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C’est un poncif des réseaux sociaux en période de mouvement social : les personnes hostiles au capitalisme et à l’accumulation de profits par quelques-uns au détriment de tous seraient en fait jalouses. Leur demande de justice sociale serait avant tout motivée par l’envie vis-à-vis de celles et ceux qui les dominent. “Si vous êtes jaloux de ceux qui ont plus d’argent que vous, ne restez pas assis à vous plaindre. Faites quelque chose pour gagner davantage – passez moins de temps à boire, à fumer et à socialiser ; travaillez plus” déclarait par exemple il y a plusieurs années Gina Rinehart, l’une des femmes les plus riches du monde. Amusant de la part de quelqu’un qui s’est contentée de naître au bon endroit : elle doit sa fortune à l’héritage d’un empire minier en Australie. Plus récemment c’est Nathalie Saint Cricq, ex-cheffe du service politique de France 2 et éditocrate officielle du régime qui déclarait, sans rire : “Emmanuel Macron réussit. Il est jeune, il est diplômé, il est riche. Bon voilà, ça c’est quelque chose qui, naturellement, peut énerver les gens. Il faut considérer que c’est irrationnel, mais ça existe”. Philippe Manière, ex-journaliste devenu lobbyste libéral, Macron est “beau, doué” et quand on se sent “petit”, on peut se retourner contre cette figure si désirable.  Alors, sommes-nous jaloux des riches et, tant qu’à faire, de leur serviteur en chef, Macron ? 

1 – On ne peut pas envier des gens si différents de nous

La jalousie est une émotion qui concerne la peur de perdre. On la confond souvent, dans le langage courant, avec l’envie. C’est bien d’envie qu’il s’agit lorsqu’on qualifie la colère envers les dominants, les riches ou, pour le dire plus précisément, les membres de la classe bourgeoise, de fort désir d’être à leur place. Nous serions donc, pour nos détracteurs, envieux des bourgeois : nous aimerions être à leur place mais comme nous ne le sommes pas, nous avons le seum, pour le dire vite. Ce qui explique pourquoi il ne faudrait pas trop prendre notre colère au sérieux : “il faut considérer que c’est irrationnel”, nous dit Saint Cricq, donc ça ne mérite pas qu’on s’y attarde. Vous, vous l’enviez Nathalie Saint-Cricq ?

Philippe, la prochaine fois que tu candidates à un poste à l’Elysée, ne le fais pas en public, franchement c’est gênant

Mais est-ce seulement possible d’envier les bourgeois et leurs domestiques médiatiques ? Pas vraiment si l’on considère qu’il est de toute façon impossible d’être à leur place. Oui, même si nous avions « bien travaillé à l’école ». Prenez le classement des 500 plus grandes fortunes de France réalisé par le magazine Challenges chaque année : sur les 100 premières fortunes, on trouve 60 familles qui ont hérité directement de l’entreprise qui les enrichit chaque année. Les 40 autres ont hérité de sommes considérables ou de positions sociales dominantes qui leur ont permis, ensuite, d’investir dans l’entreprise qui les enrichit.

On naît bourgeois, on ne le devient pas. Ça n’aurait aucun sens d’envier des gens qui ne jouent pas au même jeu que nous.

D’une façon générale, dans un pays comme la France, la richesse est transmise. Aucun de nos milliardaires n’est parti de rien : 80% de la fortune des milliardaires français est hérité, nous renseigne le très libéral Financial Times. Mais c’est aussi le cas dans un pays où la fable du self made man est encore plus répandue : dans son livre le Mythe de l’entrepreneur, le chercheur Anthony Galluzzo montre que même les héros entrepreneurs que sont Steve jobs ou Bill Gates ont bénéficié de conditions parfaitement favorables à leur succès. Bill Gates n’est pas un sympathique geek qui a monté son ordinateur dans son garage mais le fils d’une banquière d’affaires et l’élève du seul collège de riche qui, dans sa région, disposait d’une salle informatique.

On peut envier un ami qui, ayant eu le même parcours que nous, occupe une position plus favorable que la nôtre. Mais peut-on vraiment envier des gens qui évoluent depuis leur naissance dans des sphères absolument différentes des nôtres et qui les ont prédestinés aux positions qu’ils occupent à présent ? Celles et ceux qui racontent que nous serions jaloux semblent avoir une vision un peu délirante du monde social : un univers où nous serions tous allés sur les bancs de la même école, où nous aurions tous disposé du même patrimoine à investir et nous pourrions donc à la fin départager les gagnants des perdants. Mais ça, ça n’existe nulle part, et surtout pas dans nos sociétés capitalistes et bourgeoises. La classe bourgeoise travaille activement à reproduire dans le temps son capital et à le transmettre à ses enfants dont aucun aspect de la socialisation n’est laissée aux hasards. On naît bourgeois, on ne le devient pas. Ça n’aurait aucun sens d’envier des gens qui ne jouent pas au même jeu que nous.

Dans “Sans filtre”, de Ruben Östlund, les bourgeois sont montrés ennuyeux, mesquins et tristement pathétiques.

2 – On envie ce qu’ils ont, pas ce qu’ils sont

Il est difficile voire impossible de devenir un bourgeois. En revanche, on peut gagner au Loto. En termes de probabilité, c’est compliqué : on a plus de chance de se faire foudroyer que de gagner des millions. Mais même si cela vous arrive, vous n’atteindrez pas la classe bourgeoise. Car oui, les gagnants du Loto ne veulent pas souvent changer de vie. Ils donnent à leurs proches, se payent un beau voyage, résolvent des problèmes qu’ils avaient déjà (maison trop petite, voiture en panne) mais n’agissent pas de façon capitaliste avec leur argent : le placer et lui laisser faire des petits. C’est pourquoi la Française des jeux organise des formations pour apprendre aux gens à être riche : il s’agit de savoir placer son argent, à travers des “cours de culture financière”, de ne pas tout donner à ses proches, bref d’apprendre à se comporter comme un égoïste près de ses sous, bref, comme un bourgeois. Mais cela ne marche pas toujours. Une coach engagée pour ces formations explique au Parisien que pour les gagnants, “Ce qui est très important à leurs yeux, c’est le gain immatériel, le partage avec les proches, la liberté retrouvée, la sérénité, le bien-être avec les enfants plus que l’achat de la dernière montre de luxe”.

Dans ces conditions, il est parfaitement logique de jalouser la facilité qu’ont les bourgeois à dépenser sans compter. Mais nous voulons une partie de ce qu’ils nous ont volé, pas rejoindre leur classe sociale pétée.

Si l’envie de richesse est répandue dans la société, ce n’est pas parce que nous serions indécrottable “consuméristes” mais parce que la précarité et la pauvreté gâchent des vies. Compter ses sous à la fin du mois, ou dès le 15, ou dès le 10, est une source d’angoisse permanente. Certains développent même des pathologies mentales à force de baigner dans ce stress chronique. L’argent empêche de manger convenablement, de se déplacer, d’avoir des loisirs, de prendre soin de soi. Dans ces conditions, il est parfaitement logique de jalouser la facilité qu’ont les bourgeois à dépenser sans compter. Mais nous voulons une partie de ce qu’ils nous ont volé, pas rejoindre leur classe sociale pétée. Leur rapport illimité à la dépense (bien qu’ils soient les gens les plus pingres de la terre, si prompt à frauder le fisc dès que possible) peut nous rendre envieux. Mais le plus souvent, cette envie est tournée vers les gens proches de nous : les notables de notre ville ou village, notre voisin supposément à l’abri du besoin, ce cousin qui ne cache pas son aisance… La jalousie quotidienne ne concerne pas des super riches que nous ne voyons pas. Eux nous énervent oui, mais politiquement.

Est-ce qu’il existe quelque chose de plus consternant dans la vie qu’un gros bourge qui parle de sa montre chère ?

3 – Envier leur « réussite », mais quelle réussite ?

Les éditocrates qui invoquent la « jalousie » du peuple envers sa classe dominante partent du principe que nous aurions envie de leur ressembler. Cela tient au fait qu’eux-mêmes admirent beaucoup les bourgeois, qui sont leurs chefs et leurs modèles. Et qu’ils se racontent, dans leur cercle, qu’ils sont l’élite de la Nation et du monde… Mais ils sont à peu près les seuls à croire ça.

S’il peut être tentant d’avoir de l’argent pour améliorer son quotidien et sortir de la galère, particulièrement en période d’inflation, la plupart des gens n’ont pas d’aspiration à la grande fortune. Demandez autour de vous ce que feraient les gens si on leur donnait énormément d’argent, vous constaterez qu’en général, leurs aspirations sont relativement modestes ou limitées dans le temps : faire un très beau voyage, acheter une maison, sortir des proches de la galère… Personne n’aspire à la réalité de la vie des millionnaires et milliardaires, faite de multiples possession, d’une vie mondaine et de l’exploitation des autres via la possession de capitaux. Les influenceurs qui tentent, bien maladroitement, de les imiter dans leurs immenses appartements à Dubaï fascinent autant qu’ils dégoûtent : l’ennui de leur vie suinte de toutes leurs publications.

Posséder une Rolex à 40 ans c’est bien avoir échoué dans la vie : quand le luxe devient le renfort de son égo, c’est assurément que l’on a merdé quelque part.

Est-ce vraiment « réussir » sa vie que de posséder un yacht qui pollue la méditerranée ? C’est à coup sûr gâcher celle des autres, puisque les plus riches sont responsables à eux seuls d’une bonne partie des émissions de CO2 qui vont mener la planète à sa perte (si l’on ne se débarrasse de leur règne rapidement). Il n’y a aucune réussite là-dedans : dans le contexte actuel, rester un bourgeois c’est assurément un énorme échec. Posséder une Rolex à 40 ans c’est bien avoir échoué dans la vie : quand le luxe devient le renfort de son égo, c’est assurément que l’on a merdé quelque part.

De belles têtes de vainqueurs

4 – On ne les envie pas, on les méprise

Quand Nathalie Saint Cricq se raconte que les Français seraient jaloux de Macron, personnage le plus détesté et moqué du pays, c’est sa propre vision du monde qu’elle nous propose d’endosser. Une vision d’un monde fictif dans lequel le niveau de diplôme garantit l’intelligence – aucun lien n’est avéré, et pour avoir fréquenté des universitaires et des énarques durant quelques années je sais de quoi je parle – et où le salaire est lié à l’utilité sociale – alors que ce sont les gens les moins bien payés qui font les métiers les plus essentiels et que si tous les hauts cadres de ce pays se mettaient en grève, on ne verrait pas la différence. Enfin si : on bosserait dans de meilleures conditions, dans le public comme dans le privé.

Si les bourgeois et les sous-bourgeois sont persuadés que la jalousie guide nos colères, c’est parce qu’eux-mêmes sont extrêmement exposés à ce sentiment. En effet, dans l’entre-soi où ils évoluent, la compétition est rude, et les ragots vont bon train. C’est à qui aura la plus grosse maison, la plus chère montre, le plus énormissime yacht. Dans un environnement ultra sociable, impressionner le copain joue un rôle immense. Regardez-les classer chaque année, dans le magazine Challenges, les 500 fortunes de France. Qui fait ça, franchement, dans le monde réel ? Personne !

Si les bourgeois et les sous-bourgeois sont persuadés que la jalousie guide nos colères, c’est parce qu’eux-mêmes sont extrêmement exposés à ce sentiment.

Or, dans les 50 premières familles du classement, les places se prennent d’une année à l’autre, au gré des conjonctures économiques et des déconvenues (minimes, du point de vue du commun des mortels) qu’elles subissent. C’est ainsi que les deux grands patrons français du luxe, Bernard Arnault (LVMH) et François Pinault (Kering) entretiennent une rivalité qui influence une grande partie de leurs décisions stratégiques. Les économistes Joan Le Goff et Faouzi Bensebaa explique dans La Tribune que cette rivalité empêche d’analyser les stratégies des deux groupes qu’ils possèdent de façon rationnelle. Leur rivalité crée : “De l’imitation (acquisitions symétriques de maisons d’enchères, de grands magasins parisiens, de titres de la presse économique ou de vignobles, création de fondations artistiques, etc.) ; de l’absence de rationalité économique (décisions coûteuses, avec forte exposition au risque […]) et de la mise en scène (le duel est incarné dans des choix d’investissement et des lieux géographiques : on achète le vignoble mitoyen, ou encore on présente ses résultats annuels dans une salle réservée pour l’occasion juste en face du siège social du rival)”. Pathétique non ?

La réalité sociale est la suivante : des gens nous dominent socialement car ils possèdent des capitaux économiques et culturels qui leur ont été transmis, pour lesquels ils n’ont eu à produire aucun effort. Leur fonction dans la société est de nous dominer et d’assurer la perpétuation de cette domination. C’est un taf particulièrement vide de sens, qui ne produit rien de concret ni d’intéressant pour les autres, au contraire. Ces dernières années on sait de façon claire et documentée que ces gens sont en plus les moteurs de la destruction de l’habitat que nous partageons avec eux. Nous ne vivons pas dans le même monde, et le leur salit en permanence le nôtre. Il faut mieux rire d’eux que de les admirer. Précipiter leur chute plutôt qu’espérer leur clémence.


Nicolas Framont


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