« De toute façon, on a la même target », me dit le DRH. La porte de l’ascenseur de cette tour austère de la Défense se referme sur nous. « Pas vraiment », ai-je envie de lui répondre. Je défends les salariés, il gère une “masse salariale”. Nous n’avons donc pas la même « target », si je comprends bien ce qu’il veut dire par là car, pour moi, « target »(“cible” en français) est un mot anglais utilisé pour désigner la personne avec qui l’on espère finir la soirée. Là où l’anglais des cours de lycée permet d’euphémiser des termes liés aux relations humaines et notamment amoureuses – un crush, une target, un date – celui des entreprises françaises contemporaines accompagne et encourage les évolutions managériales qui ont considérablement affaibli le camp des salariés au cours des trente dernières années, notamment parce qu’il adoucit et masque les rapports de domination.
Le « team building » sert à souder les équipes, les « cost killers » à tuer l’emploi. Dans un nombre croissant de secteurs, on se « challenge » pour pouvoir stimuler « l’empowerment » au sein de sa « business unit » – ce qu’on pourrait traduire par “on se défie mutuellement pour pouvoir stimuler le renforcement de ses capacités d’action au sein de son unité commerciale”.
L’anglais est véritablement devenu la langue de l’occupant. Pas d’un occupant étranger, mais de l’occupant capitaliste qui colonise notre imaginaire pour imposer des catégories de pensée plus favorables à un monde du travail générateur de profit – pour lui.
Semer le flou, première fonction de l’anglais d’entreprise
L’entreprise où je me suis rendu est pourtant bien française. C’est une multinationale qui exerce principalement des activités industrielles, et elle est d’ailleurs possédée par des actionnaires français. Contrairement à ce qu’on imagine souvent, nous avons bien des multinationales franco-françaises… mais où l’on parle anglais.
Notre « target » commune, ce serait de comprendre et d’accepter le plan de licenciement qui va toucher la « holding » de la multinationale. Avant, on aurait dit « maison-mère », mais ça impliquerait un lien de maternité avec ses filiales, tandis que le terme « holding » en dit plus long sur la fonction de l’entité juridique centrale : elle détient d’autres entreprises et fait remonter les profits vers son sommet, où une armée de salariés qualifiés se chargent d’administrer l’ensemble pour contrôler la remontée de profit (le « controlling »), à rassembler les informations en provenance des filiales pour faire des bilans d’activité (le « reporting ») et à promouvoir l’image du groupe dans le monde et vis-à-vis de ses clients.
Dans cette entreprise, l’anglais a progressivement remplacé le français. En 2005, son nom a été modifié pour faire plus « global » (et ne plus rien vouloir dire). Et, au gré d’un déménagement il y a cinq ans, les multiples écrans d’information qui, dans la moindre salle de pause, diffusent les « news » du groupe ont changé de langue. Désormais, les intitulés de poste sont en anglais, sans que celles et ceux qui l’occupent ne comprennent bien ce qu’ils signifient. D’ailleurs le DRH ne dit pas « intitulé de poste » mais « wording ». Les fiches de poste, à peine mises à jour, sont aussi en anglais, mais personne ne les lit jamais, la polyvalence étant de toute façon de mise.
Dans les professions qualifiées du secteur privé, l’usage de l’anglais contribue à une façon d’être auquel les salariés tiennent souvent : un « lifestyle » de cadre dynamique passe par l’usage de mot d’anglais afin de … « comment dit-on en français déjà ? » … pouvoir se dire membre du « village global » que le capitalisme vend à ses membres les mieux placés. La plupart des salariés rencontrés dans les « open space » – on sent bien qu’« espace ouvert » désigne davantage un patio calme et verdoyant qu’une pièce où l’on se retrouve à travailler en musique pour échapper au bruit des collègues – passent des « call » (coups de téléphone), aiment se sentir « challengés » (l’anglais se francise pour en faciliter l’usage) et enchaînent les réunions en ponctuant des conversations ordinaires de mots anglais . Une langue qui semble faite pour ces locaux, qui miment la modernité capitaliste par leurs parois de verre, leurs tablettes installées sur chaque porte pour donner le planning des salles et leurs machines Nespresso à chaque étage. « What Else » pour être heureux au travail ? Dans les couloirs, on s’informe qu’unetelle ne peut pas partir en congé plus tard car elle a « booké » ses billets pour New York, untel est « overbooké » et d’ailleurs il est au bord du « burn out » (si l’on employait le terme français « épuisement professionnel », on pourrait croire que ça vient du travail !).
L’anglais est devenu un peu moins doux aux oreilles des salariés qualifiés quand les premières annonces d’un « PSE » sont tombés. « PSE » pour « Plan de Sauvegarde de l’Emploi ». Dans les entreprises françaises, l’anglais marche main dans la main avec les acronymes, partout présents pour désigner les choses sans prononcer les mots – l’objectif étant de ne fâcher personne. Mais dans le cas de « PSE », ça ne serait pas si grave de les dire, ces mots, car l’anglais et l’acronyme se marient fort bien avec le vocabulaire orwellien en vigueur dans la France de Macron : employer des mots inverses de la réalité qu’on décrit. Un Plan de Sauvegarde de l’Emploi ne sauvegarde absolument aucun emploi : il en détruit un grand nombre par un licenciement collectif.
Bref, dans cette entreprise, les premières annonces sur le « plan de réorganisation » (terme encore plus flou que « PSE » pour parler de licenciements) ont provoqué une onde de choc… progressive. Cela se passait deux mois auparavant, lors d’un « Town Hall Meeting » (littéralement, une “réunion publique à l’hôtel de ville”).
« Certains salariés ont cru que ça serait à la mairie de Courbevoie », ironise la déléguée syndicale qui nous en dit un peu plus. Un « Town Hall Meeting », dans cette entreprise comme dans nombre d’autres de taille comparable, c’est un grand raout durant lequel les dirigeants s’expriment face aux salariés, qui, en retour, ont le droit de poser des questions. Avec son « Grand Débat National », Macron n’a rien inventé : les dirigeants de grandes entreprises sont rompus à cet exercice de pseudo-discussions avec la foule salariale, d’où il ne ressort absolument rien d’autre que ce qui a été déjà décidé en haut lieu. Sauf qu’ils peuvent dire en sortant, « on en a discuté ». « A la fin des annonces, des dizaines de salariés ont applaudi ! », se lamente la déléguée syndicale. Il faut dire que les annonces ont été faites … en anglais… et qu’à aucun moment le mot « licenciement » n’a été prononcé. Il faut préciser aussi que les « slides » du Power Point déroulé pour l’occasion évoquent davantage le lancement d’un nouvel aspirateur révolutionnaire que l’expulsion brutale de centaines de salariés.
Comme tous les « projets de réorganisation » élaborés par des cabinets de « consulting » rompus à l’exercice du « bullshitage » de masse, celui-ci a son propre slogan : « Define and Challenge ». Ça n’a absolument aucun sens, mais tout est bon pour éviter d’avoir à dire « licencier et chambouler ». Chez Saint-Gobain, multinationale française spécialisée dans les matériaux de construction (et fondée par Colbert), un plan de licenciement tout à fait similaire s’appelait « Transform & Grow » (« Transformer & Grandir »… mais en licenciant). Les marchés financiers ont adoré, les annonces faisant, au passage, prendre quelques points en bourse à l’entreprise.
Car l’anglais de l’entreprise, c’est d’abord cela : la langue des actionnaires, de la bourse et des marchés financiers. Ces plans que les salariés ne comprennent pas ne sont pas « designés » pour eux mais pour les traders et les banquiers, qui savent très bien lire entre les lignes du bullshit english pour comprendre « licenciement de masse » et « dégraissage » quand les salariés peu avertis lisent « transformation », « simplification » et « ouverture aux défis de demain ».
Mais dans notre entreprise comme à Saint-Gobain ou Engie, l’anglais accompagne l’art patronal de noyer le poisson, jusqu’à l’absurde. Ainsi, dans cette entreprise, les salles de pause s’appellent des « Work & Break ». Travail et pause, travail ou pause ? On ne sait pas vraiment. N’empêche que la plupart des salariés y viennent avec leur ordinateur portable pour se donner une contenance, dans le doute. Ne comprenant pas leurs intitulés de poste, ils ne seront pas étonnés qu’on leur confie de nouveaux « projets » à réaliser en sus de leur charge de travail déjà importante. Interrogés sur leurs amplitudes horaires, la plupart des cadres de la “holding” ne savent d’ailleurs pas répondre. « No idea », me souffle une cadre, l’air profondément décontenancée par la question qu’on ne lui pose apparemment jamais.
Les représentants du personnel, eux, ont mis du temps à comprendre ce qui se passait. Généralement moins qualifiés, moins rompus à l’exercice de lecture entre les lignes du bullshit english, ils ne sont pas parvenus à saisir l’ampleur des licenciements lorsque les premiers documents – en anglais – leur ont été communiqués par la direction. « Et pourtant je suis anglophone de naissance ! », s’exclame la déléguée syndicale, de nationalité australienne. Le bullshit english de l’entreprise n’est clairement pas la langue de Shakespeare. C’est celle du MEDEF, une organisation qui produit des livres nettement moins profonds mais ô combien plus rentables.
Préserver le français, un combat légal mais ô combien ringardisé
Quand on évoque la question de l’usage de l’anglais auprès de la direction, le haussement d’épaule est de rigueur et les yeux écarquillés se multiplient. S’étonner de l’usage du bullshit english d’entreprise passe vraiment pour une posture préhistorique. Et pourtant, cet étonnement est justifié, car l’usage de l’anglais dans une entreprise française est en fait… illégal.
En effet, la loi française interdit l’usage d’une langue autre que le français dans un certain nombre de documents : l’Article L. 1321-6 du Code du travail prévoit ainsi que : « Tout document comportant des obligations pour le salarié ou des dispositions dont la connaissance est nécessaire pour l’exécution de son travail [doit être rédigé en français]. »
Sur le site du ministère du travail, on va jusqu’à parler d’un « droit au français » :
En ce qui concerne les relations collectives de travail, c’est-à-dire tout ce qui contribue aux rapports entre le patronat et les représentants de salariés (syndicats et Comité social et économique, ex-CE et ex-CHSCT), le droit à l’information doit conduire l’entreprise à transmettre des documents traduits en français. La Cour de cassation le précise régulièrement dans ces rapports annuels, comme celui de 2010 : « Une information complète et compréhensible est un élément essentiel à l’exercice utile de cette mission [d’information des représentants du personnel] ».
Le ministère de la culture a même mis en ligne un site permettant de trouver les équivalents français des termes anglais. Son slogan ? « Vous pouvez le dire en français ».
« Je sais bien que le Code du travail l’interdit, mais bon… » Le DRH peine à réprimer un soupir d’ennui. Dans cette entreprise, le Code du travail est aussi ringard que l’usage du français. Peu de salariés contestent l’usage de l’anglais, et encore moins s’organisent ou attaquent en justice des entreprises qui en font l’usage. Pour le DRH, c’est un non-débat. Après tout, le PDG est belge flamand, on ne va pas lui demander de parler français non plus ? Car c’est aussi ça le souci : si les salariés sont français, 44% des entreprises du CAC 40 sont détenues par des capitaux étrangers et le « board » (conseil d’administration) fait régulièrement son choix dans le grand mercato des PDG internationaux qui, contrairement aux joueurs de foot, ne sont pas cotés en fonction de leurs réussites économiques mais pour leur habilité à licencier en masse sans faire trop de remous.
« Mais on est en France, dans une entreprise française, détenue par des capitaux français ! », réplique la déléguée du personnel face au DRH, en appuyant sur le « fran » de français, un peu comme le ferait l’agent OSS 117, interprété par Jean Dujardin dans le film du même nom. A ce moment précis de l’échange et me situant pourtant résolument du côté de la représentante des salariés face au patronat, je ne me sens guère porté par le vent de l’Histoire.
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La suite dans la deuxième partie de l’article « Entrepreneurs is the New France »