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Les riches et les pauvres sont-ils jugés de la même façon ? En théorie, oui : les grands principes de séparation des pouvoirs, d’indépendance de la justice et d’égalité devant la loi font apparaître la notion de justice de classe comme une exagération ou une forme de complotisme. Du côté de la droite et des défenseurs de la police, on entend dire plutôt que la justice serait laxiste et favorable à des peines légères. Mais la période actuelle, de répression intense du mouvement social des banlieues, où des personnes sont condamnés à de la prison ferme pour avoir ramassé une canette de soda ou juste s’être trouvées là, nous permet une fois de plus d’observer que la justice de classe existe. Elle se donne actuellement en spectacle et nous rappelle qu’à ce genre, malgré les beaux principes, il n’y a pas d’égalité devant la loi, car celle-ci, et ses modalités d’application,  ne sont que les reflets du rapport de force social dans le pays. Démonstration :

Le traitement judiciaire de la mort de Nahel, tué par un policier lors d’un contrôle routier, a suscité des révoltes massives car il mettait d’un côté en scène une justice expéditive – la peine de mort existe toujours en France, elle est donnée, sans jugement, par des policiers – et de l’autre une institution policière protégée. Le meurtrier de Nahel est en détention provisoire mais dans des conditions privilégiées et n’a pas été condamné de manière expéditive. En revanche, la justice broie les vies en 15 minutes des (très) jeunes arabes et noirs qui ont osé se révolter contre un ordre policier raciste, brutal et injuste, ou bien se trouvaient juste au mauvais endroit, au mauvais moment

10 mois ferme pour avoir volé une canette de Redbull

Après le meurtre du jeune Nahel, comme le rappelait l’avocat de la famille, Yassine Bouzrou, habitué des dossiers de violences policières, seul le procureur de la République de Nanterre “qui n’est pas un magistrat indépendant” dirigeait “l’enquête sur des policiers de son propre département”. On ne sait pas quand le policier sera jugé, sûrement dans très longtemps.  Pour le moment il est placé en détention provisoire à la prison de la Santé, une des prisons les moins insalubres de France, en plein centre de Paris. Une demande de remise en liberté a été déposée par son avocat qui sera étudiée à la fin du mois de juillet par la Cour d’Appel. 

Ce dernier bénéficie de conditions de détention privilégiées : il a été affecté dans le quartier des personnes vulnérables et médiatiques.C’est là qu’on y met par exemple les politiciens corrompus. Tandis que les jeunes qui sont envoyés en prison sont en permanence soumis à des dangers extrêmes (viol, meurtre, passage à tabac, chantage, menaces…).  

Pour les mineurs en colère, la justice a su être étrangement “efficace”. Le 2 juillet, des tas de jeunes avaient déjà été lourdement condamnés, à des peines de prison ferme, alors qu’aucun d’entre eux n’a tué qui que ce soit. Partout en France la justice fait des exemples pour terroriser les noirs et les arabes. Jamais, ou de manière rarissime, de telles peines ne sont prononcées en temps normal, pour des gens sans casier, y compris pour des agressions très violentes ou des viols. Il s’agit donc bien d’une répression politique. On avait vu le même genre de phénomènes pendant les Gilets Jaunes. 

Jamais, ou de manière rarissime, de telles peines ne sont prononcées en temps normal, pour des gens sans casier, y compris pour des agressions très violentes ou des viols. Il s’agit donc bien d’une répression politique. On avait vu le même genre de phénomènes pendant les Gilets Jaunes. 

Rafik Chekkat, avocat de formation et concepteur de @islamophobia.fr, raconte les comparutions immédiates à Marseille, qui donne une idée du délire répressif en cours. 

Quelques exemples : 

– “4 mois de prison ferme pour une jeune femme de 19 ans rentrée dans le magasin Snipes sans avoir rien pris

– “1 an ferme pour des vols au Monoprix

– “10 mois ferme pour un étudiant malien en Master à Aix pour le vol de deux pantalons chez Hugo Boss

Aucune de ces trois personnes n’avait de casier judiciaire. 

– “Un homme de 58 ans est jugé pour recel pour avoir ramassé des objets au sol des heures après les pillages”, “l’homme de 58 ans a été déclaré coupable de recel et condamné à une peine d’un an de prison ferme. Pour avoir ramassé des objets au sol 3h après les pillages.

– “3 hommes (21, 34 et 39 ans) jugés pour avoir pénétré dans le magasin Monoprix. Pour 2 les faits ont été requalifiés en tentative de vol (ils n’avaient pas de nourriture en leur possession). Ils ont été condamnés à 10 mois ferme. Le 3e homme à 1 an ferme. La Présidente a ordonné le maintien en détention. Pas de témoins ni de vidéos. Seuls les PV d’interpellation font foi.

A Pontoise, la logique est la même, comme le raconte Révolution Permanente : “un lycéen de 18 ans, sans casier, prend 12 mois de prison ferme avec mandat de dépôt (départ en prison depuis l’audience). Il est accusé d’avoir fourni le briquet qui aurait servi à l’incendie d’une voiture. A la lecture du délibéré, sa mère s’effondre.

Le Tribunal de Nanterre, là où Nahel a été tué, la justice s’en donne aussi à cœur joie pour protéger des institutions pourries jusqu’à la moelle : Yannis S., 20 ans, est condamné à 6 mois de prison (dont quatre avec sursis) pour avoir appelé à participer à la révolte sur Snapchat. Il explique son geste “Ce ne sont que des mots madame la juge. J’ai balancé tout ce que j’avais en tête. À ce moment-là, je suis choqué parce qu’il y a un mort. C’est quelque chose qui nous a tous choqué dans les quartiers”. C’est quelque chose qui a choqué dans les quartiers, mais c’est quelque chose qui ne choque pas les juges. C’est pas à leurs propres enfants que ça serait arrivé de toute façon. Peu de chance de se faire abattre à la sortie de l’ENS ou d’HEC. Ailleurs un homme a pris 10 mois de prison ferme pour avoir volé une canette de redbull.

Il faut noter que les jugements sont par ailleurs rendus dans de très mauvaises conditions puisque les greffières et greffiers sont en grève, mais de toute façon il ne s’agit pas de rendre justice mais de réprimer à la chaîne, de façon industrielle. 

Pour les citoyens bien nés, une justice plus clémente ?

Histoire de comparer, regardons les condamnations récentes de prévenus aisés et respectés :

  • Jean-Philippe Dambreville, directeur du conservatoire d’Aix-en-Provence a été condamné pour harcèlement sexuel sur une enseignante. Mais harceler sexuellement des femmes, c’est moins grave que voler un jean, alors il n’a été condamné qu’à 10 mois de prison avec sursis et sans inscription au fichier des auteurs d’infraction sexuelle. 

Qu’est-ce que la justice de classe ? C’est un système judiciaire qui traite différemment les gens selon leur appartenance sociale et, dans le cas de la France, raciale. Concrètement, cela se traduit de plusieurs façons : 

Les plus pauvres n’ont pas accès à une défense de qualité, sont mal informés et, dans le cas des répressions policières, sont soumis à une justice expéditive dans le cadre du système de comparution immédiate. La comparution immédiate est une procédure rapide qui permet au procureur de faire juger une personne tout de suite après sa garde à vue. Le procureur de la République peut engager cette procédure s’il estime que les indices sont suffisants et que l’affaire est en état d’être jugée. L’auteur présumé doit, en présence de son avocat, accepter d’être jugé immédiatement. Pour le compte instagram “le droit c’est nous”, la comparution immédiate “est une procédure qui rend quasiment impossible” l’individualisation de la peine, qui est pourtant l’un des principes de base du droit pénal : “chaque individu doit être jugé selon les caractéristiques qui lui sont propres : son milieu, son accès à certains privilèges, sa compréhension des enjeux sociétaux, ses faits propres”. Or, la comparution immédiate ne permet pas ça, car c’est une procédure trop rapide pour éclairer le contexte et les caractéristiques individuelles des personnes jugées. En plus, elle ne permet pas d’avoir du recul face aux évènements. La comparution immédiate a été privilégiée pour juger les émeutiers parce que le ministre de la justice l’a exigé dans une circulaire où il a demandé au système judiciaire une réponse “rapide, ferme et systématique”. 

Une institution judiciaire située socialement… du côté de la bourgeoisie

Les juges et les avocats ne sont pas neutres dans notre société de classe : ils font partie de la classe supérieure, que cela soit par leurs fonctions ou leurs origines. Pour le sociologue Yoann Demoli, auteur d’une étude récente sur le groupe des magistrats, ils ont “un profil d’élite. Il ressemble à celui des étudiants de Sciences Po. On trouve parmi les magistrats deux tiers d’enfants de cadres supérieurs, et de professions libérales.” Les études de droits sont exigeantes, sélectives et longues, et permettent très difficilement à des personnes d’origines sociales diverses de les mener entièrement. Par conséquent, ceux qui nous jugent font partie de la bourgeoisie ou de la sous-bourgeoisie, tout comme ceux qui nous défendent. La neutralité sociale de l’institution judiciaire est un mythe : celles et ceux qui la constituent ont une compréhension spontanée bien plus grande des motifs de leurs semblables que de celles et ceux dont ils ne connaissent pas la vie. Il est difficile d’imaginer que cette institution, comme la police ou la médecine, n’a pas d’importants biais racistes.

La neutralité sociale de l’institution judiciaire est un mythe : celles et ceux qui la constituent ont une compréhension spontanée bien plus grande des motifs de leurs semblables que de celles et ceux dont ils ne connaissent pas la vie.

Les membres des classes supérieures ont des compétences et un réseau qui leur permettent de se voir jugées moins durement et dans des circonstances plus favorables. C’est ce que le criminologue américain Edwin H. Sutherland appelait “le crime en col blanc” : c’est un acte illégal commis par une personne respectable, de statut social élevé, dans son cadre professionnel. Pour lui, la criminalité des classes supérieures est systématiquement sous-estimée, car d’une part, les classes supérieures utilisent leur puissance politique et financière pour échapper aux condamnations et d’autre part, des systèmes juridiques spécifiques existent pour les milieux d’affaires et les professions bien établies. C’est le cas des professionnels de santé, dont les actes doivent être signalés aux Ordres (des médecins, des pharmaciens), qui sont des instances parallèles, et qui plus est, corporatistes. Au niveau du système judiciaire de droit commun, les bourgeois sont très bien défendus, ils sont informés et bénéficient de délai de procédures bien plus favorables à la préparation de leur défense.

A l’heure de la révolte, notre système judiciaire, actuellement totalement lié aux injonctions du pouvoir politique, ne prend pas de gant pour juger, ou plutôt réprimer, les jeunes gens qui ont pris part aux émeutes. Derrière la neutralité affichée du système, c’est bien à une justice de classe, répressive et donc profondément injuste, que nous avons à faire.


Rob Grams et Nicolas Framont


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