Alors que les élections professionnelles des TPE (très petites entreprises) en cours actuellement peinent à mobiliser, un nouveau venu fait son entrée : le syndicat des Gilets jaunes. Avec son fonctionnement horizontal, son refus de financement public et son ambition de proposer une alternative radicale, ce syndicat se veut le prolongement des luttes sociales qui ont marqué les ronds-points et les manifestations de ces dernières années. Explorons les motivations, les méthodes et les enjeux de cette initiative qui garde à ce stade encore de nombreuses zones d’incertitudes.
Vous ne le saviez peut-être pas, mais depuis le 25 novembre dernier et jusqu’au 9 décembre, vous pouvez voter pour les élections professionnelles dans les TPE. Créées en 2010, ces élections ont pour objectif d’assurer une représentation syndicale aux salariés des TPE, qui ne disposent pas de représentants du personnel ni de Comité social et économique (CSE) au sein de leur entreprise, car elle regroupe moins de 10 salariés. En réalité, quasiment personne ne vote à ces élections. La dernière fois, en 2021, seulement 265 000 salariés des TPE ont pris part à ce scrutin, soit un taux de participation de 5,44 %. C’est deux fois moins que lors de la première année de sa mise en place.
Les salariés se sentent éloignés de ces élections, car elles apportent des voix aux confédérations syndicales, mais ne leur permettent pas d’agir directement dans leur entreprise. Les syndicats élus les représentent uniquement dans les négociations de branche professionnelle et dans les commissions paritaires régionales interprofessionnelles (CPRI), instances dénuées de tout pouvoir, avec uniquement un minuscule rôle de mise à disposition d’information et de médiation.
Le seul intérêt de ces élections est de soutenir les syndicats qui nous apparaissent les plus proches de nos idées. En effet, en complément des élections des CSE, elles permettent de mesurer l’audience des syndicats au niveau interprofessionnel. Les syndicats représentatifs au niveau national (plus de 8 % des suffrages) peuvent négocier des accords, désigner des conseillers aux prud’hommes, percevoir des subventions. En 2021, c’est la CGT qui était arrivée en tête avec 26,31 % des voix, devant la CFDT (16,46 %). Elles donnent aussi un prétexte au syndicat pour, pendant la campagne électorale, se rapprocher des salariés des TPE, auxquels elles ont rarement l’occasion de parler en règle générale pour échanger sur leur situation concrète et pas uniquement sur les grands débats nationaux. L’une des spécificités de ces élections, c’est qu’on vote pour un syndicat, mais pas pour des élus en tant que tels. Elles forment donc le scrutin idéal pour les Gilets -jaunes qui préfèrent rester anonymes.
Anonymat, indépendance, action ciblée
Il y a ainsi cette année une liste Gilets jaunes aux élections professionnelles des TPE, malgré l’opposition des grandes confédérations syndicales. Nous avons souhaité en savoir plus et avons échangé par email avec ce syndicat, car il refuse les échanges téléphoniques pour « éviter de mettre en avant des figures ou des porte-parole. Nous souhaitons préserver l’esprit des Gilets jaunes, où la fraternité et l’humain priment sur la mise en avant des individus », nous explique -t-il. Ce syndicat se distingue des organisations traditionnelles par son fonctionnement, ses responsables étant révocables par les adhérents, mais aussi par son mode de financement : il annonce refuser tout financement public et de la part des entreprises pour rester indépendant. « Notre modèle économique repose entièrement sur les cotisations de nos adhérents. », nous précise-t-il. Un choix ambitieux quand on sait qu’en France, le montant des adhésions pèse moins de 5% du total des revenus des syndicats. En toute cohérence avec les mobilisations des Gilets jaunes ces dernières années, le syndicat veut offrir « une alternative radicalement différente, car nous pensons qu’un syndicat ne peut pas être un « partenaire » du pouvoir, mais doit être un contre-pouvoir authentique, indépendant et exigeant ».
Sans surprise, le syndicat des Gilets jaunes est très critique vis-à-vis des organisations syndicales existantes. « Après des années de mobilisations citoyennes et de constats d’inefficacité voire de toxicité des syndicats traditionnels, nous avons décidé de créer un outil nouveau », insiste-t-il. Le syndicat des Gilets jaunes souhaite mettre en place de nouvelles méthodes d’actions, « auxquelles les multinationales et les institutions ne sont pas préparées » et s’écartant des habitudes des grandes centrales syndicales. « Nous ne croyons pas aux parades syndicales qui consistent à danser derrière des ballons. Nous avons vu le résultat pour la réforme des retraites. Le gouvernement s’en fout. »
Pour le moment, ces nouvelles méthodes restent obscures, le syndicat n’en précisant aucune. Ce qui est certain, c’est que les modalités d’actions des Gilets jaunes en manifestation ont été beaucoup plus efficaces que celles des centrales syndicales ces dernières années. Le souvenir le plus cruel est sans doute en effet la très forte mobilisation des syndicats contre la dernière réforme des retraites, malgré laquelle aucune revendication n’a été finalement prise en compte dans la loi définitivement promulguée en avril 2023. Si l’on fait le bilan des mobilisations face à Macron, seule celle des Gilets jaunes a obtenu quelques reculs du gouvernement, Macron ayant supprimé le projet de hausse de la taxe sur les carburants en décembre 2018 dans les premières semaines de leur mobilisation, craignant le caractère incontrôlable et insaisissable des manifestations.
Contribuer aux grèves
L’extension de cette logique d’action, qui sort des sentiers autorisés, qui sort du besoin d’être accepté voire légitimé par le système, au monde de l’entreprise, et au quotidien de la lutte en son sein, est une piste intéressante. Mais un grand nombre de syndicalistes à travers le pays, adhérents des grandes centrales syndicales historiques, la mettent déjà en œuvre. Le sommet du rapport de force face aux employeurs c’est l’utilisation de la grève et le blocage des entreprises. Ce mode d’action est loin d’avoir disparu en France, au-delà du contexte particulier de la réforme des retraites et des luttes pour obtenir des hausses de salaire en période de forte inflation. Selon la Dares, en 2022, 35,4 % des grandes entreprises ont été concernées par un mouvement de grève. Ces dernières semaines, de nombreuses grèves ont eu lieu que ce soit chez Décathlon, chez Auchan, chez Michelin, chez ArcelorMittal, dans l’industrie du jeu vidéo ou dans certains hôpitaux par exemple. Certes, ces grèves sont souvent insuffisamment soutenues, encouragées, déployées par les grandes directions nationales des syndicats, mais elles sont bien là, menées par des syndicalistes qui se battent au quotidien, souvent au détriment de leur carrière et de leur vie personnelle.
S’ils contribuent à ces dynamiques, les syndicalistes Gilets jaunes pourront être des véritables points d’appui aux salariés dans les entreprises dans lesquelles ils sont présents et qui ne se retrouvent pas toujours dans les stratégies ou les positions des syndicats déjà existants. À ce jour, les Gilets jaunes ont quelques élus CSE dans des entreprises des secteurs du commerce, du transport, de la métallurgie, sans qu’ils aient souhaité nous en transmettre le nombre précis. Ils font parfois des listes communes avec d’autres syndicats « lorsque les militants sur le terrain le jugent opportun et partagent nos valeurs », nous précisent-ils.
Il ne faut d’ailleurs pas oublier que de nombreux syndicalistes étaient présents dans les actions et manifestations des Gilets jaunes. Un questionnaire distribué sur les ronds-points et les manifestations permet d’estimer à environ 32% la part des Gilets jaunes ayant eu un engagement syndical (lire à ce sujet l’excellent livre sous la direction de Karel Yon, Le Syndicalisme est politique aux éditions La Dispute). Ces militants témoignent de la joie qu’ils ont eu à sortir de l’entre soi-militant, et à endosser d’autres formes d’actions. Les Gilets jaunes leur ont permis d’accéder à des lieux de sociabilité et de politisation (le co-voiturage, les ronds-points, les travaux en commun pour embellir les cabanes, etc.) qui n’existent quasiment plus dans les entreprises, le mandat de représentation en leur sein s’exerçant de plus en plus en vase clos. C’est peut-être sur ce sujet-là principalement qu’il sera intéressant de suivre le développement de ce syndicat : va-t-il réussir à ne pas s’institutionnaliser et à ne pas diluer ses ambitions initiales ? Comment va-t-il convaincre les salariés réticents à l’engagement syndical traditionnel ? Comment va se construire concrètement son approche qu’il souhaite alternative, sans en détailler pour le moment les contours, ni les revendications précises ? À Frustration, nous continuerons à suivre cela de près.
Guillaume Etiévant
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