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C’était LE jeu le plus attendu de l’année, celui qui devait être au jeu vidéo ce que Blade Runner avait été au cinéma, une expérience immersive, un monde ouvert fourmillant de détails, dans un univers SF (science fiction) dystopique. On le voyait déjà faire concurrence, si ce n’est surpasser, les jeux Rockstar (Red Dead Redemption, GTA…) et marquer l’histoire du RPG.  

Ce fut au final, avec le lancement de la PS5, le fiasco de l’année pour l’industrie : un jeu commercialisé alors que non terminé, bourré de bugs, d’une qualité indécente sur les consoles de la précédente génération… A tel point que les investisseurs réfléchissent à des poursuites contre le studio, que le jeu a été proposé au remboursement pour les joueurs ne disposant pas des consoles dernière génération, que Sony a retiré le jeu du téléchargement sur son PSN (une première), que le directeur du studio a été contraint à une humiliante vidéo d’excuses, que les prix ont chuté de 30% et que les joueurs ont déserté le jeu.

Alors, la faute à qui ? A des financiers mettant une pression folle sur les studios ? A des consommateurs toujours plus exigeants et impatients ? A une direction incompétente de CD Projekt, le studio à l’origine du projet ? Un peu tout ça et rien de tout ça à la fois. La faute surtout à un modèle de production capitaliste, celui-là même que le genre cyberpunk se propose généralement de dénoncer. 

Cyberpunk 2077
Capture CyberPunk 2077 : un homme sans visage comme symbole d’une nouvelle humanité vidée de sa substance ? Non. Juste un bon gros bug bien dégueu.

L’industrie du jeu vidéo : des conditions de travail déplorables

La pratique de sortir des jeux non terminés n’est pas nouvelle, mais elle ne fait que s’accélérer. Elle consiste à sortir des jeux incomplets, pour respecter les délais imposés par le marché et les actionnaires, en les patchant avec des mises à jour ultérieurement, ou en proposant des DLC payants. CD Projekt a sûrement pensé qu’ils pourraient s’en sortir ainsi, mais il semblerait que cela ait été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, le “foutage de gueule” de trop. Il faut dire que cette fois la logique a été poussée à des stades probablement jamais atteints auparavant, avec par exemple des pénis apparaissant de manière intempestive… 

La raison de cette pratique est à chercher du côté des cadences intenables imposées aux travailleurs de l’industrie du jeu vidéo. Les délais trop courts de production pour répondre aux impératifs fixés par les actionnaires et les investisseurs forcent à des pratiques abjectes : c’est ce qu’on appelle le crunch. Cette pratique consiste à intensifier le travail, déjà éreintant en temps normal, pendant plusieurs semaines voire des mois pour livrer à temps. Comme dans d’autres industries culturelles, la soumission à des normes insoutenables se fait sur un “chantage à la passion” qui devrait exiger des artistes et travailleurs de ces secteurs un investissement de tout leur être. Elle est permise par des rapports de force totalement asymétriques qui passent par une précarisation du travail : 25% de CDD, flopée de stagiaires et d’apprentis sous payés… et qui empêchent l’organisation des salariés, qui risquent alors de ne pas pouvoir poursuivre leur carrière en cas de refus de ces pratiques. 

Si Cyberpunk 2077 n’a pas été terminé à temps, c’est en raison de ce modèle de production qui ne prend pas en considération les besoins des travailleurs et l’aspect humain du travail et de la création artistique. CD Projekt a lui même recouru au crunch avec des semaines de six jours obligatoires et des heures supplémentaires à n’en plus finir. On notera que pour des raisons évidentes, des salariés exténués travaillent… “moins bien”. C’est tout le paradoxe du capitalisme : sa rationalité omet de nombreuses dimensions du réel qui aboutissent à des contradictions et à des effets qui nuisent à tout le monde, parfois même aux capitalistes eux-mêmes. Ainsi les actionnaires très mécontents du jeu sont les premiers responsables du désastre en ayant fait pression pour que ce dernier sorte avant Noël là où les développeurs demandaient encore plusieurs mois d’optimisation. 

La paradoxe des industries du spectacles : fun à l’extérieur, glauque à l’intérieur

La désillusion concernant Cyberpunk 2077 est d’autant plus triste – et ironique – que le studio CD Projekt était supposé être un bon élève en matière de conditions de travail.  Cela rappelle Emmanuel Faber, que les médias nous vendaient comme le “bon patron” paternaliste, s’intéressant au bien être de ses salariés et à la justice sociale. Mais dès que les actionnaires l’exigent, il renonce à tous les principes qu’il défendait dans ses discours, et licencie 2 000 travailleurs pour ne pas rogner sur les profits de ces derniers, se justifiant dans un laconique mais limpide “une entreprise comme Danone ne tourne pas sans ses actionnaires”. Car on n’échappe pas aux réalités de son système de production : le capitalisme n’est pas une affaire de bonnes ou de mauvaises volontés, c’est pour cela qu’il est impossible de le “réformer” et encore moins de le “moraliser”. 

Certains imaginent naïvement que le monde de la culture (dont fait partie le jeu vidéo), échapperait à ces logiques, même lorsqu’il est clairement passé à la moulinette du capitalisme. Ainsi, dans ces entreprises, le travail serait “fun”, un “plaisir”, puisque ses salariés seraient avant tout mûs par leur passion. C’est pourquoi la dissonance entre l’apparence extérieure de l’industrie et la réalité des environnements de travail souvent brutaux et sordides est parfois d’autant plus choquante dans ces secteurs. 

Ainsi ce n’est pas la première fois que l’on constate ces différences entre la réputation de l’employeur et la réalité du travail dans le jeu vidéo – et notamment en France. Ubisoft (connu pour ses franchises Assassin’s Creed, WatchDogs, Lapins Crétins), “fleuron de l’industrie française”, insiste énormément sur sa “marque employeur” et affiche par exemple fièrement sa première place au classement HappyTrainee, censé récompenser les entreprises maltraitant le moins leurs stagiaires. On a pourtant découvert grâce aux témoignages de salariées que la réalité était toute autre : ambiance extrêmement sexiste, harcèlement sexuel partout, tolérance de ces pratiques de la part des RH…

Même son de cloche chez un des plus gros studios français Quantic Dreams (Heavy Rain, Beyond Two Souls, Detroit : Become Human) : le Syndicat des travailleurs et des travailleuses du jeu vidéo y dénonce “la pratique quasi systématique du crunch (…), le harcèlement sexuel, les salaires au rabais, mise au placard (…), harcèlement moral pour les contestataires”. 

Watchdog donne-t-il les recettes anticapitalistes nécéssaires aux travailleurs de Cyberpunk 2077  ?
WatchDogs propose de recruter n’importe qui pour résister à un gouvernement fascisant. Vivement un jeu qui propose de syndiquer n’importe quel salarié pour résister à un management brutal et sexiste.

Si ces problèmes sont présents dans tous types d’entreprises, les industries du divertissement et de la culture (jeu vidéo, théâtre, cinéma, galeries d’art, maisons d’édition…) favorisent particulièrement des environnements de travail excessivement pathogènes : patrons surpuissants et très présents, cadres de travail “informels” (soirées, réunions et entretiens dans des bars, voyages professionnels  etc.), contrats extrêmement précaires (CDDU, stages, alternances…), concurrence extrême entre les travailleurs en raison d’un chômage élevé sur lesquels ces entreprises jouent pour proposer les salaires les plus bas possibles, confusion entre vie personnelle et travail en raison d’une demande d’investissement total au titre de “la passion”… Ce que l’épisode Cyberpunk 2077 nous rappelle donc c’est que derrière une œuvre ludique et/ou artistique se dissimule souvent un cruel processus d’exploitation. 

La mauvaise ironie du cyberpunk : un genre essentiellement anticapitaliste

Une première ironie se situe donc dans le constat que CD Projekt, derrière une communication d’entreprise mensongère autour de Cyberpunk 2077, exploite tout autant – si ce n’est plus – ses travailleurs que les autres studios. Mais une seconde ironie vient également du décalage entre le sujet du jeu – le “cyberpunk” – et les pratiques de l’entreprise.

En effet le cyberpunk est un sous-genre de la science-fiction qui décrit généralement des futurs dystopiques dans lesquels le capitalisme technologique et ses grosses multinationales ont totalement déshumanisé les rapports entre individus. 

Dans cette logique et à propos des (fausses) publicités omniprésentes dans Cyberpunk 2077, une des artistes du jeu, Kasia Redesiuk, explique que le jeu décrit une société où “les mégacorporations dictent tout. (…) Elles essayent et parviennent à influencer la vie des gens. Elles poussent leurs produits jusque dans leurs gorges. Elles créent des publicités très agressives qui utilisent et abusent de nombreux besoins et instincts. Ainsi l’hypersexualisation est visible partout. (…) et c’est exactement ce que nous voulons montrer en faisant cela : montrer comment les grandes entreprises utilisent le corps des gens contre eux”. 

Mais une entreprise exploitant ses travailleurs jusqu’à l’abject pour satisfaire des actionnaires puissants et répondre aux attentes du marché suscitées par des campagnes publicitaires gigantesques – ce que fait CD Projekt -, n’est-ce pas exactement ce que le jeu lui-même est censé dénoncer ? 

Pas sûr, donc, que la portée contestataire du cyberpunk, désormais récupérée par ceux qu’il souhaitait combattre, soit la même aujourd’hui que dans les années 80. Le magazine socialiste américain Jacobin, en réagissant à la sortie du jeu et au grotesque “cybertruck” d’Elon Musk, a résumé la situation ainsi : “Le Cyberpunk s’est autrefois distingué comme un genre majeur de la fiction anticapitaliste. Aujourd’hui, il est réduit à une esthétique “rétro-cool” facilement récupérée par le deuxième homme le plus riche du monde pour vendre des hideux camions inspirés de Blade Runner à une Génération X nostalgique”. 

Plus anticapitalise que Cyberpunk 2077
De manière discrète, Bioshock Infinite interroge le joueur sur l’histoire impérialiste des Etats-Unis, notamment avec le massacre de Wounded Knee, en 1890, où 300 Sioux furent sauvagement tués et jetés dans une fosse commune

Mais un jeu dont la production a coûté pas moins de 270 millions de dollars pouvait-il vraiment conserver un contenu réellement critique ? Le jeu vidéo est indéniablement un art et un produit culturel, toutefois ses coûts de production souvent colossaux (bien supérieurs aux films en ce qui concerne les jeux dits “AAA” – les blockbusters), le rendent encore plus dépendants aux logiques marchandes : être assez consensuel pour ne pas effrayer les investisseurs et toucher un public de masse international. Difficile dans ces conditions de porter un discours clivant et radical… Les options qui s’offrent aux créateurs sont alors les suivantes : être très subtils pour faire passer leur subjectivité et leur critique en sous-marin (Bioshock, FallOut, The Last of Us…), se neutraliser politiquement, ou se rendre quelque peu hypocrites – c’est malheureusement le troisième cas qui semble prédominer pour ce Cyberpunk 2077. 


Rob Grams