logo_frustration
U

« France périphérique » : expression apparue dans le débat public dans les années 2010 et qui permet à la classe politique française d’avoir l’air de se soucier des différences sociales sans jamais parler de la lutte des classes dont elle est partie prenante.

« Cette France qu’on appelle aujourd’hui avec dédain la France périphérique, j’y ai vécu mes 20 premières années, elle m’a élu plus tard pendant 18 ans, je l’ai défendue bec et ongle à l’Assemblée Nationale au Gouvernement. » Arnaud Montebourg, 4 septembre 2021

« Depuis des décennies, cette “France périphérique” a le choix entre les embouteillages automobiles ou des trains vieillots et toujours trop rares, quand ils ne sont pas visités par des bandes de racailles fort peu amènes. » Eric Zemmour, 5 avril 2018

Le concept de France périphérique a été forgé par l’essayiste et géographe Christophe Guilluy dans un livre publié en 2010, Fractures Françaises, et s’est taillé un succès à la mesure de son utilité politique et de sa praticité pour les journalistes et les éditocrates. C’est en effet le joker du Time’s up de la bourgeoisie, jeu dont le but est de tenter de parler de la réalité sociale mais sans prononcer les mots « classes », « ouvriers », « bourgeoisie », « patronat », « conflit » et surtout « travail ».

Une théorie séduisante

Le concept de France périphérique est donc arrivé à point nommé, dans une période où la lutte des classes, mise sous le tapis depuis les années 80, revenait par la fenêtre des grands mouvements sociaux des années 2010-2020 et de la remontée rapide des inégalités. Plutôt que de parler de paramètres sociaux, de pouvoir et d’exploitation, « France périphérique » évoque le spatial, le géographique, les villes et les campagnes : bien plus inoffensif. 

Concrètement, la France périphérique regrouperait les habitants des villes petites et moyennes ainsi que des campagnes, qui seraient les grands « perdants » de la société actuelle, la nouvelle catégorie dominée et donc victime « de la mondialisation » et de la classe politique “déconnectée”. Elle ne serait pas victime d’exploitation mais essentiellement de mépris culturel, confronté en permanence à la morgue des habitants des centre-villes de métropole, la nouvelle classe dominante insupportable et donneuse de leçons.

Cette théorie est très séduisante car elle ressemble à une réalité de surface, directement observable. Oui, si vous prenez le TGV entre Surgères (17) et Paris intramuros, vous percevez cette inégalité. A Surgères, c’est la campagne, des longues attentes pour avoir un rendez-vous chez un spécialiste, une offre culturelle assez faible, des gens habillés simplement. A Paris, dès votre arrivée à la gare, vous croisez des gens bien habillés, parfois même tellement « post-industriels » qu’ils portent des bleus de travail pour le style, tandis que les plaques dorées donnant sur les rues informent de la présence de nombreux médecins, toutes spécialités confondues…

Il y a plus de points communs qu’on le croit entre un habitant d’une ville pauvre de la banlieue lyonnaise et celui d’un habitant d’un village enclavé des Pyrénées-Orientales, à commencer par le niveau de vie. Tandis que le bon bourgeois lillois se sent bien plus proche de son homologue parisien que d’un habitant de Roubaix.

De plus, cette théorie conforte le bon vieux sentiment d’hostilité qui règne entre « la province » et Paris. Les parisiens apportent le Covid, les parisiens sont déconnectés, les parisiens sont futiles et donnent des leçons à tout le monde. Ce préjugé repose sur un fait tangible : les centres de pouvoir économiques, culturels et politiques étant situés à Paris, il y a de grande chance pour que le puissant qui vous oppresse y vive. L’Elysée s’y trouve, TF1 aussi, France Inter et probablement le siège du groupe auquel appartient votre entreprise. Ce n’est pas pour rien que les Gilets jaunes y affluaient en masse pour manifester.

Pourtant, la théorie de « la France périphérique » ne tient pas du tout la route, comme cela a été démontré à de multiples reprises par des géographes et des sociologues. Les raisons sont simples :

–       Les métropoles sont elles-mêmes traversées par de très grandes inégalités sociales, et même Paris intra muros est une ville très hétérogène socialement, avec de la grande pauvreté qui côtoie des grandes richesses : 2/3 des ménages vivant sous le seuil de pauvreté sont dans des zones denses de grandes villes.

–          La « province » et les petites villes ne sont pas homogènes non plus, on y trouve une notoriété locale, une petite bourgeoisie voire une moyenne et grande, comme en témoignage le dynanisme des Lions club et des Rotary, sorte de petite coterie bourgeoise locale dont les panneaux ornent de nombreuses entrées de petites villes. Les classes sociales sont dispersées sur le territoire national, avec quelques pôles de concentration bourgeoise ou de villégiature qui ne se résument pas à Paris.

–        La banlieue des grandes villes est un espace qui participe à la métropole via le travail (qui nettoie les bureaux des cadres parisiens ?) mais se trouve victime des mêmes difficultés que les espaces ruraux : la désertification médicale y est par exemple également un gros problème. Il y a plus de points communs qu’on le croit entre un habitant d’une ville pauvre de la banlieue lyonnaise et celui d’un habitant d’un village enclavé des Pyrénées-Orientales, à commencer par le niveau de vie. Tandis que le bon bourgeois lillois se sent bien plus proche de son homologue parisien que d’un habitant de Roubaix.

“France périphérique”, “classe moyenne”, “bobos”, un arsenal idéologique :

La « France périphérique » est pourtant venue compléter une panoplie de concepts déjà existants, en partie importés des Etats-Unis par la droite française pour évacuer la question des classes sociales et des autres formes de conflits. Le terme de “classe moyenne”, qui s’était d’abord taillé un beau succès aux Etats-Unis (la fameuse “Middle class”), est ainsi arrivé en France dans les années 80 pour sonner la fin de la lutte des classes.

Quelques décennies plus tard, alors que les illusions de la moyennisation heureuse devenaient patentes et que la colère sociale remontait, celui de « bobos » est arrivé à point nommé. Il s’agit d’une expression devenue très courante et très utilisée en politique (chérie notamment par Marine le Pen). Elle a été forgée par l’essayiste conservateur américain David Brooks en 2000, dans un livre intitulé Bobos in Paradise: The New Upper Class and How They Got There  (« Bobos au paradis : la nouvelle classe supérieure et comment elle y est parvenu »). Ce concept est la solution miracle pour la classe dominante : il a produit une nouvelle classe supérieure aux contours bien flous (« on est tous le bobo de quelqu’un », m’a-t-on encore dit récemment) et définie par son style de vie, ses références culturelles, ses habitudes culinaires ou décoratives, et non plus par le rapport d’exploitation au travail qu’elle entretient avec les autres classes. La bourgeoisie, qui continue d’être ce qu’elle est depuis deux siècles, la classe qui dirige le travail et domine concrètement toutes les sphères de la société, a de quoi sabrer le champagne depuis que ce concept existe : il a fallu des années pour reparler de « bourgeois » tant le terme « bobo » avait tout supplanté.

Christophe Guilluy a produit cette même opération dix ans plus tard, avec son concept de « France périphique ». Comme David Brooks, c’est un conservateur, qui n’est pas mécontent que son concept puisse servir un dessein politique. Régulièrement cité par Valeurs Actuelles, le Figarovox ou Marianne, il en profite toujours pour glisser que la seule façon de mener une politique favorable à la « France périphérique » serait de stopper l’immigration. Il cite parfois les services publics ou le travail qui paye bien, mais ne parle jamais de la nécessité d’augmenter les salaires par exemple. A sujet spatial, réponses spatiales (et de droite) !

Eric Zemmour, pourtant fasciné par les clubs bourgeois de Paris et les piscines situées au cœur de la capitale, se sent de tout cœur avec la France périphérique qui subirait à la fois les métropolitains « bobos » déconnectés des réalités et les banlieusards. D’un seul coup, le concept permet de résumer nos clivages à des questions culturelles et raciales. Bien pratique pour son agenda.

Parler de France périphérique ou l’art de se faire passer pour un paysan quand on est un bourgeois

Une politique faisant primer l’unité de la classe laborieuse dans un rapport de force vis-à-vis de la bourgeoisie, telle que nous le défendons à Frustration, devrait souligner, à rebours de ces concepts hors-sols, l’expérience commune qui lie les habitants de banlieues et la France rurales et des petites villes. Cette expérience commune a d’ailleurs été soulignée à plusieurs reprises par des leaders Gilets jaunes, notamment à travers celle de la confrontation avec la police. De la même façon, parler de “bobo” est une défaite, dans la mesure où elle limite les rapports de domination aux questions culturelles et invisibilise au passage la vraie classe dominante, la bourgeoisie, encore et toujours elle. 

Sauf que celles et ceux qui revendiquent mener une “bataille culturelle” contre la droite ont pour la plupart adopté ces concepts inopérants : à « gauche », Arnaud Montebourg tient aussi à rappeler son amour pour ce concept : « Les métropoles ont tout : les sièges sociaux, les bons salaires, l’accès à la culture et aux services publics, les élus de poids et l’agenda médiatique. Pour moi qui suis un enfant de la France rurale, je ressens avec Christophe Guilluy ce mépris de la France d’en haut », déclarait-il le 7 septembre. Il faut dire que l’appartenance géographique revendiquée a le don de faire passer un chef d’entreprise ex-ministre pour un garçon de ferme méprisé par l’élite. 

Parler de “bobo” est une défaite idéologique dans la mesure où elle limite les rapports de domination aux questions culturelles et invisibilise au passage la vraie classe dominante, la bourgeoisie, encore et toujours elle. 

Pour le sociologue Benoît Coquard, auteur d’une enquête ethnographique passionnante sur la jeunesse rurale (Ceux qui restent, la Découverte, 2019) dans la région où il a vécu, « l’appropriation du terme de France périphérique par les hommes politiques issus de milieux privilégiés sert un récit de soi par lequel ils peuvent se placer du côté des dominés et peut-être passer pour l’un d’entre eux. » Cette rhétorique géographique est bien plus commode que les questions de classe, ajoute-t-il, car « les origines sociales (a minima la profession des parents) peuvent porter préjudice à un tel argumentaire, tandis que les origines « périphériques » sont beaucoup plus malléables, car elles renvoient à un ensemble très inégal et flou. » C’est une aubaine pour les figures nationales, mais aussi locales, qui instrumentalisent le concept pour invisibiliser leur domination : « En milieu rural, on peut constater le succès de cette rhétorique chez ceux qui ont le pouvoir local (ou parfois à plus large échelle) et qui ne ressemblent objectivement que très peu au reste de la population qu’ils sont censés représenter. »

Nous avons donc eu droit à Emmanuel Macron « originaire d’Amiens et vivant au Touquet », preuve de son provincialisme pour les commentateurs pressés, alors même que le Touquet est une petite ville très bourgeoise et qu’Amiens compte une bourgeoisie locale dont ses parents faisaient partie. « Il faut pardonner à Emmanuel Macron qui confond, comme beaucoup, catégorie socioprofessionnelle et origine géographique », ironise le journaliste Adrien Naselli dans l’introduction de son enquête sur les parents de transfuge de classe (Et tes parents ils font quoi ?, JC Lattès, 2021). Faisant la liste des procédés permettant à de bons bourgeois héritiers de se faire passer pour des « transfuges » qui se sont construits eux-mêmes, il donne une bonne place à « cette obsession Paris-Province qui masque les questions de classes sociales ».

Bref, la bourgeoisie doit une fière chandelle à Christophe Guilluy. En véritable idéologue bourgeois, il est parvenu à forger un concept qui n’a pas grand rapport avec la réalité concrète mais sonne bien, joue un rôle rhétorique essentiel et parvient à rediriger la colère sociale vers la question spatiale. En attendant, la bourgeoisie peut souffler. Tout du moins, pour l’instant.


Nicolas Framont


Image de mise en avant : Les rives de la Moselle à Épinal, crédit photo Nicolas Framont