Aujourd’hui, pour notre chronique musicale, nous parlons du Ministère des Affaires Populaire (MAP), un groupe au gauchisme radical, offensif, antiraciste et décomplexé, et en particulier d’une de leurs chansons : Elle est belle la France, l’occasion, notamment, de parcourir des pans encore peu connus de l’histoire coloniale française.
MAP : précurseur d’HK et les Saltimbanks, et de ZEP
MAP était un groupe roubaisien de “rap-musette” , un genre popularisé par Java et qui mêle rap et accordéon. Pourquoi Ministère des Affaires Populaires ? C’est Dias, un des deux rappeurs du groupe, qui l’expliquait dans une interview pour RFI Musique : “Notre nom, c’est une petite provocation, vu que nos politiciens ne s’occupent pas de nos affaires mais des leurs, il fallait créer notre propre ministère.”
Ce mélange d’influences se retrouve à la fois dans leur musique et dans leur public : “Dans le morceau Lillo, je dis en cht’i que je suis Lillois, c’est comme ça qu’on dit. On utilise un peu le vocabulaire du Nord, mais ça n’est pas le plus important.” (Dias), “Notre public, il va du ch’tô dernier au grand-père. C’est Mouloud et Robert ! On ne se fixe pas de limites, on est des rappeurs mais comme on fait de la fusion, le public chanson et oriental s’y retrouve. C’est une vraie fierté.”
C’est en 2006, sous Chirac, qu’ils sortent leur premier album, Debout la d’dans, dans lequel se trouve Elle est belle la France.
Tout de suite MAP affiche son engagement politique : tournée en Palestine, concerts gratuits pour Survie, les Indigènes de la République, les collectifs de sans-papier, pour la campagne présidentielle d’Olivier Besancenot.
En 2010 toutefois, les chanteurs du groupe se séparent et fondent deux groupes distincts.
HK fonde HK et les Saltimbanks, notamment connu pour son titre On lâche rien, devenu hymne de manif’ et choisi comme hymne de campagne par Jean-Luc Mélenchon en 2012.
De son côté, Dias formera Zone d’Expression Populaire (ZEP) qui fût pris dans une intense polémique avec leur chanson provocante Nique la France (2010) qui reprend d’ailleurs les thèmes d’ Elle est belle la France mais avec un ton beaucoup plus offensif, et qui initia un débat sur la liberté d’expression. Les chanteurs furent traînés en justice pour racisme anti-français avant d’être relaxés et plusieurs de leurs concerts furent annulés et interdits. La cancel culture d’extrême droite, déjà.
La polémique a même perduré dans le temps, puisqu’en 2017 les journalistes de RMC sommèrent Danièle Obono, une des rares députés noires de l’Assemblée, de crier “Vive la France” sur leur plateau pour montrer qu’elle était une bonne Française, ce qu’évidemment elle refusa de faire. Les “journalistes” s’appuyaient justement sur la pétition en défense de la liberté d’expression qu’elle avait signée à l’époque aux côtés de Noël Mamère, Clémentine Autain, Eva Joly, Olivier Besancenot et beaucoup d’autres.
L’injonction à se faire tout petit face au racisme
MAP parle de l’expérience d’une personne arabe en France à qui, sous les coups de l’injonction à l’intégration, on indique de se faire le plus discret possible. C’est ainsi que commence le premier couplet :
L’histoire rendue invisible du colonialisme français
Malgré la décolonisation, le passé colonial de la France continue d’habiter notre présent.
Le racisme, idéologie qui a servi à légitimer l’esclavage et le colonialisme, et qui se manifeste en pratique notamment par la division raciste du travail, des lois islamophobes et une gestion répressive spécifique des quartiers populaires par la police, est extrêmement prégnant en France.
Ensuite, la France dispose toujours de colonies et la brutalité dictatoriale particulière avec laquelle elle traite les populations non-blanches des “territoires d’Outre-Mer”, comme on l’a vu récemment en Nouvelle-Calédonie, en Martinique et en Guadeloupe, achève de nous le rappeler.
Quand il ne s’agit pas de colonies directes de la France, cela ne signifie pas toujours que les nations anciennement soumises à l’impérialisme français ont retrouvé leur pleine souveraineté. Par tout un ensemble de mécanismes – guerres, corruption, monopoles, dette, franc CFA…- la France maintient une emprise très forte sur certains pays, en particulier en Afrique : c’est ce qu’on appelle le néocolonialisme.
Enfin, les pays colons se reconnaissent entre eux et ce n’est pas un hasard si la France soutient avec ferveur les entreprises coloniales contemporaines comme on le voit avec le soutien du gouvernement à Israël mais aussi aux prétentions du Maroc sur le Sahara occidental.
Pour toutes ces raisons, connaître l’histoire coloniale de la France est l’une des clés fondamentales pour comprendre la structure du capitalisme français, les enjeux sous-jacents du racisme en France ainsi que les relations internationales.
Pourtant cette histoire est peu connue : presque inexistante dans la fiction (séries ou cinéma), elle est aussi peu et mal enseignée aux écoliers et limitée à quelques rares “excuses” ou “hommages” dans le débat public politique.
Sur tous ces points qui le touchent intimement, MAP annonce la couleur dès l’intro de la chanson :
Sachez que je n’excuse ni votre ignorance, ni l’histoire colonialiste de notre douce France.
Puis développe dans le premier couplet :
Comme personne n’a jugé bon de garder ça en mémoire
alors j’ai pas vu mon grand père dans les livres d’histoire
J’ai pas vu en Indochine les viols et les pillages,
dans les DOM-TOM les massacres et l’ esclavage…
Évaporées les douleurs et les souffrances,
les tortures en Algérie tout le monde s’en balance
Les tirailleurs sénégalais, tout le monde s’en balance.
Et qui est-ce qui morflent ? C’est leur descendance !
J’accuse l’école de cultiver l’ignorance dans la censure,
la haine dans la dissimulation de son passé, de ses blessures
Dans ce couplet, MAP évoque un certain nombre des crimes coloniaux français.
Le groupe parle d’abord de l’Indochine, ancienne colonie française, à partir du XIXe siècle et qui incluait les territoires des actuels Vietnam, Laos et Cambodge. Pendant la mise en place des structures coloniales, les viols, perpétrés par des soldats ou des fonctionnaires coloniaux, visaient souvent à soumettre les populations locales et à renforcer l’autorité coloniale. Les pillages, quant à eux, étaient fréquents et alimentaient l’économie coloniale. Ces derniers concernaient aussi l’art et la culture : les temples khmers furent dépouillés. André Malraux, illustre ministre de la culture sous De Gaulle, fut d’ailleurs un de ces pillards. Ces viols et pillages par les Français s’intensifièrent lors de la Guerre d’Indochine qui débuta en 1946. Cette guerre d’indépendance opposait les nationalistes vietnamiens, regroupés au sein du Viêt Minh, fondé par le Parti Communiste vietnamien et dirigé par Hô Chi Minh, aux forces coloniales françaises.
Le magazine L’Histoire, confirme, s’il le fallait, qu’il ne s’agit pas là de “propagande communiste” et que “le massacre des civils, les viols et la torture se confirment surtout dans les Mémoires de nombreux nationalistes vietnamiens anticommunistes” et rappelle, d’une manière générale, que “les exactions commises par l’armée française contre les populations civiles en Indochine restent largement méconnues. Bombardements au napalm, massacres de civils, déshumanisation de l’adversaire : la spirale de la violence n’a pas commencé avec les Américains.”
MAP mentionne ensuite les DOM-TOM (on dit aujourd’hui “DROM-COM”), territoires sous domination française, situés en dehors du continent européen et qui incluent notamment les Antilles (la Guadeloupe et la Martinique), la Guyane et la Réunion. La Nouvelle-Calédonie dispose, elle, d’un autre statut.
Les Antilles françaises, la Guyane, et La Réunion furent en effet des colonies où l’esclavage était institutionnalisé pour faire fonctionner les exploitations agricoles, principalement des plantations de sucre, de café et de cacao. Entre le XVIIe et le XIXe siècle, la France a participé activement à la traite des esclaves, déportant des centaines de milliers d’Africaines et d’Africains pour les faire travailler dans les colonies. Si l’esclavage fut officiellement aboli dans les colonies françaises en 1848, les conséquences de ce système inhumain sont encore présentes car l’absence de toute compensation a maintenu de très fortes inégalités au détriment des descendants et descendantes d’esclaves et les structures de pouvoir colonial ont perduré sous diverses formes.
En plus du crime contre l’humanité que représente l’esclavage, le système colonial s’est manifesté par de nombreux et réguliers massacres.
Parmi ceux-là on peut citer par exemple le massacre de 1802 en Guadeloupe. Alors que la Révolution française abolit l’esclavage en 1794, Napoléon Bonaparte le rétablit dès 1802. En Guadeloupe, la résistance à ce rétablissement s’organise mais est matée dans le sang.
Cette année, Louis Délgrès, afro-descendant et brillant militaire, est commandant de l’armée française en Guadeloupe. Il refuse de se soumettre à la décision de Napoléon et fait ouvrir le feu sur les navires transportant les troupes françaises. Il publie le 10 mai une proclamation restée célèbre et intitulée “À l’univers entier”. Le 28 mai 1802, il se suicide avec ses compagnons, se faisant sauter avec des barils de poudre, préférant la mort plutôt qu’assister au rétablissement de l’esclavage. Selon Nouvelles Étincelles, le journal du Parti communiste guadeloupéen, citant des rapports du chef d’État major de l’époque, c’est plus de 2 100 Guadeloupéens qui furent massacrés cette année-là, dont des femmes et des enfants (sur une population totale de 120 000 habitants), et 3 000 autres qui furent déportés.
Mais les massacres coloniaux en Guadeloupe n’appartiennent pas qu’à une histoire lointaine, du début du XIXe siècle. En témoigne ce qui fut pudiquement appelé “les évènements de mai 67”. Les 26 et 27 mai 1967, les forces de l’ordre françaises répriment dans le sang des manifestations et tuent des dizaines de Guadeloupéens (peut-être des centaines, les bilans varient…). Ces manifestations d’ouvriers du bâtiment, qui réclamaient une modeste augmentation de 2,5%, avaient été déclenchées dans un contexte de tensions suite à l’agression raciste d’un cordonnier noir handicapé par un riche blanc. L’historien Benjamin Stora parlera en 2014 d’un « massacre (…) ordonné sciemment sur le terrain et approuvé par le gouvernement sous la présidence du général de Gaulle ». Dans un ouvrage intitulé Guadeloupe Mai 67 : Massacrer et laisser mourir, sorti l’année dernière, le sociologue Mathieu Rigouste rappelle que le préfet Pierre Bolotte, l’un des principaux artisans du massacre, fût aussi à l’initiative de la création de la BAC 93, permettant de faire le lien entre la gestion répressive des colonies et celle des quartiers populaires.
Il faut donc bien avoir cette histoire coloniale sanglante en tête, ces traumas, pour appréhender le traitement médiatique “des violences urbaines” en Guadeloupe, contre lesquelles quelqu’un comme Yannick Jadot trouve normal que l’Etat “engage des forces”.
MAP parle aussi des “tortures en Algérie”. Pendant la guerre d’indépendance (1954-1962), l’armée française a utilisé la torture de manière massive contre les militantes et militants du FLN. Parmi ces tortures : l’électrocution (la “gégène”), le supplice de l’eau (ingérer des quantités massives d’eau, des fois mélangée avec des produits chimiques), des coups, des brûlures, des mutilations, la privation de sommeil, des simulacres d’exécution… La torture fût explicitement revendiquée par les hauts gradés français, à l’image du général Jacques Massu ou du général Paul Aussaresses. Jean-Marie Le Pen avouera lui aussi sans gêne avoir torturé en Algérie.
En 1958, le communiste Henri Alleg, sortit un livre célèbre, intitulé La Question dénonçant la torture en Algérie et témoignant de celle dont il fut lui-même victime de la part de parachutistes français. Son ami Maurice Audin, arrêté le même jour que lui, fut assassiné à l’âge de 25 ans en plus des tortures.
Les “tirailleurs sénégalais” quant à eux, étaient les soldats recrutés par l’armée coloniale française en Afrique pour aller, notamment, se faire massacrer dans les guerres européennes. Ceux-là ne venaient pas que du Sénégal mais également des territoires que sont aujourd’hui le Mali, le Burkina Faso, le Bénin, la Guinée, la Côte d’Ivoire, le Tchad ou le Cameroun. Ces soldats furent positionnés en première ligne pendant la Première Guerre mondiale, en plus d’avoir des pensions militaires bien inférieures aux soldats français. Même lorsque les pensions d’anciens combattants furent revalorisées, les tirailleurs ne bénéficièrent pas de ces augmentations. Ils ne se virent pas non plus attribuer la nationalité française. Les tirailleurs ne participèrent pas seulement à la Première Guerre mondiale mais aussi à la seconde où ils prirent part, notamment, aux combats en Provence et dans la campagne d’Italie pour libérer la France du fascisme. En 1944, près de Dakar, des tirailleurs sénégalais protestèrent pacifiquement pour réclamer le paiement des soldes qui leur avaient été promises : ils se firent massacrer par l’armée française, c’est ce qui resta comme le “massacre de Thiaroye”.
Unir la France populaire
Quand MAP (ou ZEP) parle de “la France” il ne désigne pas une production artistique, une architecture, des paysages ou une cuisine. Il ne désigne pas non plus “les Français” comme un groupe homogène et essentialisé, il décrit un ensemble d’institutions étatiques et capitalistes, répressives, racistes et coloniales dont la force coercitive s’est exercée, et continue de s’exercer, contre les habitantes et habitants des colonies, des quartiers populaires mais aussi des ouvriers et ouvrières, pauvres et classes populaires en général.
Ainsi c’est de toutes les personnes opprimées par la France capitaliste et sa bourgeoisie dont MAP parle :
MAP parle ici du mépris du pouvoir pour la population.
Il commence par évoquer deux scandales sanitaires.
Dans les années 1980, des milliers de personnes furent contaminées avec le VIH ou l’hépatite C à la suite de transfusions sanguines. La raison ? Des responsables de services de santé, au courant des risques, mais qui n’avaient pas mis en place de tests de dépistage pour des raisons financières ou logistiques. Des décisions ont été prises consciemment, au plus haut sommet de l’Etat, d’écouler les stocks de produits contaminés afin d’éviter des pertes économiques et de ne pas mettre en place le dépistage systématique alors même qu’un test américain de bonne qualité était disponible.
L’amiante fût promue, en raison des lobbys industriels, jusqu’à la fin des années 1990 alors même que les chercheurs et médecins alertaient sur ses dangers. Des millions de travailleurs et travailleuses y furent exposés à cause des nombreux bâtiments construits avec des matériaux contenant de l’amiante. Elle est aujourd’hui responsable de 10 à 20% des cancers du poumon.
MAP parle aussi des SDF qu’on laisse mourir dans les rues, et évoque le combat de l’Abbé Pierre (dont les affaires de violences sexuelles n’étaient pas encore connues au moment de la sortie de la chanson), ainsi que des ouvriers et ouvrières, des personnes au chômage ou payées au smic, à qui est sans cesse faite l’injonction de ne pas se plaindre, de ne pas lutter pour leurs droits.
Une justice de classe
La Fontaine le disait déjà à son époque : “selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de Cour vous rendront blanc ou noir”. Malheureusement, comme nous l’écrivions l’année dernière, à propos de la répression du mouvement pour Nahel, les choses n’ont pas beaucoup changé… Et c’est aussi ce que nous rappelle Elle est belle la France dans son dernier couplet :
MAP évoque ici toutes les affaires de corruption qui ont touché l’UMP (aujourd’hui “LR”), et où les accusés s’en sont sortis soit blanchis, soit avec des peines essentiellement symboliques. Si la chanson est sortie en 2006, la vingtaine d’années qui ont suivi n’ont pas modifié le diagnostic. Celle-ci évoque le deux poids deux mesures avec les militantes et militants, comme José Bové, qui fût arrêté de manière militaire en 2003 suite à une action contre des plants d’OGM.
Le chanteur parle aussi des biais racistes de la justice en évoquant Omar Raddad. Ce jardinier marocain fut accusé et condamné en 1994 du meurtre d’une riche veuve, à la suite d’une enquête bâclée, avec une insuffisance frappante de preuves, et empreinte de préjugés racistes. Son avocat, Me Jacques Vergès, comparera son client au capitaine Dreyfus. En 2015 et 2021, des traces ADN sont retrouvées sur les lieux du crime ne correspondant pas à celle du jardinier.
Elle est belle la France nous rappelle une histoire trop souvent mise de côté, celle du colonialisme, pourtant indispensable pour comprendre la société contemporaine, ainsi que les expériences vécues par les Françaises et Français issus de l’immigration postcoloniale.
Près de vingt ans après, cette mémoire est malheureusement toujours presque aussi taboue.
ROB GRAMS
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