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Islamo-gauchisme, n.m : terme dénué de sens, ne désignant aucune réalité, mais doté d’une valeur d’usage permettant à la bourgeoisie de situer le clivage sur un nouveau terrain plus confortable pour elle : “les républicains” et l’extrême droite contre les islamo-gauchistes complices du terrorisme. 

Au gouvernement, c’est notre ministre de l’Education nationale Jean-Michel Blanquer qui, le premier, s’est approprié ce terme réservé il y a encore peu aux franges les plus tarées de l’ultra-droite : ”Ce qu’on appelle l’islamo-gauchisme fait des ravages”, avait-il affirmé. Il avait toutefois été précédé par Manuel Valls et les chroniqueurs de CNews, qui mettaient du cœur à l’ouvrage pour populariser le terme et lui faire déborder les frontières du champ lexical étroit des néonazis. 

Mais un cap important a été franchi par la ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, qui passe des paroles aux actes en demandant une enquête” du CNRS sur “l’islamo-gauchisme qui gangrène la société”. Mais alors, qu’est-ce que “l’islamo-gauchisme” et pourquoi cette pseudo enquête marque une grave victoire de l’extrême droite ?

L’islamo-gauchisme n’existe pas

Le premier constat que l’on fait lorsque l’on essaye de définir l’islamo-gauchisme c’est… qu’il n’existe pas. C’est un concept flou, absurde, indéfinissable. Comme le rappelle l’historien Nicolas Offendstadt, lorsque l’on parle d“une théorie en -isme”, comme  “le libéralisme, le marxisme, le maoïsme, qui existent, on trouve des corpus de références, des gens qui l’ont porté, des gens qui ont réfléchi… L’islamo-gauchisme vous ne le trouvez nulle part. Il n’y a pas de théoricien de l’islamo-gauchisme. (…) Il n’y a pas de théorie, pas de clans, pas de réseau, pas de revue, il n’y a rien.” 

Mais alors, comment le définissent ceux qui l’utilisent ? Frédérique Vidal a vivement acquiescé face à la définition qu’en donnait Jean-Pierre Elkabbach, ”une sorte d’alliance entre Mao Zedong et l’ayatollah Khomeyni”. Problème : personne, absolument personne, ne se revendique ni du maoïsme, ni de l’ayatollah Khomeyni à l’université aujourd’hui, et encore moins d’une alliance incompréhensible entre les deux. 

L’incapacité totale des utilisateurs du concept à le définir est également démontrée par la récidive de Blanquer ce 20 février qui, après l’avoir décrit comme un “fait social indubitable”, l’illustre par deux exemples absurdes : des ateliers en non mixité organisés par le syndicat Sud en 2017 et l’interruption d’une pièce de théâtre par des activistes dans laquelle figurait des “Blackfaces” – deux évènements qui n’ont pas le moindre début de rapport que ce soit avec l’Islam ou avec l’islamisme. 

Frédérique Vidal demande donc une enquête sur une idéologie qui n’existe pas. On comprend alors que si l’islamo-gauchisme ne dit rien de ceux qu’ils désignent, il dit néanmoins beaucoup sur ceux qui l’utilisent. Car si ce concept qui n’en est pas un n’a pas de définition, il a bien une fonction : assimiler l’opposition au terrorisme islamiste. Et c’est là que l’on comprend la gravité du problème. 

Nos dirigeants et nos médias prennent, dans un moment de crise du capitalisme et de fragilité du pouvoir, de plus en plus la pente idéologique de fascistes frustrés, c’est-à-dire des fascistes qui n’ont pas les moyens politiques et matériels d’en être réellement, mais qui participent à en diffuser la construction mentale. 

Le processus est typique : inventer une idéologie, assigner à l’opposition politique et aux intellectuels cette dernière en insistant sur le fait qu’elle soutiendrait le terrorisme, puis mener une enquête sur ces personnes. On comprend alors que “l’islamo-gauchisme” remplit ni plus ni moins la même fonction que le concept de “judéo-bolchévisme” dans les années 1930. 

Traquer “l’islamo-gauchiste” : une continuité du vocabulaire nazi

Si cette analogie choquera par son apparente excessivité, elle est pourtant évidente pour quiconque ce serait tant soit peu intéressé à l’histoire du début du XXeme siècle – mais nos dirigeants et la bourgeoisie ont une connaissance relativement médiocre des sciences sociales. On notera que si être assimilé au nazisme n’est guère agréable, être accusé de “complicité intellectuelle” avec les crimes de Daech ou d’ ”armer le bras des tueurs de Charlie Hebdo” parce que l’on est marxiste ou antiraciste sont également des politesses dont on se passerait bien.  

Mais là où les promoteurs du terme “islamo-gauchisme” sont bien incapables de démontrer un lien entre l’islamisme et la gauche radicale ou les mouvements féministes et antiracistes, il est assez aisé de montrer l’héritage historique de ce dernier avec celui de “judéo-bolchévisme”. Bien qu’il faille prendre de la distance avec le point Godwin et le “reductio ad hitlerum” (comparer tout et n’importe quoi à l’hitlérisme) rendus souvent inefficaces par leurs utilisations abusives, la gravité du moment et des pseudos concepts qu’une bourgeoisie paniquée et en pleine putréfaction morale tente de faire diffuser implique d’être capable de faire les liens qui doivent être faits. 

Le parallèle avec “judéo-bolchevisme” est tellement énorme, grossier, qu’on ose à peine le décrire de peur de paraître “excessif”, et pourtant… Le judéo-bolchevisme est une idée, délirante, issue de la pensée nazie – qui associait fascisme, antisémitisme et anticommunisme –  et qui supposait que, dissimulés derrière les bolcheviques, oeuvraient secrètement les juifs pour imposer leur domination mondiale. L’islamo-gauchisme, très similaire, affirme que derrière la gauche, en particulier universitaire, seraient dissimulés les islamistes et les djihadistes prêts à imposer la charia en France. Raison pour laquelle, comme le rappelle Jean Chambaz, président de la Sorbonne, elle est “issue des milieux de la droite extrême” (Action Française, Génération identitaire, GUD, Troisième Voix…). 

Pour tenter de masquer cette réalité et tenter de lui donner un vernis universitaire, les “journalistes” qui depuis une semaine essaient de retracer l’origine du terme, l’ont trouvé dans un livre du sociologue Pierre-André Taguieff (que personne n’a lu) en 2002, et qui aurait subitement réapparu, comme par magie, lors de la seconde moitié des années 2010, portée par des essayistes réactionnaires (Alain Finkielkraut, Caroline Fourest…). Pourtant, c’est bien dans les groupuscules d’extrême droite et sur les réseaux sociaux de la fachosphère, sous les radars de médias incapables de faire leur travail de veille, que le terme a prospéré activement dans ce laps de temps avant d’infuser plus largement. Tous les internautes familiers avec Twitter aux débuts des années 2010 ou avec des médias d’extrême droite comme le “journal de bord de Jean-Marie Le Pen” étaient déjà habitués à entendre l’expression. 

L’ “islamo-gauchisme” permet d’opérer, en un seul mot, deux confusions :

  • Amalgamer musulmans et islamistes – tout en niant la réalité du racisme et de l’islamophobie.
  • Puis, amalgamer, sans avoir aucunement besoin de le démontrer (un mensonge répété inlassablement faisant ici office de vérité), les marxistes, les féministes et les antiracistes avec les islamistes – quand bien même aucun de ces trois courants ne fut jamais compatible avec l’extrémisme religieux.  L’utilisation du lexique du djihadisme (“radicalisés”, “prise d’otages”, “exactions”…) pour qualifier le mouvement social était déjà devenue la norme depuis la Loi Travail mais atteint ici un stade inédit en associant réellement les deux. 

Toutes ces personnes – les musulmans et l’opposition “de gauche”-  constitueraient ainsi “l’Anti-France” contre laquelle tous les “républicains” devraient se retrouver et s’unir, y compris, s’il le faut, avec le RN, Zemmour, etc. 

Le judéo-bolchévisme n’était d’ailleurs pas le seul mot valise de l’extrême droite et du nazisme pour tenter de donner une apparence de concept à des pots pourris qui n’avaient pour fonction que d’amalgamer tout ce qui était contraire à leur vision du monde : le “judéo-maçonisme” était également de ceux-là et fait aussi tristement écho à la période actuelle. C’est ainsi que le 23 février 1941, le journal Paris-Soir, sous Vichy, demandait une enquête sur “l’emprise judéo-maçonnique dans l’Université”. 

En 2019, l’historien Paul Hanebrink consacrait un long article dans Le Monde diplomatique pour montrer comment la haine du communisme avait alimenté l’antisémitisme lors du siècle dernier. Ce dernier est, par effet de mirroir, très instructif sur la manière dont la bourgeoisie tend aujourd’hui à s’appuyer sur le terrorisme islamiste pour alimenter la haine des musulmans et du mouvement social en créant des mythes d’alliances secrètes. On trouve ici un exemple fort parlant d’une forme de “complotiste des dominants”, qui serait socialement acceptable. 

Les prémices d’un maccarthysme à la française

A défaut de se rapprocher d’un régime de type fasciste, nous nous rapprochons néanmoins à vitesse grand V d’un régime autoritaire de type paranoïaque, bref, d’un maccarthysme à la française. 

Le maccarthysme désigne “la chasse aux sorcières” menée contre la gauche américaine par le sénateur Républicain MacCarthy dans la première moitié des années 1950, en pleine guerre froide. Toute participation passée à un syndicat, à une organisation “progressiste”, tout discours vaguement social tenu par un artiste, pouvait valoir d’être traîné en procès, devant une Commission des Activités Anti-Américaines, de perdre son emploi, voire d’être jeté en prison. En effet, pris dans un délire collectif et autoritaire, le pouvoir associait toute fibre sociale au communisme et par effet de conséquence le communisme à la volonté de subvertir et de détruire l’Etat américain au profit de l’URSS. 

Le terme “chasse aux sorcières” fait (le plus souvent) lui-même écho à une série de procès de la fin du XVIIème siècle à l’issue de laquelle les “sorcières de Salem”, des jeunes femmes innocentes, furent brutalement torturées et exécutées en raison de dénonciations absurdes. Comme tout phénomène de ce type, le maccarthysme ne s’est pas fait en deux jours : il a été la conséquence d’un long travail de propagande, d’anesthésie démocratique, de transformation progressif du droit… 

Dans le film Guilty by Suspicion (La Liste Noire), Robert de Niro incarne un cinéaste qui, pour pouvoir continuer à exercer son travail, doit s’expliquer sur de vieilles participations à des manifestations devant le Comité parlementaire sur les activités anti-américaines. Bientôt un comité du même type sur les “activités islamo-gauchistes” ?

C’est bien ce vers quoi nous dirige le type d’enquête que lance Vidal. La suite logique est bien l’éviction des “éléments subversifs” de l’Université, et à termes des procès : si on considère que les “islamo-gauchistes” sont des agents infiltrés du terrorisme – et on l’a vu, c’est bien ce que le terme suggère -, c’est bien là la finalité. En s’en prenant aussi frontalement et grossièrement au monde universitaire et intellectuel, le gouvernement de Macron suit la pente classique des régimes en pleine déchéance autoritaire : répression ultra brutale des manifestants (jetés en prison, démembrés…), des journalistes, et maintenant des intellectuels, qui ne se mettront pas au pas. Par ailleurs, quand une enquête est demandée par un ou une ministre, c’est généralement en prévision d’une loi. On imagine bien la tronche de la “loi contre l’islamo-gauchisme à l’université” en termes de liberté d’enseignement et d’opinion. 

L’opération générale vise à transformer le clivage politique. Le macronisme a fait vaciller le clivage qui structurait traditionnellement la politique française entre la droite et une “gauche” (de droite) en opérant une clarification : l’unification – enfin ! – entre ceux qui défendaient les mêmes intérêts au sein d’un unique bloc bourgeois (LREM). En réaction, les gilets jaunes ont constitué un authentique “bloc populaire”, et ont resitué le clivage sur le plan social : peu importe si ces derniers ont ou non défini leur mouvement comme tel, il était une veritable “lutte de classes”. 

De ce point de vue, la volonté de dénoncer les islamo-gauchistes est une nouvelle manoeuvre cynique de la bourgeoisie pour situer le clivage sur un nouveau terrain qui ne porte pas atteinte à ses intérêts : les “républicains” unis et associés à l’extrême droite contre les “islamo-gauchistes”. Les réactions outrées d’une grande partie du monde médiatique et des intellectuels de comptoir du type Michel Onfray face à l’opportuniste menace de dissolution du mouvement fasciste Génération identitaire, achèvent de démontrer le processus en cours et l’illibéralisme avoué de nos élites libérales.


Rob Grams