Résilience, n.f : Attitude d’un individu ou d’un groupe à prendre acte d’un traumatisme infligé par le système capitaliste et à se reconstruire de façon socialement acceptable – du point de vue des bourgeois. Concept qui a été théorisé en psychologie et qui a pris une grande place dans les entreprises privées contemporaines ainsi que dans la rhétorique politique néolibérale. Face à la violence des choix politiques et managériaux, les salariés et citoyens sont sommés, individuellement, de se blinder, de prendre sur eux et de réguler leurs émotions pour ne pas faire chier le monde (bourgeois) et remettre en cause ce qui leur arrive. La résilience est donc l’inverse de la rébellion.
Exemple : “Les banques, par exemple, dont la souplesse sera un élément clé de la résilience espérée” , “La résilience, un must du développement personnel”, “Terrorisme : un centre national pour la résilience des victimes”, “Dressez votre propre liste, le plus honnêtement possible. Vos atouts en matière d’expérience : les épreuves que vous avez traversées – vous prendrez ainsi en compte votre aptitude à la résilience” (Conseils d’un magazine pour “rebondir après un licenciement”).
La résilience bourgeoise, des victimes du terrorisme à celles du licenciement
La popularisation du concept de résilience est largement le fait de Boris Cyrulnik, psychanalyste médiatique et bien introduit dans les milieux bourgeois. Il a en effet fait partie de la fameuse commission Attali “pour la libération de la croissance” en 2008 puis a été nommé par Macron à la tête d’une commission d’experts sur la petite enfance. Avec ses livres qui se vendent très bien, il a largement contribué à la diffusion tout azimut de la notion de “résilience” dès le début des années 2000.
C’est surtout au moment des vagues d’attentat de 2015 qu’on entend parler de “résilience” à tout va, à la fois relativement aux individus (comment se reconstruire quand on a perdu des proches ou a été victimes de terrorisme) et à “notre société”. Une société résiliente par excellence était celle de l’après-Charlie Hebdo, du “#JeSuisCharlie” et des flics applaudis sur les Champs-Elysée. A l’époque, la bourgeoisie politique et médiatique a adoré ce grand moment “d’union nationale”, une façon “résiliente” de faire face au terrorisme, avec ses verres bravaches en terrasse (#JeSuisTerrasse) et le fait de lire Paris est une fête d’Ernest Hemingway.
Cette notion miracle est progressivement devenue un thème littéraire en soi, qui peuple les têtes de gondoles des centres culturels Leclerc et des Fnac : “Comment j’ai survécu à mon cancer et en suis sorti plus fort”, “Comment la mort brutale de mes deux enfants m’a permis de me reconstruire dans la confection d’imprimante 3D”, “Comment mon licenciement m’a forcé à monter ma propre start up de solutions résilientes clefs en main”, etc, etc. Les stars médiatiques post-2015 sont des gens qui ont su “se reconstruire” dans la douleur et qui viennent ensuite étaler leur réussite dans nos grands médias, en face caméra chez Konbini ou face aux jeunes à baskets blanches de Quotidien. Souvent issus de milieux favorisés, ils viennent raconter leur reconstruction miracle en disant qu’ils ont “de la chance”, pas mal de “volonté” mais qu’ils sont avant tout là pour faire passer un “message d’espoir” à tous ceux qui ramassent.
Au mérite entrepreneurial s’est donc ajouté, ces dernières années, le mérite psychologique : regardez comme je suis fort, comme j’ai tenu le choc, comme j’ai été résilient. Celles et ceux qui ont sombré dans l’alcool, la dépression ou le suicide n’auront pas droit aux projecteurs médiatiques, évidemment. S’ils ne l’ont pas encore compris, la résilience médiatique leur rappelle qu’ils sont des faibles ayant lamentablement échoué à mener la belle reconstruction que quelques uns accomplissent magnifiquement.
Le nouveau christianisme managérial
Ce n’est donc pas surprenant que la théorie managériale se soit emparée très tôt du concept, qui a fleuri dans la plupart des grandes entreprises privées en France et ailleurs. La mode de ces dix dernières années est celles des “réorganisations” permanentes, un savant mélange de suppressions de poste et de modification régulière du fonctionnement de l’entreprise pour atteindre de sacro-saints objectifs de compétitivité et de réduction de coût. Il a donc fallu s’entourer de consultants en “conduite du changement” susceptibles d’apporter un supplément d’âme à ces processus brutaux et souvent incompréhensibles pour les salariés. Une partie d’un service licencié ? Vite, proposons-leur des formations pour “faire preuve de résilience” et “affronter les courbes du deuil”. Un certain nombre de cabinets proposant ce genre de prestation ont pullulé en France, et sont mandatés par les directions d’entreprise quand elles sabrent leurs effectifs ou lorsque du « mal être » est détecté dans leur masse salariale à cause de leurs propres politiques d’intensification du travail.
“Il faut devenir responsable de nos émotions” conseille le cabinet Ithaque Coaching, comme la plupart de ses homologues qui “accompagnent les collaborateurs dans la survenue du changement”.
La résilience en entreprise dit ceci : ce n’est pas ce qu’on vous fait le problème, c’est la façon dont vous le vivez. “Vos choix d’action sont peut-être limités, mais vos choix de pensée ne le sont pas”, proclame un autre cabinet d’accompagnement RH sur la page d’accueil de son site web, citant Abraham-Hicks, un couple d’auteur à succès nord-américain qui se sont fait connaître avec un best-seller intitulé : La Loi de l’Attraction – Les clés du secret pour obtenir ce que vous désirez (sans commentaire).Ce genre de théorie quasi-mystique semble prendre le relais du christianisme d’antan en termes de maintien de l’ordre social : restez tranquille les pauvres, lisez des bouquins de développement personnel et vous connaîtrez peut-être le salut. Mais surtout ne nous emmerdez pas.
La résilience comme privilège de classe
Quand le Code du travail fait de l’employeur le responsable de la santé physique et mentale de ses salariés, la “résilience” en entreprise fait des “collaborateurs” leurs propres responsables, éventuellement assistés d’un coach (souvent d’ex-DRH reconvertis) que l’employeur leur a généreusement payé. Ainsi, les salariés y vont pour se reconstruire “de façon socialement acceptable” donc, c’est-à-dire sans grève, sans droit de retrait, sans pétage de câble, et puis sans prud’hommes, tant qu’à faire. Et si vous sombrez ? Ben ce sera de votre faute, pas celle de l’entreprise, hein.
Alors, bien entendu, il est plus facile d’être “résilient” quand on a un petit plan épargne logement (PEL) de côté, un héritage rondelet, qu’on est propriétaire de quelques appartements et qu’on a Bac+5. Si on est au SMIC, que Pôle Emploi nous cherche des poux et qu’on a un loyer à payer, la “résilience” prendra peut-être plus de temps, ou ne viendra pas car vous êtes une merde.
La résilience est bien un privilège de classe, comme absolument tout ce que l’on associe après coup à du « mérite », qui n’est que l’appréciation, par la bourgeoisie, des inégalités dont elle bénéficie.
Interrogé sur « comment être résilient face au Covid-19 », Boris Cyrulnik coche un autre concept du bingo bourgeois de 2020 : “Il faudra essayer de mettre en chantier des projets, ce qui est un excellent dynamisant, au niveau individuel et collectif”. Eh oui, ce fameux “projet” dont vous nous avons déjà parlé ici, cette injonction bourgeoise à ne pas se contenter de vivre et de survivre mais de « créer » de vagues perspectives floues et valorisantes socialement.
Une résilience populaire est-elle possible ?
Ce serait quoi une résilience populaire, qui ne serait pas réservée à une petite minorité donneuse de leçon ? Ce serait certainement agir contre tout ce qui nous a conduit à la situation foireuse dans laquelle nous nous trouvons : le système capitaliste, infoutu de produire des masques médicaux mais qui continue à servir des burgers vegan à domicile, les technocrates et politiciens qui sont incapables de gérer autre chose que la baisse du déficit et l’obtention de 0,1 point de leur foutue croissance et la philosophie bourgeoise qui nous demande, en plus de serrer les dents face à leur violence quotidienne, d’aimer ça et d’adhérer avec bonheur. Bref, si une résilience populaire existe, elle s’appelle “révolution”.