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Votre père est patron d’Auchan, votre frère dirige Decathlon, votre beau-frère possède Cultura, et votre petit-cousin vient d’arriver à la tête de Norauto. Lors de vos repas de famille, vous tenez une assemblée générale d’actionnaires qui commence par une messe et se termine par des attributions d’enseignes de la distribution française aux nouveaux entrants. Si votre vie de famille ressemble à ça, c’est que vous faites partie de la famille Mulliez, qui représente la troisième fortune française et possède une grande partie des enseignes de distribution et de commerce de détail du pays. Si ce n’est pas le cas, alors vous faites probablement partie de leurs salariés et/ou de leurs clients, parce que vous avez sans doute fréquenté leurs rayons frais (à Auchan), leurs garages (Norauto), leurs magasins de vêtements (Jules, Kiabi ou Pimkie), leurs magasins d’ameublement et de bricolage (Leroy Merlin, Saint-Maclou), leurs enseignes culture et multimédia (Cultura). Réputés pour leur discrétion, les membres de la famille jouissent d’une bonne image médiatique. Sans doute parce que les Mulliez représentent l’incarnation du capitalisme bien de chez nous, et que le patriarche, Gérard Mulliez, est réputé pour ses positions modérées par rapport au reste du patronat français. Originaire de Roubaix, la famille Mulliez est connue comme fervente catholique, défenseuse de la production française et respectueuse de ses salariés comme de ses clients. Pourtant, la saga Mulliez comporte de l’évasion fiscale, la bétonisation de nos campagnes et l’exploitation mortelle de travailleurs bangladais. Enquête sur une famille pas si parfaite.

Quand vous faites vos courses à Auchan, que vous achetez des baskets à Decathlon, un jean à Jules, un DVD à Cultura ou que vous faites réviser votre voiture à Norauto, vous pénétrez dans des entreprises qui appartiennent toutes à la même famille : les Mulliez. Ils sont 1 300 à faire partie de l’Association Familiale Mulliez, une structure juridique qui gère collectivement les actifs d’une immense famille dont on fait partie par naissance ou par mariage (après entretien préalable du conseil d’administration). Les Mulliez ne font pas semblant de croire dans le self-made-man : tout membre de la famille est associé aux affaires, au sein d’une sorte de communisme familiale où les actifs appartiennent à tous les membres de l’association. En gros, vous avez statistiquement plus de chance de devenir riche en épousant un ou une Mulliez qu’en grattant un Astro. D’ailleurs, le jackpot de la famille augmente plus vite que les gains des tirages successifs de l’Euromillion : Entre 2015 et 2016, la fortune de l’AFM a crû de 13,04 %, passant de 23 à 26 milliards d’euros. Ses membres doivent cette bonne santé familiale à un très vieil héritage.

Une famille vieille comme le capitalisme

On fait trop souvent démarrer la « success story » des Mulliez à partir de l’idée de génie du patriarche Gérard Mulliez, inventeur du supermarché en libre-service, grâce à l’ouverture du premier établissement de ce type à Roubaix dans le quartier des « Hauts Champs » (d’où le nom de la marque !) en 1961. Cette innovation audacieuse, qui a transformé notre rapport à la consommation (et a entraîné la fermeture d’une grande partie des petits commerces tout en enchaînant les producteurs aux distributeurs), serait la marque et en quelque sorte la justification de la fortune des Mulliez. Sauf que Gérard avait été aidé par son père, comme il le racontait lui-même à La Voix du Nord en juin dernier : « J’avais repéré le terrain. Mon père m’avait laissé un carnet de chèques et quand il est rentré de vacances, un mois après, tout était signé. » Il faut dire que son père (également prénommé Gérard) était à la tête d’un fleuron du textile, l’entreprise Phildar, leader français et à l’international du fil tissé, depuis les années 1950. La belle affaire avait elle-même été permise par la fortune du grand-père, Louis, fondateur des filatures de Saint-Liévin, qui ont constitué le trésor de guerre de la famille. Dans un article consacré à son histoire, Les Échos concluent, en pensant au succès de ces filatures, « leur ascension, les Mulliez ne la doivent qu’à eux-mêmes ». Peut-être serait-il réaliste d’accorder une part de mérite aux milliers d’ouvriers et d’ouvrières qui se sont succédés dans la filature jusqu’à sa fermeture en 2004. Durant la première moitié du xxe siècle, les conditions de travail des ouvriers du textile étaient difficiles, entre contacts avec des substances toxiques et risques d’accident du travail, et c’est encore le cas aujourd’hui. Mais passons, si le mythe du succès solitaire du grand-père reste à prouver, la fausseté de celui du petit-fils ne fait pas l’ombre d’un doute.

Ce qui est certain, c’est qu’au delà de la création d’Auchan, la bonne fortune des Mulliez repose entièrement sur des héritages successifs : leur droit à régner sur le secteur de la distribution leur est entièrement donné par naissance ou par alliance, exactement comme dans la société aristocratique de l’Ancien Régime.

L’optimisation fiscale, un sport que l’on pratique en famille

Cet argent accumulé de génération en génération et géré au sein de l’association familiale fait l’objet de soins scrupuleux pour éviter de s’acquitter des contributions à la société. Ainsi, si Gérard Mulliez, le grand représentant du titre, se targue de résider en France, ce n’est pas le cas d’une partie de sa famille qui a choisi de vivre à Néchin, une charmante bourgade juste de l’autre côté de la frontière avec la Belgique. 18 foyers estampillés Mulliez y vivent, dans des demeures vastes mais sobres, et la plupart résident rue de la reine Astrid, qui a la particularité de se terminer… à la frontière française. Imaginez 18 familles, enfants, adultes comme anciens, se tenir toutes ensemble le long d’une frontière devenue parfaitement invisible, et nous tirant la langue pour nous signifier qu’ils nous ont bien eus et qu’on pourra s’asseoir sur les millions d’euros d’impôt de solidarité sur la fortune qu’ils auraient dû nous payer… Et vous concevrez le cynisme de ces gens quant à leurs obligations à l’égard de la société qui leur a pourtant fourni main-d’œuvre, subventions et terrains municipaux à bas coût, et un État qui a gracieusement offert des crédits d’impôt à leurs entreprises (CICE), dont la principale, Auchan, qui a reçu au total 88 millions de réductions d’impôt immédiate au titre de ce système que Macron compte pérenniser.

À cette stratégie bien connue s’ajoutent d’autres stratégies vicieuses pour faire la nique aux contribuables français. En octobre 2014, un article de Capital évoque les façons pour les Mulliez de ne pas payer l’ISF : Marco Van Hees, fonctionnaire au ministère des Finances belge, y explique que Gérard Mulliez conserve des titres. « Après avoir lâché les rênes d’Auchan, il s’est créé une fonction de président du comité stratégique, raconte l’économiste Benoît Boussemart. De cette manière, tous ses titres sont considérés comme son outil de travail, donc non soumis à l’ISF. » [Car cet impôt ne porte que sur la fortune personnelle.]

Le 30 mars 2015, un documentaire de Canal+, Spécial Investigation, s’intéresse à la famille Mulliez et révèle des pratiques intensives d’optimisation fiscale par la multiplication de couches de holdings, c’est-à-dire un groupement de sociétés, entre les enseignes et les actionnaires. Ainsi, l’enquête estime à 1 % le taux d’imposition sur les dividendes effectivement payés par les membres de la famille. On est très loin des 21 % acquittés par un contribuable lambda sur son revenu. Il révèle également que Patrick Mulliez, fondateur de Kiabi, aurait payé seulement 135 euros d’impôts en 2012 sur 1,68 million d’actifs qu’il possède car il vit à Néchin. Selon l’enquête journalistique, près de 15 milliards d’euros d’actifs appartenant à l’AFM seraient pas ou peu imposés.

Mais la roue pourrait bien tourner. Le 10 mai 2016, la brigade financière de la PJ de Lille et l’Office central pour la répression de la grande délinquance financière ont réalisé une perquisition dans les résidences de la famille en France, en Belgique et au Luxembourg ainsi qu’au siège du groupe Auchan à Roubaix suite à une plainte pour fraude fiscale et blanchiment de fraude fiscale. L’enquête est en cours et on en attend l’issue. Mais derrière leur apparente discrétion, les Mulliez savent entretenir leur réseau, et le patriarche s’est attiré les bonnes grâces du président de la République, qui l’a reçu dans sa résidence personnelle en avril dernier, peu avant son élection. Est-ce pour inciter les cousins et neveux Mulliez à revenir s’installer en France que Macron a fait de la baisse de l’ISF et de la taxe unique sur les actifs financiers ses obsessions fiscales ?

Un discours pseudo-social en France, des ouvriers tués au Bangladesh

Malgré ces pratiques de plus en plus connues, la réputation de probité des Mulliez reste acquise dans la presse et chez les notables du Nord. Il faut dire que les Mulliez y veillent soigneusement. Le groupe Auchan finance par exemple le projet « Espérance banlieues ». Il s’agit un réseau d’établissements scolaires hors contrat ayant pour but de contribuer à la lutte contre le décrochage scolaire. Les effectifs y sont réduits, les conditions d’enseignement exemplaires et on y porte l’uniforme. Partisan d’un conservatisme bon teint, l’établissement organise chaque matin une cérémonie de levée des couleurs où l’on entonne la Marseillaise. Un reportage de Challenges daté d’août 2016 raconte la venue de Gérard Mulliez pour la cérémonie dans une des écoles, à Montfermeil en région parisienne : « “Qui ne connaît pas Auchan ?” ose le pape de la grande distribution du haut de ses 85 printemps. Quelques mains se lèvent. “Je vois que j’ai encore des parts de marché à prendre”. »

Gérard Mulliez est en outre un membre éminent des Entrepreneurs et dirigeants chrétiens, anciennement Centre français du patronat chrétien. Il s’agit d’un cercle de chefs d’entreprise dont la vocation est, peut-on lire sur leur site Internet, de rechercher « une unité intérieure dans notre existence de décideur et de chrétien ». Il s’agit donc de concilier les enseignements de la Bible et le rôle d’un patron, ce qui implique une série de grands concepts (« Solidarité », « Dignité », « Participation »…) décrits à coup de nombreuses citations, de la philosophe ouvriériste Simone Weil à saint Paul, dont est mise en exergue la phrase suivante : « Et si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui » pour illustrer la nécessité de « prendre soin » de ses collaborateurs.

Les prises de positions publiques du chef de famille abondent dans le sens de la vertu chrétienne : il refuse par exemple de coter son entreprise en bourse, se méfiant des mouvements de la finance ; sans mettre cette idée en pratique, il prône la limitation des écarts de salaire de 1 à 20, comme… la France Insoumise. En outre, le groupe Auchan est un des pionniers de l’intéressement financier des salariés. Et sur le site des Entrepreneurs et dirigeants chrétiens, on ne trouve pas grand-chose en matière de vertu fiscale. Mais le vernis chrétien des Mulliez s’effrite à mesure que l’on s’intéresse aux pratiques du groupe à l’extérieur de nos frontières, comme si la vertu n’était mesurable que dans l’hexagone.

 Le 24 avril 2013, l’immeuble d’atelier de confection textile Rana Plaza s’effondrait à Dacca, au Bangladesh, faisant 1 135 morts parmi les 5 000 ouvrières et ouvriers qui travaillaient sur les lieux. 5 000 répartis sur un immeuble de huit étages, et qui s’étaient rendus ce matin là sur place alors que, la veille, des fissures avaient été remarquées et des inspecteurs avaient préconisé la fermeture du site. En vain. Le matin du drame, les salariés ont été forcés à revenir grâce au bon vieux chantage au licenciement. Vers 9 h, les sept niveaux supérieurs se sont effondrés en deux minutes, emprisonnant 2 500 personnes. En France, la dernière fois qu’un drame d’une telle ampleur s’est produit, c’était il y a plus d’un siècle, en 1906. Alors qu’un incendie s’était déclaré dans une galerie des mines de Courrières, près de Lens, et malgré les avertissements des délégués à la sécurité (des délégués élus par les ouvriers pour faire remonter à la direction les risques rencontrés), l’entêtement patronal avait également entraîné la mort de 1 099 ouvriers.

Quel rapport avec la famille Mulliez nous direz-vous ? Le rapport, c’est qu’après de longues enquêtes pour savoir de quelles marques ces ateliers étaient les sous-traitants, il a été établi que des entreprises européennes comme Primark, Bennetton, Mango et Carrefour faisait travailler des ouvriers au Rana Plaza, ainsi que Auchan, par le biais de sa marque de vêtements bon marché In Extenso.

En délocalisant, le patronat ne déplace pas seulement sa production dans l’espace, il la déplace dans le temps : en France, la catastrophe de Courrières a été un accélérateur de la constitution du Code du travail et de la mise au point d’un contre-pouvoir fort des salariés sur les questions de prévention des risques. Les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) que la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, souhaite réduire en les fusionnant avec d’autres instances du personnel, sont des structures qui permettent aux salariés d’attaquer en justice leur entreprise en cas d’atteinte à leur sécurité, et d’obtenir un droit de retrait. Ce droit de retrait auquel les ouvriers de Courrières n’ont pas pu avoir recours en 1906 et qui aurait pu sauver la vie des 1 135 travailleurs de Dacca en 2013. La délocalisation constitue donc une aubaine juridique que la famille Mulliez, comme tous les capitalistes conséquents, a saisie. Mais à la différence d’un patron décomplexé qui assumerait la régression qu’il se permet d’établir, la famille Mulliez, comme beaucoup de patrons français qui mettent en avant leur foi et leur éthique, prétend faire le Bien.

Ni le groupe Auchan ni la famille Mulliez n’ont pour l’instant été inquiétés pour leur responsabilité dans le drame de Dacca. Une plainte a bien été déposée en juin 2015 par un collectif d’associations, mais l’enquête ne progresse guère.

La famille Mulliez fait œuvre de vertu en France, planque son argent en Belgique, exploite au Bangladesh et règne sur notre pouvoir d’achat. Son hypocrisie, courante chez les puissants, atteint des sommets. Voilà pourquoi le titre de salaud n’est pas usurpé.