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Dans une première partie de cette enquête, nous racontions comment concrètement l’usage de l’anglais en entreprise dégrade les conditions de travail et masque les rapports hiérarchiques.

Comment en est-on arrivé là ? Est-ce à partir du moment où des publicités « Do you speak Wall Street English ? » sont apparues dans les transports en commun de tout le pays, vantant aux cadres et salariés angoissés par leur niveau d’anglais de lycée des formations coûteuses mais aux résultats garantis ? Car, c’est connu, le Français moyen est « nul en anglais » et c’est une des nombreuses tares qui le rendent si « en retard à l’international ». Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi. La presse conservatrice, quelques profs d’histoire et Stéphane Bern ne manquent pas de rappeler à la moindre occasion la belle époque où le français était la langue diplomatique du monde entier ! Ah, sous Louis XIV c’était autre chose, des tas de paysans crevaient la gueule ouverte pendant qu’un millier de nobliaux puants s’entassaient dans un magnifique palais, mais au moins on parlait français « JUSQU’A LA COUR DU TSAR DE RUSSIE ! ».

C’est sans doute parce que ce discours existe que, lorsque l’anglais s’est imposé dans le monde économique français, dès les années 1970-1980, les plus critiques ont été renvoyés du côté rance de l’Histoire. Au Monde Diplomatique, rare journal à avoir mené ce combat du côté gauche, Bernard Cassen écrivait en 2007 un article intitulé « Contre le “Tout anglais” ». Il y rappelait que, lorsque les premières législations de protection du français ont été prises dans les années 1990, les critiques se sont élevés du côté de la gauche « progressiste ». Ainsi, Edwy Plenel, alors patron du Monde, s’élevait contre la loi Toubon (le même Jacques Toubon qui est désormais Défenseur des droits) qui avait pour objectif de rappeler l’usage du français en entreprise et dans le droit des contrats. Pour Plenel, cette loi à qui l’on doit, entre autres, que nos contrats de travail ou nos modes d’emploi de produits de consommation demeurent en français, n’était que « la mise en scène de la nostalgie d’une gloire morte, l’expression d’un déclin auquel on ne se résout pas, mais que l’on est incapable de conjurer ». La plupart des grandes gueules médiatiques de l’époque (les mêmes qu’aujourd’hui en fait : BHL, Alain Minc et consorts…) se sont déchaînés contre cette loi, et ont moqué son promoteur. Le grand jeu était alors de surnommer Jacques Toubon, « Jacques All Good ». Subtil.

Lors de la discussion de cette loi, en 1994, les jeunes ont été convoqués pour défendre l’anglais de la mondialisation heureuse que tout le monde célébrait alors. C’est eux qui seraient en demande d’anglais d’entreprise, car ils le pratiqueraient déjà dans leurs échanges, à la radio, à la télé (et désormais sur Internet). Ce à quoi répondait un inspecteur du travail, cité par Bernard Cassen : « Les premiers séduits ne sont pas les jeunes : ce sont ceux des hauts fonctionnaires, chefs d’entreprise, chercheurs et créateurs français qui imposent la langue des maîtres dans l’espoir de leur ressembler ou de leur plaire ou de ramasser des miettes de leur pouvoir. »

Si Louis XIV était encore en vie on n’aurait pas besoin d’écrire cet article… Mais on aurait tout un tas d’autres emmerdes

« La langue des maîtres » ou l’anglais comme marqueur de classe

Fascinés par le modèle américain de l’entreprise reine et de la finance sans frein, les patrons français se sont tous mis à parler leur langue, imités par l’ensemble de la classe bourgeoise. Cela lui a donné un supplément d’âme et un atout non négligeable, pas tant vis-à-vis de ses partenaires internationaux que de son propre peuple. L’anglais a ainsi accompagné un puissant récit de légitimation de la classe dominante française, des années 1990 à nos jours, qui lui a permis de repasser du bon côté de l’Histoire : les ouvriers seraient bornés, fermés d’esprit, repliés sur eux-mêmes, tandis que la bourgeoisie serait « ouverte sur le monde », « progressiste », favorable à la mondialisation et à l’intégration européenne. 

L’anglais est donc devenu la parure des bourgeois, qui le pratiquent dès leur plus jeune âge. Paradoxe français d’une grande subtilité, les jeunes de la bourgeoisie ne font pas pour autant anglais LV1 au collège et au lycée. Ils choisissent l’allemand, car on sait dans les milieux bien informés que cela donne accès aux « meilleures » classes – pas parce que la pratique de l’allemand rend meilleur, mais parce que les milieux aisés choisissent tous d’y envoyer leurs mouflons, et que l’entre-soi y est donc de mise. L’anglais arrive donc par un autre biais que le canal scolaire : les voyages linguistiques, secteur florissant et toujours en bonne santé, le pensionnat à l’étranger, les classes bilingues voire les nounous ou gouvernantes anglaises dans les milieux les plus aisés remplissent la véritable fonction éducative avec laquelle l’école publique n’a guère les moyens de rivaliser. 

« Darling, we need to go, we’ll be late for the restaurant ! » (« Chérie, nous devons y aller, nous allons être en retard au restaurant »). Assise sur le dernier fauteuil de l’appartement que je finis de nettoyer, ma propriétaire, une bourgeoise au sourire impeccable et au ton affable de celles et ceux qui ont tout et ne s’embarrassent de rien, interpelle sa fille de six ans dans la langue de Theresa May. L’enfant lui répond avec un accent à faire pâlir d’envie votre directeur financier. Est-elle anglaise, américaine, néo-zélandaise ? Non. Mais les bons bourgeois qui nomment leurs enfants de prénoms français classiques et de bons goûts – « Lucien », « Augustin », « Louise » … – savent que leur progéniture réussira car elle sera bilingue bien avant la 6e. Et ils se gaussent des prolos qui nomment leurs enfants « Brenda », « Cindy » ou « Jason » car ils savent qu’ils sont du côté perdant de la mondialisation : influencés par l’américanisation télévisuelle mais coupés de l’anglais conquérant que l’on parle dans les conseils d’administration de multinationales française.

Si à vingt ans tu ne parles pas parfaitement anglais… des pubs “wall street institute” vont se moquer de toi toute ta vie

Histoire du « management » ou comment l’anglais a semé les concepts les plus oppressants du XXIe siècle

Marqueur de classe au sein de la société et à l’intérieur des entreprises, l’anglais ne se contente pas de semer le flou et de donner du style à des mots. Il est aussi un vecteur de diffusion de nouveaux concepts et a accompagné à lui seul la transformation du travail en France comme ailleurs. Prenons l’exemple du management. Une notion devenue tout à fait banale et intrinsèque à tout collectif de travail (sauf aux rares refusant ce genre de hiérarchie implicite) : « manager les gens ». On parle désormais même de « manager de proximité » qui, comme un commerce de proximité, se met au plus près de vos besoins de salarié… et à la plus précise des exigences patronales. Remplaçant les mots « chefs », « patron » ou encore « contremaître », « manager » fait partie de ces termes qui mentent sur la relation qu’ils désignent. A entendre les cadres de la holding où l’anglais est de mise, le manager serait une sorte d’ange-gardien dont on attend reconnaissance et protection (« Il m’aide à prioriser mes tâches »), et non plus un « chef » vis-à-vis duquel la conflictualité sociale serait possible.

Le terme « manager « s’est imposé dans la langue française il y a un peu plus de 40 ans :  l’Académie Française l’a accepté le 12 janvier 1973, précisant tout de même qu’il devait être prononcé à la française… peine perdue. L’époque était à la financiarisation de l’économie et à l’élaboration d’une pseudo-science du management pour donner du caractère à ce qui n’était qu’une formidable offensive patronale contre les conquêtes salariales de l’après-guerre. Vingt ans plus tôt, The Practice of Management, premier ouvrage faisant de la capacité à « manager » la clef de la réussite entrepreneuriale, était diffusé à travers le monde capitaliste, popularisant le terme. Son auteur, Peter F. Drucker, un Américain (austro-hongrois de naissance), devenait le « pape du management », récompensé pour sa contribution au développement du capitalisme financier par la remise d’une « médaille présidentielle de la liberté » par George W. Bush “himself”, en 2002.

Le livre qui a inspiré des générations d’emmerdeurs

Le management a depuis été peaufiné, devenant la science patronale du « comment en faire plus avec moins de salariés ». Cette pensée s’est diffusée progressivement dans les sphères non-capitalistes de la société : les pratiques issues de la théorie du « new public management » se sont installées dans nos services publics, avec les effets qu’on connaît : l’hôpital-entreprise à la dérive en est une bonne illustration. Préférant nommer de bons managers plutôt que de bons connaisseurs du monde hospitalier, les technocrates de la santé ont largement contribué à faire chuter la France dans le classement des systèmes de santé. Dans le secteur public, l’anglais est quasiment devenu le signe éclatant de la dérive. Les « bed managers » que certains hôpitaux mettent actuellement en place pour « gérer la crise des urgences » – sans dépenser un euro de plus – illustrent bien le fait que l’anglais sonne le tocsin qui alerte salariés et syndicats sur le remplacement de la logique publique par celle, mal digérée par des hauts fonctionnaires arrogants, du secteur privé.

Les effets du management sur nos vies sont encore devant nous. La dernière mouture de la pensée « managériale » est le « lean management ». Cette ultra-science du management consiste entre autres à chasser du travail tous les moments, gestes, interactions qui font perdre du temps et ne sont pas seulement du travail productif. Ce faisant, cette pensée ultra-managériale tue tout ce qui, dans le travail, lie les individus et donne du sens à ce qu’ils font : les pauses, les discussions, les échanges informels, les respirations, les éclats de rire… 

Le monde anglo-saxon, destructeur des collectifs de travail par l’inoculation de masse du concept de management ? Les nationalistes seront bien déçus : si l’on remonte plus loin dans l’étymologie du « management », on revient en France : l’Oxford English Dictionary nous apprend que le terme anglais est un emprunt à un mot français du XVe siècle « mesnager », qui signifie… tenir dans les mains les rênes d’un cheval. Les travailleurs apprécieront.

« Entrepreneurs is the new France » ou comment l’utopie macroniste s’appuie sur l’anglais d’entreprise

Depuis la loi Toubon, le monde politique se désintéresse globalement des évolutions langagières du monde de l’entreprise. La législation du travail s’allège au profit du « dialogue social » dans lequel les salariés ont tellement à perdre que leurs représentants n’ont guère le temps de faire de la sémantique. Nicolas Sarkozy, qui avait fait sa campagne présidentielle sur l’identité française menacée, avait promis de rétablir le français dans les entreprises : « Je veillerai à ce que, dans les entreprises installées sur le territoire français, la langue de travail soit le français » (Caen, le 9 mars 2007). Cette déclaration n’a pas été suivie d’effet, son électorat bourgeois conservateur étant davantage obsédé par la supposée diffusion de la « culture musulmane » dans des rues qu’ils ne fréquentent pas que par le remplacement progressif du français par une langue globale faite d’acronymes, d’euphémismes et de mots anglais dans leurs propres entreprises, qui contribue d’ailleurs à y asseoir leur domination.

Macron sait préserver le français, mais les mots qu’il préfère

Dix ans plus tard, le président Macron n’a même pas fait semblant de vouloir sauver le français. Lui-même parle le langage de l’entreprise – « parce que c’est notre projeeeet ! » – et BFM-TV vante régulièrement la qualité de son anglais. Il fait corps avec la langue de l’occupant capitaliste, comme il l’a montré lors de l’inauguration de la Station F, « l’incubateur de talents » de son ami Xavier Niel, le patron de Free ( – et du Monde, et de Nice Matin, et actionnaire de Mediapart, Atlantico et Les Jours). “Entrepreneurs is the new France, et ça commence ici avec vous ! a-t-il conclu après avoir développé, dans la langue maternelle du patronat financiarisé, un certain nombre de considérations sur la supériorité morale, politique et intellectuelle des « entrepreneurs », notamment face à « ceux qui ne sont rien ».

« Brave New France », l’utopie capitaliste d’Emmanuel Macron, a son propre langage. Un langage qui gomme les rapports de force, qui agresse sans en avoir l’air, qui ment sur qui domine, qui opprime et qui subit. Cette langue où l’on peut dire le contraire de ce que l’on fait et faire l’inverse de ce que l’on dit. Cette langue, qui n’est pas la langue de Shakespeare mais celle de Niel ou de Bernard Arnault, peut encore être combattue. Prenez le temps d’observer le visage de votre DRH quand vous lui demandez de traduire une expression qu’il emploie – la loi vous y autorise et lui donne tort. Observez le regard de vos collègues quand vous dites « ma hiérarchie » plutôt que « mon top manager ». Le capitalisme étant mondial, sa lutte tout autant, souvenons-nous que dans l’anglais notre classe dominante n’a puisé que ce qui l’arrange. A nous d’y faire notre marché : prenez le mot « strike » par exemple. Ça veut dire à la fois « combattre » et « faire grève ». N’est-ce pas charmant ?