Derrière cette belle image de l’entreprise leader de la grande distribution en France se cache pourtant un groupe prédateur, qui a transformé durablement le tissu économique français et changé le visage de ses villes. Derrière son amour inconditionnel des consommateurs, qui est Michel-Édouard Leclerc ?
« L’aventure » Leclerc ou l’art de s’imposer par la force :
Édouard Leclerc est un commerçant catholique breton qui, après s’être destiné à la prêtrise, s’est lancé en 1949 dans la vente discount avant l’heure, en court-circuitant ses fournisseurs et en baissant les prix dans une période inflationniste. L’histoire officielle comporte son lot de petites exagérations qui donne un vernis romantique à son parcours.
Édouard Leclerc s’est rendu populaire en permettant une baisse des prix par les importants volumes achetés. D’autres lui ont emboîté le pas : le quincailler Marcel Fournier, qui lance avec ses associés ce qui deviendra le groupe Carrefour, puis l’héritier des industries textiles Phildar, Gérard Mulliez, qui crée le premier supermarché Auchan. Ces trois personnages lancent un modèle qui va durablement transformer le monde du commerce en France, et modifier le visage de nos villes et de nos villages. Une décennie après la création du premier magasin de Leclerc, les fournisseurs de la grande distribution déchantent : « Alors que la grande distribution s’était appuyée sur les industriels pour briser les grossistes, elle les considère désormais comme ses obligés : elle est devenue un passage obligatoire pour eux. Et cela se paie. En contrepartie de volumes assurés, les différents groupes commencent à exiger des rabais, ristournes, remises et autres petits cadeaux, qui viennent peu à peu tordre la concurrence et brouiller le concept de départ. » apprend-on en lisant l’enquête de Benoît Collombat et Martine Orange (entres autres) Histoire secrète du patronat de 1945 à nos jours. Pendant ce temps, le commerce local souffre et s’étiole.
La France devient progressivement la championne de la grande distribution, bien plus que ses voisins. Cela s’est fait avec la bienveillance des élus locaux et nationaux, et grâce à un activisme juridique des groupes pour obtenir gain de cause. Le groupe Leclerc ne s’en cache d’ailleurs pas. Sur son site internet dédié à l’histoire de l’enseigne, une rubrique se nomme “LES COMBATS CONTRE LA LÉGISLATION”. Elle contient des vidéos pédagogiques pour “découvrir en image les combats de l’enseigne pour modifier la législation réglementant la distribution”. Le secteur de la grande distribution s’est imposé de force en France, mais l’histoire de ses fondateurs reste décrite comme une grande “réussite”, une véritable innovation économique qui a changé nos vies. Les Leclerc père et fils ont été les fers de lance de cette évolution à marche forcée.
Michel-Édouard Leclerc n’hésitait pas à se retrousser les manches pour permettre à ses adhérents (les patrons des centres Leclerc) de contourner la loi, pour mieux la forcer à évoluer : en 1973, la loi Royer encadre les ouvertures de magasins de grande surface, ce qui déplaît à Leclerc. L’année suivante, alors que l’un de ses adhérents, le patron du centre Leclerc de Rochefort en Charente-Maritime, fait face à la justice qui s’oppose à l’extension de son magasin, Leclerc lui-même descend, bien entouré, et provoque des heurts entre ses partisans d’un côté et les représentants des petits commerçants de la ville, de l’autre. La scène est racontée par Frédéric Carluer-Lossouarn, auteur d’une enquête journalistique sur le groupe (“Leclerc : enquête sur un système, 2008”). A force d’activisme, la loi Royer est fortement amendée en 1993. Le fils, Michel-Édouard, n’est pas en reste quand il s’agit de faire changer la loi. Il cultive son amitié avec Nicolas Sarkozy et obtient de sa part, en 2007, la fin de la loi Galland, qui protégeait les fournisseurs contre les pratiques de la grande distribution. Comme Uber a fait changer la loi de force, par la confrontation physique (en imposant ses VTC contre les taxis) et l’influence politique, en entretenant des liens de corruption avec Macron, Leclerc a fait évoluer les règles pour permettre à la grande distribution de régner. Derrière la belle histoire médiatique, les faits moins ragoûtants ont été progressivement gommés.
Michel-Édouard Leclerc cultive son amitié avec Nicolas Sarkozy et obtient de sa part, en 2007, la fin de la loi Galland, qui protégeait les fournisseurs contre les pratiques de la grande distribution
Mais du point de vue de la bourgeoisie, c’est une réussite. Des commerçants fortunés sont devenus des milliardaires, côté Carrefour et Leclerc, tandis qu’un héritier de l’industrie du textile a réussi à devenir champion de la grande distribution et fondé une dynastie où l’on se partage le gâteau : les Mulliez, de l’enseigne Auchan mais aussi Norauto, Cultura, Décathlon, Kiabi, Jules…. Nous vous parlions de cette famille ici.
En haut, l’affiche de la campagne publicitaire de Leclerc en 2005. En bas, un détournement réalisé dans le cadre de la campagne Ripostons à Leclerc lancée par des activistes anti-pub en réaction.
Condition salariale minimale : la “valeur travail” selon les Leclerc
Tout comme l’ubérisation du travail en France dans la dernière décennie, l’installation du modèle de la grande distribution a constitué aussi une “innovation” sur le plan de l’organisation du travail. La main-d’œuvre commerçante a changé de modèle, en passant de la boutique à la grande surface. L’acte de vente a été “rationalisé”, c’est-à-dire que l’ensemble des tâches ont été découpées et distribuées à un personnel discipliné et dévalorisé.
Le père Leclerc aimait les consommateurs, mais pas les syndicalistes. Le 15 février 1991, Édouard Leclerc intervient directement au centre Leclerc de Saintes pour faire face à une caissière déléguée syndicale qui tentait de négocier la réintégration de trois de ses collègues, suite à un licenciement. Le ton monte et le PDG gifle la syndicaliste. Au journal télévisé d’Antenne 2, on peut écouter le désarroi de la syndicaliste et le ton badin de la patronne du centre pour défendre son chef :
Condamné par la justice l’année suivante pour cette agression, Édouard Leclerc déclare à l’AFP : “Je n’accepterai jamais que les marxistes qui ont détruit les deux tiers de l’Europe puisse rendre justice dans ce pays qui est la France. En ce qui me concerne, je préfère mille fois Le Pen que le marxisme et son expression économique : le communisme”. Au moins les choses sont claires, et pas si surprenantes pour un patron qui fut incarcéré à la Libération, soupçonné de collaboration avec l’occupant nazi (sans que la vérité, à ce jour, n’ait pu être clairement établie).
Le fils apprend tôt la haine anti-syndicale : en 1989, il est envoyé au front pour faire face à une manifestation syndicale suite à l’ouverture, un 11 novembre, du Leclerc de Brest. Sont envoyés des salariés de différentes centrales d’achats, des patrons adhérents, et le fils, qui, face à la volonté des syndicalistes de négocier dans ce face à face, répond par un bras d’honneur, apprend-on dans l’enquête. La classe.
Depuis, les choses ne se sont guère arrangées pour les salariés des centres Leclerc. En 2012, le journal l’Humanité racontait les multiples pressions, chantage ou tentative de corruption vécues par les salariés qui tentaient de se syndiquer à Chalon-sur-Saône. En mai 2022, une enquête lancée par le syndicat CFDT dans le département du Finistère, et portant sur plus d’une soixantaine de centres Leclerc, donne des résultats qui en disent long sur leurs conditions de travail : 66 % des salariés s’estiment épuisés physiquement et 60 % épuisés moralement. 77 % déclarent que la charge de travail a augmenté depuis leur entrée dans l’entreprise, et 64 % travaillent plus d’heures que prévues.
Emploi dégradé certes, mais emploi quand même ! A l’heure où la morale sur la “valeur travail” a repris des couleurs, y compris à gauche, ne devrait-on pas se réjouir de l’épanouissement, ces dernières décennies, de la grande distribution partout dans le pays ?
Eh bien pas du tout. Car la grande distribution ne crée pas d’emploi. Pas du tout. Au contraire. On estime que pour un emploi créé dans la grande distribution, trois sont détruits dans le commerce traditionnel. Exit donc l’image de “créateur d’emploi”. Mais ce n’est pas ça que la bourgeoisie célèbre autour des figures des champions de la grande distribution : c’est celle d’être des “créations d’emplois” dégradés. Remplacer des masses de commerçants plus ou moins indépendants, éclatés dans de nombreux magasin de taille diverses par une armée de caissières, employés et agents de sécurité au sein d’immenses hangars, soumis à des cadences importantes, n’ayant plus aucune autonomie dans leur relation avec les clients et soumis à la surveillance de petits chefs, voilà ce qui peut faire vibrer la bourgeoisie, mais nous ?
Les dégâts sanitaires et sociaux de l’arrivée de la grande distribution dans nos vies
Édouard Leclerc est décrit comme un “visionnaire”, le genre d’homme capable de changer la donne de tout un secteur. Un vrai “entrepreneur” au sens capitaliste du terme : quelqu’un qui fait bouger les lignes, qui “disrupte” comme on dirait dans une start-up. Sauf que la réalité de ce succès repose sur un rapport de force, une brutalisation de la loi et une dégradation des conditions de travail. On pourrait pourtant dire, malgré ces éléments, que la grande distribution a changé nos vies : vers quoi ?
L’écrasement des prix pratiqué par les centrales d’achat de Leclerc ou Carrefour est en grande partie responsable de l’appauvrissement et de la réduction du nombre d’agriculteurs dans le pays. Quatre centrales d’achat détiennent 90% du marché, nous explique Reporterre. Par conséquent, le rapport de force entre agriculteurs et grande distribution est complètement déséquilibré, et oblige les premiers à recourir à des intermédiaires comme les grandes coopératives. La destruction de l’agriculture paysanne, à circuit court, a été largement provoquée par le développement de la grande distribution.
Désormais, la grande distribution, Leclerc au premier rang, participe de l’inaccessibilité financière des produits issus de l’agriculture biologique pour une bonne partie des Français. En effet, les supermarchés font leur marge sur le bio, de façon complètement indécente et décomplexée. « Si la grande distribution appliquait au bio la même marge [en euros] qu’en conventionnel, le budget annuel d’une consommation de fruits et légumes bio diminuerait de 18 %, soit 121 € d’économie par ménage ! », c’est ce qu’explique UFC Que choisir, cité par nos confrères d’Elucid dans un article très instructif sur les marges dans la grande distribution.
La grande distribution a “changé la vie des Français”, oui, en faisant de la voiture un outil indispensable pour pouvoir se nourrir, et en transformant l’abord des villes et villages en zones entièrement dédiées à l’accumulation commerciale, absolument déprimantes sur le plan esthétique. Régulièrement, la presse titre sur la “France moche”, celle de ces entrées de villes et de villages défigurées par les zones commerciales. Les Leclerc ont combattu avec acharnement toute législation encadrant l’ouverture de ces zones, dont les hypermarchés Leclerc sont souvent le navire amiral. Leurs adhérents n’ont pas été en reste pour s’imposer par la force … ou la corruption. Condamné pour corruption en 1999, le PDG des Leclerc de la région toulousaine déclarait, lors de son procès, que la règle était de « payer ou ne pas se développer ». Selon Libération, « le «racket» serait, a-t-il plaidé pendant les débats, l’ordinaire des implantations commerciales en France”. Oui, la grande distribution a changé nos vies : en pire.
Michel-Édouard Leclerc, et avant lui son père, a fait sa part. Artisan résolu de l’installation de la grande distribution dans nos vies, il nous a proposé des “prix bas” dans le caddie pour mieux nous rabaisser au travail. Et nous devrions en plus le remercier ?
Nicolas Framont
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