que les jonctions entre la petite bourgeoisie intellectuelle radicale et le prolétariat soient au meilleur de leur forme.

Les Gilets jaunes, on a l’impression que tu leur refuses un peu cette deuxième phase. Dans la façon dont tu parles du RIC, tu dis que c’est seulement un enjeu d’expression, alors que c’est quand même un enjeu de décision, d’avoir la liberté de décider.

Oui, mais…qu’ait pu émerger assez tôt chez les Gilets jaunes la revendication du RIC, je me suis dit, au bout de deux mois, “putain, on avance !”. Mais quand je me rends compte au bout de six mois que le RIC est devenu presque un fétiche, une incantation (d’ailleurs je dis dans le livre, c’est un bon produit phonique – “RIC-RIC-RIC”)… C’est devenu comme un mantra presque vide de sens, alors qu’au départ je le voyais comme une production d’intelligence collective extrêmement rapide. Au moment d’Histoire de ta bêtise, le mouvement a deux mois, je n’arrête pas de le dire sur les quelques plateaux où je suis !

Cette aporie théorique a été résolue dans les faits par un truc qu’on connait bien dans l’histoire de l’émancipation, et qui est toujours le cocktail gagnant : la grande alliance entre la petite bourgeoisie intellectuelle radicale et le prolétariat.

Après en mars, en avril, en mai, en juin… on tourne en rond avec le RIC ! Je sens bien qu’il est devenu une espèce de refrain… Et en plus, je pense qu’ils se soient tenus à ce refrain-là montrait bien qu’on fétichisait l’expression de la parole elle-même, et qu’on oubliait quand même qu’une fois que tu as dit que tu t’exprimes, tu n’as rien dit : ça dépend de ce que tu exprimes ! Ca aurait commencé à faire mal si on avait dit : “oui, mais le RIC, sur quel sujet ?”. Ca c’est un débat de fond que j’aurais avec des gens comme Etienne Chouard, qui ont tendance à prioriser la question institutionnelle, la question de la démocratie : ça c’est une erreur théorique monumentale. Qu’il ait mis à ce point-là la question institutionnelle dans la non-considération absolue de l’état réel des rapports de force, notamment des rapports de classe, c’est une erreur fondamentale pour un marxiste. Les Gilets jaunes, dont Chouard a été un des intellectuels qui leur suggérait des choses, comme Branco ou d’autres, ont été empreints de ce truc-là, qui n’est pas une revendication sociale. Pour le coup c’est très naïf : comment pourrait-il se faire que la classe dominante, qui tient les institutions, offre à son “peuple” (pour reprendre leur terme), un Référendum d’Initiative Citoyenne ?

Il était plus question de l’arracher que de se le faire offrir.

Il faudrait d’abord faire la révolution pour mettre au point le RIC. Mais une fois qu’on aura fait la révolution, on n’aura plus besoin de RIC (rires).

Selon toi, l’expression pour l’expression n’a pas de sens en soi, la colère doit être hybridée à autre chose pour qu’elle soit génératrice d’une action politique, le vote n’est pas un moment politique, dans Notre joie tu dis qu’intenter un procès à ton agresseur, ça dépolitise la lutte… Si tout ça, ce ne sont pas des actions politiques en soi, c’est quoi alors la nature de l’action politique ?

Tout ça peut être des débuts d’action politique. Mais si on s’en tient là, on ne produit pas d’émancipation véritable. Pour reprendre l’exemple du procès, du recours à la voie judiciaire comme exercice de la politique : dans quelle mesure un procès pourrait être une scène politique émancipatrice ? Dans la mesure où précisément les plaignants font de ce procès une tribune. Cest arrivé, en 1972, le procès de Bobigny qui a fait avancer deux ans plus tard la dépénalisation de l’avortement, parce que Gisèle Halimi qui était aux manettes en avait fait un procès totalement politique. Donc moi j’aime bien ! Mais livré à son seul protocole juridique, la justice en soi ne suffit pas à constituer une scène politique. Je dis même l’inverse, j’essaie d’expliquer en quoi ça me paraît contre-productif par rapport à une logique d’émancipation : je m’en remets à un système dont je ne peux plus dire après décemment qu’il est la justice bourgeoise.

Les espaces où il y a pu avoir de l’éducation politique pendant 150 ans ont disparu : les usines, etc.

Je ne peux pas à la fois produire une analyse systémique qui consiste à dire “la justice est une justice de classe” et m’en remettre à elle en espérant que pour une fois, ce ne soit pas une justice de classe. Mais si j’espère que pour une fois elle n’est pas une justice de classe, ça veut dire que systémiquement, elle n’est pas une justice de classe : donc je me déjuge. Si on prend l’exemple du comité Traoré, que je soutiens : ils sont intarissables sur le racisme d’Etat, donc s’il y a un racisme d’Etat la justice est une justice raciste (la notion de racisme d’Etat, elle est compliquée pour moi d’ailleurs, mais admettons) : mais si tu t’en remets à la justice que tu as d’abord postulée comme systémiquement raciste, pour arbitrer une affaire raciale en faveur des racisés, tu te déjuges ! Je chipote peut-être un peu, mais ça me paraît très contradictoire.

Mais ils ne vont pas se faire justice eux-mêmes…

C’est l’exemple que je prends d’Adèle Haenel. Quand elle refuse de porter plainte, je trouve qu’elle fait un geste politique. Elle fait plutôt une tribune.

Ce n’est pas la même chose, le comité Adama ne dit pas qu’ils vont porter plainte au commissariat.

Non d’accord, mais il y a une instruction judiciaire.

Pour en revenir aux Gilets jaunes, est-ce que ce n’est pas une erreur d’analyser le mouvement sous l’angle de leur revendications ? Ce qui est fondamentalement intéressant chez eux, c’est le nombre de personnes qui se sont mises en mouvement collectivement et qui ont réussi (en arrêtant de faire ce que faisait le mouvement syndical – les manifs de République à Nation à Paris par exemple, qui existent depuis le XIXe siècle et qui n’ont jamais fait peur à personne) à faire peur au pouvoir ? Tu considères que Macron ce n’est pas la bonne cible (et on est plutôt d’accord là-dessus), mais ils ont créé des zones de risque pour le pouvoir. Est-ce que ce n’est pas ça qui est super dans ce mouvement ?

Encore une fois, c’est une question de calendrier. Ce que tu en dis là c’est ce que je dis aussi. Un an plus tard, je me plonge dans l’écriture de Notre Joie. Je reparle quand même de la beauté des ronds-points. Quand des gens se réunissent et se mobilisent en soi c’est déjà une victoire. C’est de la joie au travail. Mais il est de notre devoir de gauche radicale de faire un bilan calme et carré. Ca nous mène à un sujet plus profond : leur impasses (aussi exogènes évidemment), y avait une raison structurelle : le gros des Gilets jaunes venait du petit prolétariat ou classe moyenne non politisée, non éduquée politiquement. J’ai vu un déficit d’éducation politique au travail. Car les espaces où il y a pu avoir de l’éducation politique pendant 150 ans ont disparu : les usines, etc. On a affaire à un petit peuple. 

Les lieux existent, par contre la formation syndicale dans les entreprises… A priori, il est tout à fait normal que les classes populaires soient conservatrices. Car ces structures qui sont censées être présentes sont déficientes aujourd’hui. Après, sur les Gilets jaunes on rejoint certains de tes constats, mais même s’il y a un déficit d’éducation populaire, ils sont pourtant allés plus loin que les forces “éduquées” ces 30 dernières années ! Aller sur l’Elysée, saccager le VIIIe arrondissement, rue Rivoli, il y avait une joie incroyable. On n’avait jamais ressenti ça entre République et Nation. Même si c’était un problème de cibler trop l’Etat et pas assez les patrons.

J’ai grandi dans cette France-là : parents communistes, enfants de petits paysans cocos, ils avaient grandi dans un bain aux réflexes de gauche : contre les propriétaires, etc. Le gilet jaune n’avait pas ça, lié aux déterminations sociales, etc. C’est mon côté casse-couille, je peux servir à ça au moins : foutre la merde théoriquement. Je comprends bien la vibration érotique que tu as eu. Je vais dire une banalité mais le camp de la gauche radicale était scotché à une iconographie insurrectionnelle datée. Ça ne se passera pas comme ça. C’est tout l’imaginaire d’Eric Hazan, malgré tout le respect que je lui dois, je l’aime beaucoup. C’est un démissionnaire de la bourgeoisie qui va créer La Fabrique et c’est magnifique, mais c’est un vieux monsieur qui a une nostalgie d’un certain Paris. On n’est plus là-dedans. Les Gilets jaunes ont presque adopté ça, avec le lieu de pouvoir fantoche de l’Elysée. Toutes les luttes passent par ça, mais je pense pas que cette vibration doit être au centre de notre engagement politique. 

On voit ce que tu veux dire avec Hazan, on ne croit plus à ça, l’insurrection à Paris, etc. Mais à ce moment-là il y avait une détermination, la façon dont un flot continu de personnes allait dans la même direction, une émotion liée au collectif. 

Vous aurez la même chose aux matchs PSG-OM, si vous suivez des supporters, ils savent où ils vont : au Parc des Princes ! (rires)

Cela ne donne pas la même chose (rires). Mais c’est vrai qu’on se demande, comment ça finit une fois à l’Elysée, tu peux être comme un con, tu fais quoi après ? 

Regardez les images du Capitole aux Etats-Unis. Tu ne sais pas qui sont ces gens, la seule info c’est que c’est le premier bâtiment institutionnel du pays. Tu as un kiffe. La bourgeoisie a paniqué.

Elle était en mode “il faut respecter les institutions”, et même à gauche. Alors qu’elles sont souvent défaillantes…

Les Gilets jaunes ont fait peur aux bourgeois parce que les bourgeois sont des imbéciles. Un rien leur fait peur. C’est un petit shoot sympathique. Il n’y avait pas de quoi avoir peur. Où est l’armée et la police ? C’est de leur côté. Macron a eu peur car c’est un petit bourgeois de province qui n’a rien connu. Je ne prends pas acte de leur peur pour voir à quel point leur mouvement était important. Ce sont des symboles. Le truc du Capitole est ridicule. On survalorise ces images alors que c’est du cirque. 

Il y a la question des violences policières aussi dans l’éducation politique, quand Maxime Nicolle tend la main à Assa Traoré et aux banlieues qui connaissent ces violences depuis longtemps déjà. 

Ça m’a réjoui, oui.

Paris, manifestation Gilets Jaunes du 24 novembre 2018. Par Serge d’Ignazio

Ensuite ils posaient la question du salaire : d’abord question fiscale, “poujadiste” disaient-ils, la bourgeoisie applaudit, puis l’ISF / taxe carbone, les médias les lynchent et une critique des médias de leur part émerge. Ne plus avoir confiance dans les médias de masse et dans la police, ce n’est pas déjà une bonne base pour un mouvement ?

C’est toujours l’hypothèse la plus optimiste, Frédéric Lordon parle de ça mais un mouvement ne produit pas toujours ses effets tout de suite. A terme, ça joue et ça va encore cogiter. Trois ans plus tard, la France n’a jamais été aussi à droite. Arrive une élection présidentielle dont je me fous en soi mais qui est un symptôme de l’opinion. Les Gilets jaunes n’ont pas renversé la droitisation. 

On fait quoi de la classe laborieuse de droite, qui ont des idées contre leurs intérêts objectifs ? Tu dirais qu’ils sont “bêtes” aussi ?

Non. Ce sont des questions qui sont aussi vieilles que l’anarchisme, le marxisme, etc. Très vite les gens qui parient sur la conscience de classe que les classes laborieuses n’en produisent pas forcément : la “fausse conscience”. C’est un vrai défi aux matérialistes. Ce que tu penses est lié à ta situation alors qu’eux pensent à côté de ça. Les prolos de droite ne se trompent pas sur leur situation, mais ils prennent dans leur situation matérielle certaines choses et pas d’autres, dont le fait d’appartenance à une classe. Ils vont prendre d’autres aspects : les Arabes à côté de chez eux, qui font des rodéos et commencent à les énerver, par exemple. Le calcul de Marx, c’est qu’ils allaient penser depuis leur condition de classe, dont leur condition de travail.

Certains le font quand même ? 

Bien sûr, j’aimerais bien qu’il en reste. 

Ils ont une conscience de classe quand même. 

Par rapport aux années 50, elle est minoritaire. 

Dans certains ronds points c’était assez tendu, il pouvait y avoir de la droite dure, ça ne suffisait pas du coup, d’avoir une conscience de classe commune. Car tu pars du principe que s’il y a conscience de classe, alors ils seraient moins racistes, ils ne prendraient pas “les autres aspects” de leur quotidien de prolo. Pourtant, on voit que ça ne suffit pas, parfois. Tu vois ce qu’on veut dire ?

Non, je ne vois pas. 

Ils peuvent avoir un rapport de classe au travail tout en restant racistes. 

Je suis un peu perdu car je parlais du petit prolétariat blanc. Et s’il pense politiquement en fonction de sa situation au travail, je ne vois pas comment il ne pourrait pas être de gauche. 

Bah justement, pas forcément ! 

Bah s’il pense depuis sa condition de travail, si.

Ça ne suffira pas.

Ça veut dire que quand on analyse sa situation de prolétaire on n’en tire pas forcément l’idée qu’il faut être de gauche ?

Bah non.

Bah si. Je ne vois pas comment ils peuvent arriver à d’autres conclusions.

Tu peux l’être en étant quand même raciste. 

On va rester là dessus car on est un peu confus, on va essayer de clarifier. 

C’est très clair.

Pour moi ce n’est pas clair donc je vais essayer de clarifier pour moi-même. Peut-être en effet au bout du compte, ce qui déterminera son appartenance politique mettra davantage en avant d’autres aspects de sa vie. Donc des Arabes à côté de chez lui. Ce qui produit un vote de droite. Je pense que le chômage n’a pas aidé, qui mettra plutôt en avant des problèmes matériels : une mosquée, un rodéo en bas, sur lesquels les médias en remettent une couche. Je ne crois pas en la fausse conscience. Les Gilets jaunes par exemple parlaient du pouvoir d’achat et moins de salaire. Ils parlaient peu du travail. 

Oui, on avait la vision des médias comme étant problématiques. Ça se jouait pas mal sur Facebook dans les groupes et les discussions, c’était très intéressant. On parlait très peu d’immigration.  

C’est ce qui a fait enrager les gens de droite, que les Gilets jaunes ne parlaient toujours pas d’Arabes ! 

Ça a été un moment où le discours contre les arabes a été suspendu.

Une parenthèse enchantée où la question de l’immigration n’était pas posée. 

C’est ce que nous disait la militante du Front des mères et auteure Fatima Ouassak dans un entretien. Au début les gens issus de l’immigration regardaient les Gilets jaunes en mode “c’est une France qui ne nous aime pas forcément”. Mais pour clarifier tout ça, toi tu penses que si une conscience de classe est formée par rapport au travail ça va mécaniquement empêcher le racisme ?

Oui et plein d’autres choses. Quand on questionne la perte de vitesse de la gauche en France, le vrai truc c’est que dans la vie des gens le travail est moins au centre (temps partiel, chômage, etc). Il reste central mais ils peuvent le vivre différemment. Pourquoi les gens des classes populaires votent à droite, célèbre livre que la droite adore brandir, [Pourquoi les pauvres votent à droite, de Thomas Frank, 2013, ndlr] je donne plusieurs explications que la gauche doit regarder en face. 

A priori, il est tout à fait normal que les classes populaires soient conservatrices.

La condition du prolétaire est l’insécurité, dans laquelle il ne souhaite évidemment pas être. L’anarchiste lui dit : “Créons le grand désordre pour recréer autre chose”. Beaucoup de gens aspirent à la paix et vivre un peu tranquille, et vous voulez démonter le château ! Il appartient à la condition populaire d’être dans l’insécurité, donc dans la peur : la menace est partout. A priori, il est tout à fait normal que les classes populaires soient conservatrices.

Extrême-droite, capitalisme, perspectives révolutionnaires, prolophobie à l’école, Lordon, “intellectuels” de droite… PARTIE II DE L’ENTRETIEN ICI :