Depuis que la responsabilité écologique et leur nuisance sociale est pointée du doigt par les citoyens, les syndicats, les salariés et une partie croissante des activistes écolos, les éditorialistes sont montés aux créneaux pour les défendre : les milliardaires et, par extension, les 500 familles les plus riches de France, seraient indispensable à notre économie. Les arguments les plus abstraits se succèdent : ils créeraient des tas d’emplois, ils contribueraient au “rayonnement” de la France à l’étranger, on ne peut vivre sans eux. Mathieu Delormeau, chroniqueur et souffre-douleur d’Hanouna sur TPMP s’est carrément emporté contre un syndicaliste pour défendre ses patrons : . « S’il n’y avait pas ces patrons du CAC 40 et ces milliardaires… 10% des gens en France créent 90% de l’impôt. On va dire que je suis un suceur de teub, mais Bolloré il engage des milliers de personnes et il paie ses impôts en France. Si tu commences à virer Bolloré, Bernard Arnault… On est mort. Chaque personne qui gagne de l’argent en fait vivre neuf autres ». Alors, qu’en est-il au juste ? Eléments de réponse extraits de “Parasites”, écrit par Nicolas Framont, rédacteur en chef de Frustration, et qui sortira aux Editions Les Liens qui Libèrent le 8 février prochain.
« Dès que l’on s’intéresse un peu aux vraies sources d’une grande fortune, par delà les beaux discours, on tombe quasi systématiquement sur les mêmes causes : tout d’abord, l’héritage. Sur les 100 premières fortunes de France classées par Challenges en 2022, 60 proviennent d’un héritage direct : le bénéficiaire de la fortune l’est grâce à son père, son grand-père ou son arrière-grand-père, qui lui ont transmis l’entreprise. Les 40 autres ont monté l’entreprise qui les a rendus riches, mais ils ne sont pas pour autant « partis de rien » : ils sont enfants de patrons, de hauts fonctionnaires, d’ingénieurs, de professions libérales.
Le magazine britannique Financial Times a publié en 2021 une étude démontrant que 80 % de la richesse des milliardaires français étaient dues à l’héritage. Cela classe notre pays premier en proportion de la fortune héritée. En dehors de l’héritage, nos grandes fortunes ont eu la formation qui garantit réseau et connaissance des rouages du monde politico-économique et l’argent pour se lancer dans les affaires. Zéro prolétaire qui se serait « fait tout seul » du simple fait de son inventivité. Bill Gates, le génial patron de Microsoft, avait eu la chance d’accéder à l’un des seuls collèges privés des États-Unis disposant d’un ordinateur, tandis que sa mère siégeait au conseil d’administration de plusieurs banques. Bref, notre capitalisme est un capitalisme d’héritier, même chez nos « génies » autodidactes. Ce qui doit nous interpeller, c’est que cette réalité n’est jamais assumée. L’héritage est toujours dissimulé, au mieux sublimé (si ce n’est pas le fils qui s’est fait tout seul, c’est le père, guide inspirant et dur pour sa progéniture). Comme si la bourgeoisie ne pouvait régner sans nier sa propre nature : celle d’une classe qui se reproduit dans le temps pour dominer les autres.
Ensuite, la prédation politique. Toutes nos grandes entreprises savent s’attirer les bonnes grâces de celles et ceux qui conçoivent la loi et la font appliquer. L’exemple de la cession complaisante de la CGM à la CMA n’en est qu’une parmi d’autres. Nous, contribuables de toutes générations, nous payons le plus souvent pour le triomphe et la réussite que les grandes fortunes s’attribuent à elles mêmes, tout en soutenant des formations politiques qui réclament constamment des coupes budgétaires dans nos services publics. Du rachat de la CGM à l’arrivée d’Uber en France , les entreprises privées sont toujours aidées par la puissance publique pour s’étendre. Nous ne vivons pas et nous n’avons jamais vécu dans une économie de marché : nous vivons dans une économie du rapport de force, où les plus forts font la loi avec l’aide de ceux qui sont censés la produire et la faire appliquer de façon neutre et impartiale. Tantôt les moyens sont subtils et pacifiques, tels le lobbying et les pantouflages polis auxquels on assiste en ce moment, tantôt ils sont brutaux et violents, à l’image du processus de colonisation où la bourgeoisie européenne, soutenue par ses États, est venue s’emparer des ressources et des corps issus des autres continents.
Enfin, l’exploitation. Si le secteur du transport maritime international s’est autant développé, ce n’est pas pour satisfaire le simple besoin d’échanges entre pays du globe, entre continents et latitudes. C’est parce qu’à la fin du xxe siècle, la bourgeoisie a saisi les bénéfices qu’il y avait à mettre en concurrence les travailleurs du monde entier et à bénéficier d’une main-d’œuvre peu coûteuse dans des pays où les droits sociaux avaient été mieux jugulés qu’ailleurs. Dans les années 1990- 2000, la Chine offrait aux exploiteurs des conditions plus confortables que la France (ce qui ne sera plus le cas très longtemps, étant donnée la combativité sociale des travailleurs chinois). Le porte-conteneurs qui a fait la fortune des Saadé et des Aponte n’est pas un simple navire de transport de marchandises. C’est un navire d’industrie délocalisée, qui fait fabriquer là où le travail coûte moins cher.
Bref, le business des Saadé et des Aponte n’est pas celui du commerce international, mais de la mise en concurrence mondiale des travailleurs. Nettement moins glamour que ce que laissent penser les clips promotionnels de la CMA-CGM, mais bien plus réaliste.
Ces trois grandes sources de la fortune de la bourgeoisie française et internationale, l’héritage, la prédation et l’exploitation sont en permanence gommées des biographies officielles. Ce n’est pas Challenges qui nous aidera à y voir plus clair, tant l’admiration béate de ses journalistes macule chaque page. Du moins celles qui ne sont pas occupées par des publicités pour des compagnies de jet privé ou des vestes matelassées pour aller chasser à cour avec beau-papa… La presse économique, la seule qui traite sérieusement de l’actualité de nos entreprises, a été rachetée par ces mêmes grandes fortunes (Les Échos appartiennent à Bernard Arnault, qui a racheté son concurrent La Tribune) et pas un mot plus haut que l’autre n’est prononcé à l’égard des dirigeants du capitalisme. Le mensonge règne en permanence, à tout niveau, au point d’imprégner nos propres conceptions – les nôtres, à nous, les gens d’en bas – de ce qu’est le fonctionnement réel de notre économie. Ainsi, le mythe des entrepreneurs partis de rien perdure alors qu’aucun exemple ne tient réellement la route, tandis que la prédation politique que mènent ces gens pour étendre leur emprise sur le monde est poliment euphémisée. Elle serait la somme de grands processus inconscients et incontournables comme « la mondialisation », « les marchés », « les délocalisations » ou « l’ubérisation ».
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Mais n’a-t-on pas besoin des bourgeois ? « Pas de capital, pas d’entreprise, pas d’entreprise, pas d’emploi » : ce raisonnement s’est tellement imposé qu’il intimide le plus insoumis des insoumis. Oui, finit-on par concéder quand on est exaspéré par le pouvoir des bourgeois dans ce pays et dans le monde : on a besoin d’eux, mais il ne faut pas abuser quand même. S’enrichir ainsi, générer des « superprofits», c’est indécent !
Cette vision morale qui s’est imposée dans notre vie politique et culturelle, qui distingue le « bon » capitaliste qui crée des emplois, « investit », s’intéresse aux gens, et le mauvais riche qui s’en met plein les poches, bronze sur son yacht et spécule dans la sphère financière nous fait passer complètement à côté de la compréhension de la réalité économique et sociale.
Prenons un « bon » bourgeois : Michel-Édouard Leclerc, par exemple, dont nous parlions au début de ce chapitre. Lui qui dénonce l’inflation des prix pratiquée par son entreprise et la fortune de Rodolphe Saadé, qu’a-t-il de si différent ? Michel-Édouard Leclerc est lui aussi un héritier. Son père Édouard Leclerc est un commerçant catholique breton qui, après s’être destiné à la prêtrise, s’est lancé en 1949 dans la vente discount avant l’heure, en court-circuitant ses fournisseurs et en baissant les prix dans une période inflationniste. Là encore, l’histoire officielle comporte son lot de petites exagérations qui donne un vernis romantique à son parcours.
Édouard Leclerc s’est rendu populaire en permettant une baisse des prix par les importants volumes achetés. D’autres lui ont emboîté le pas : le quincaillier Marcel Fournier, qui lance avec ses associés ce qui deviendra le groupe Carrefour, puis l’héritier des industries textiles Phildar, Gérard Mulliez, qui crée le premier supermarché Auchan. Ces trois personnages lancent un modèle qui va durablement transformer le monde du commerce en France, et modifier le visage de nos villes et de nos villages. Une décennie après la création du premier magasin de Leclerc, les fournisseurs de la grande distribution déchantent :
« Alors que la grande distribution s’était appuyée sur les industriels pour briser les grossistes, elle les considère désormais comme ses obligés : elle est devenue un passage obligatoire pour eux. Et cela se paie. En contrepartie de volumes assurés, les différents groupes commencent à exiger des rabais, ristournes, remises et autres petits cadeaux, qui viennent peu à peu tordre la concurrence et brouiller le concept de départ » (Histoire secrète du patronat de 1945 à nos jours, David Servenay, Benoît Collombat, Frédéric Charpier, Martine Orange, Erwan Seznec)
Pendant ce temps, le commerce local souffre et s’étiole. La France devient progressivement la championne de la grande distribution, bien plus que ses voisins. Cela s’est fait avec la bienveillance des élus locaux et nationaux, et grâce à un activisme juridique des groupes pour obtenir gain de cause. Le groupe Leclerc ne s’en cache d’ailleurs pas. Sur son site internet, une rubrique se nomme « les combats contre la législation ». Elle contient des vidéos pédagogiques pour « découvrir en image les combats de l’enseigne pour modifier la législation réglementant la distribution». Le secteur de la grande distribution s’est imposé de force en France, mais l’histoire de ses fondateurs reste décrite comme une belle « réussite », une véritable innovation économique qui a changé nos vies.
Du point de vue de la bourgeoisie, c’est effectivement une réussite. Des commerçants fortunés sont devenus des milliardaires, côté Carrefour et Leclerc, tandis qu’un héritier de l’industrie du textile est parvenu à devenir champion de la grande distribution et fondé une dynastie où l’on se partage le gâteau : chez les Mulliez, de l’enseigne Auchan, mais aussi Norauto, Cultura, Decathlon, Kiabi, Jules… les actionnaires sont une seule et même famille qui possède tout et s’en divise la direction au gré des naissances et des mariages. Chaque année, la famille Mulliez se réunit en assemblée générale, tient une grande messe (littéralement, ils sont catholiques) et discute de la suite de leur affaire.
Quel est le bilan d’Édouard Leclerc et de son fils Michel-Édouard, ainsi que celui des épiciers fondateurs du groupe Carrefour ou encore d’Auchan, propriété de la famille Mulliez ? Reprenons la chanson habituelle : ont-ils « créé de l’emploi » ? Ils ont créé du profit, ça, c’est certain, mais des emplois ? Pas du tout. Au contraire. On estime que pour un emploi créé dans la grande distribution, trois sont détruits dans le commerce traditionnel. Exit donc l’image de « créateur d’emploi ». Mais ce n’est pas ça que la bourgeoisie célèbre autour des figures des champions de la grande distribution : ce sont les « créations d’emplois » dégradés. Remplacer des masses de commerçants plus ou moins indépendants, éclatés dans de nombreux magasins de tailles diverses par une armée de caissières, employés et agents de sécurité au sein d’immenses hangars, soumis à des cadences importantes, n’ayant plus aucune autonomie dans leur relation avec les clients et sous la surveillance de petits chefs, voilà ce qui peut faire vibrer la bourgeoisie.
Les conséquences du développement de la grande distribution sur le reste du monde du travail sont désormais connues : l’écrasement des prix pratiqués par les centrales d’achat de Leclerc ou Carrefour est en grande partie responsable de l’appauvrissement et de la réduction du nombre d’agriculteurs dans le pays. La grande distribution a « changé la vie des Français », oui, en faisant de la voiture un outil indispensable pour pouvoir se nourrir, et en transformant l’abord des villes et villages en zones entièrement dédiées à l’accumulation commerciale, absolument déprimante sur le plan esthétique. Qu’y a-t-il de bien et de respectable dans ce que les fondateurs de la grande distribution ont fait, et que leurs enfants poursuivent et développent ? Michel-Édouard Leclerc a beau jeu, après avoir dirigé le jour un groupe qui sous-paye ses salariés et pressurise ses fournisseurs, de venir pleurer le soir à la télévision en faveur du « pouvoir d’achat » des Français.
Ce « pouvoir » qu’il nous laisse et qu’il prétend défendre n’est que le carburant de sa propre puissance. « Mais tout de même, les riches, on a bien besoin d’eux pour investir ! » Cette justification de l’existence d’une classe bourgeoise, si courante, n’en est pas moins tragique. Nous aurions besoin des capitalistes pour continuer à faire ce qui leur permet précisément de régner sur nous. Mais est-ce d’ailleurs si vrai ? La bourgeoisie nous récompense-t-elle de notre loyauté en investissant dans notre économie et ainsi, en créant de l’emploi ? Non, on l’a vu, et à regarder le taux de chômage qui varie depuis les années 1980 de 12 à 7 %, au gré des changements de comptabilité qui relativisent la persistance et le développement du sous-emploi en France, on peut en douter.
Le fruit de notre travail qui participe de la richesse de nos actionnaires, et celui de nos impôts qui contribue chaque année à un important pactole déposé aux pieds de ces héros pour obtenir leurs bienfaits (157 milliards d’aides publiques annuelles aux entreprises, tout de même), ne semblent pas payer. L’argent ne revient pas miraculeusement dans notre économie sous la forme d’usines flambant neuves et de nouveaux services. Le calcul est rapide, une fois que l’on connaît les chiffres, qui nous ont été donnés par l’économiste Tibor Sarcey : depuis 2000, les actionnaires des entreprises françaises ont apporté 418 milliards d’euros à notre économie sous forme d’émissions d’actions nouvelles, visant donc le financement des entreprises. Une coquette somme n’est-ce pas ? Sauf que durant le même laps de temps, les entreprises ont reversé à leurs actionnaires 173 milliards d’euros via des rachats d’actions et leur ont distribué 614 milliards d’euros de dividendes nets. Le rachat d’actions consiste, pour les entreprises, à racheter leurs propres actions pour diminuer le nombre d’actions en circulation et augmenter la valeur du dividende : une stratégie uniquement destinée à enrichir les actionnaires, pas à « investir ».
Avez-vous sorti votre calculatrice ou exprimé votre goût pour le calcul mental ? Les actionnaires ont coûté davantage qu’ils n’ont rapporté. Les actionnaires, ou capitalistes, ou bourgeois, ont coûté à l’économie réelle 369 milliards d’euros depuis 2000. Ils ne nous ont rien rapporté. Dans son article, Tibor Sarcey nous prévient que ce chiffre est une estimation basse et qu’il faut aussi prendre en compte les intérêts versés aux banques par les entreprises, et qui s’ajoutent à ce qu’il faut appeler le coût du capital. En 2018, le coût du capital (rachat d’action + dividendes versés + intérêts – actions émises) s’est élevé à 100 milliards d’euros. À titre de comparaison, le budget de l’Éducation nationale, dont la presse est bien plus prompte à parler lorsqu’il s’agit de critiquer le coût intolérable des enseignants « tout le temps en vacances », s’élève à 51 milliards d’euros…
Rien qu’en 2018, la classe possédante nous a coûté 100 milliards de coût du capital et 157 milliards d’aides publiques diverses. Bref, ce ne sont pas les bourgeois qui investissent dans notre économie, c’est nous qui investissons (à perte) en eux. Cette même année 2018, la réforme de la fiscalité du capital et la suppression de la part financière de l’impôt de solidarité sur la fortune s’appliquaient, faisant perdre plusieurs milliards d’euros chaque année aux caisses de l’État. Trois ans plus tard, le très officiel et policé président du comité d’évaluation de cette réforme annonçait que « les entreprises dont les actionnaires étaient jusqu’en 2017 assujettis à l’ISF n’ont pas investi davantage ensuite ». De l’argent balancé par les fenêtres, donc… comme d’habitude avec la bourgeoisie.
Ce texte est extrait de Parasites, sortie le 8 février aux Editions Les Liens qui Libèrent