Début juillet 2022, des journalistes d’investigation de plusieurs rédactions internationales, dont Le Monde et Radio France, ont relevé un ensemble d’informations sur la façon dont l’entreprise Uber s’est imposée violemment dans plusieurs pays, dont la France. Un an plus tard, le rapport de la commission parlementaire chargée d’enquêter sur cette affaire en ont confirmé ses principaux points. Ces « Uber Files » reposent principalement sur une source, qui est aussi l’un des principaux acteurs de cette violence : Mark McGann, lobbyiste en chef de la zone Europe, Afrique et Moyen-Orient chez Uber. Il raconte comment les lois ont été contournées, détournées avec, en France, l’aide précieuse du ministre de l’Economie de l’époque, un certain Emmanuel Macron. Ce dernier a rencontré en secret à de nombreuses reprises le PDG d’Uber et a manigancé la transformation de la loi en sa faveur. Mark McGann l’a ensuite aidé à récolter des fonds pour sa campagne présidentielle victorieuse de 2017. Tout comprendre sur ce scandale qui prouve une fois encore pour qui travaille le président, et qui raconte comment le capitalisme contemporain fonctionne : par la brutalité, l’influence et la corruption.
(Article initialement publié le 22 juillet 2022, mis à jour le 18 juillet 2023)
1 – Qu’est-ce qu’Uber a changé dans le monde du travail ?
L’entreprise Uber a été créée en Californie en 2009. Son concept est simple : plutôt que de salarier des taxis et de devenir une entreprise de transport, elle se contente d’être une plateforme en ligne qui met en relation des chauffeurs indépendants et des clients désireux d’accéder à un service moins cher. Ce modèle économique diminue considérablement la responsabilité sociale de l’entreprise, qui se contente de prélever une taxe sur les transactions en échange du service de mise en relation qu’elle propose. Elle n’entretient en théorie aucun lien de subordination avec les chauffeurs, qui sont leurs « propres patrons » et doivent s’assurer eux-mêmes contre les accidents du travail, les maladies, ne disposent pas de congés payés et doivent financer eux-mêmes leur outil de travail (véhicule et essence). C’est ça l’ubérisation : un processus de disparition du salariat au profit d’un rapport d’indépendance théorique permis par une application, c’est-à-dire l’irresponsabilité du patronat face à ceux qui restent, de fait, ses salariés.
L’entreprise s’installe en France fin 2011. Cela tombe très bien car quelques années plus tôt, en 2009, le gouvernement de Nicolas Sarkozy a créé le statut d’auto-entrepreneur : il permet à n’importe qui de créer son « auto-entreprise », de façon rapide et simple, sans contrôle de ses conditions de travail ou de son éventuelle dépendance à un seul client. Et toujours grâce à Sarkozy, le statut de chauffeur de Véhicule de Tourisme avec Chauffeur (VTC) a été considérablement déréglementé dans une loi de 2009, simplifiant les démarches et réduisant les contrôles.
Uber s’est engouffré dans cette brèche juridique pour ouvrir un drôle de deal à des chauffeurs : créez votre auto-entreprise, devenez chauffeur de VTC, payez vous-même votre véhicule, son assurance, votre sécu, vos congés et en échange on vous fournira des clients à la pelle, de quoi vivre comme des princes.
Ce deal s’est avéré mauvais pour les chauffeurs avec le temps puisque la commission prise par Uber a augmenté tandis que le marché est devenu plus concurrentiel et moins rémunérateur. Par ailleurs, partout dans le monde, cet arrangement juridique est contesté, que cela soit en France, en Espagne, au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis : la justice a plusieurs fois considéré qu’il ne s’agissait pas d’un lien de prestataire à client mais bien de patron à subordonné, et que les pratiques d’Uber et de ses concurrents s’apparentaient à du salariat déguisé…. Sans les avantages du salariat.
L’ubérisation a donc représenté, ces dix dernières années, le cheval de Troie de la destruction de notre modèle social pour une partie de notre classe dominante qui souhaitait depuis un bon moment en finir avec les « blocages », « acquis sociaux » et autres manques de « souplesse » de notre économie. Initié par l’entreprise Uber, ce processus a touché d’autres secteurs comme la livraison de colis, la livraison de plats préparés (Deliveroo, Uber Eats…), ou encore l’hôtellerie (Airbnb, Booking…).
2 – Comment Uber a-t-il réussi à s’imposer en France ?
Par la violence, l’illégalité et la guerre idéologique. C’est Travis Kalanick, ex-PDG d’Uber, qui l’a formulé en toute décomplexion : « la violence garantit le succès ». C’est pourquoi la technique principale d’Uber a été de s’implanter illégalement et d’appliquer des règles illicites dans l’objectif de les faire reconnaître a posteriori.
Un exemple : en France, Uber lance le service Uberpop en février 2014. Ce service est encore plus minimal, pour les chauffeurs, que la proposition originelle d’Uber : en effet, si, pour être chauffeur Uber, il fallait obtenir le statut de VTC, ce n’est plus le cas pour faire du « Uberpop » : il suffit d’avoir sa voiture personnelle, le permis B et plus de 21 ans. De façon totalement abusive, l’entreprise a conduit ses chauffeurs à se considérer comme des covoitureurs, qui prenaient des passagers en échange d’un “pourboire” plutôt que d’un vrai tarif.
Les tarifs sont donc extrêmement bas, permettant à toute une nouvelle clientèle n’ayant pas les moyens d’accéder au taxi d’en profiter. Créée dans le sillon ouvert par Uberpop, la plateforme Heetch propose le même service, à des prix ridiculement faibles. Cette concurrence déloyale provoque des heurts entre chauffeurs de taxis et chauffeurs Uberpop. Les “Ubers files”montrent que l’entreprise était au courant de la situation mais l’a volontairement laissé s’envenimer afin d’exploiter politiquement le conflit Uber/taxis où les seconds furent décrits comme archaïques et corporatistes : “Les taxis, personnes ne pleurera pour eux !” titrait le Figaro en janvier 2014 ; au même moment, le chroniqueur “mobilités” du Monde expliquait “Pourquoi je n’ai plus envie de prendre le taxi”.
Ce matraquage médiatique a été en grande partie orchestré par l’entreprise : Les “Uber files” révèlent que l’entreprise a fait appel à une société spécialisée dans l’écriture et la diffusion d’articles clé en main, visant à favoriser l’émergence d’un point de vue dans la société. C’est ainsi que 19 articles ont essaimé sur les pages blogs de Mediapart, mais aussi Challenges, Les Echos ou Le Journal du Net. Tous avaient en commun de s’en prendre à la profession de taxi, la décrivant comme « sclérosée », « privilégiée » et dominante politiquement, tandis que Uber était décrite comme une entreprise innovante, dynamique, ouverte sur le monde… Cette entreprise spécialisée dans la diffusion de faux articles s’appelle Avisa Partners (anciennement iStrat). A l’époque où elle diffusait ces faux articles, elle avait comme directrice associée Olivia Grégoire. Or, Olivia Grégoire est devenue députée LREM en 2017 avant de devenir secrétaire d’Etat en 2020 puis, depuis début juillet, ministre déléguée chargée des Petites et Moyennes Entreprises, du Commerce, de l’Artisanat et du Tourisme ! Tiens donc !
En 2015, le service Uberpop finit par être suspendu (le service étant formellement interdit par la loi Thevenoud d’octobre 2014, mais suspendu quasiment un an plus tard) ; pourtant, l’objectif est atteint pour Uber : son service de VTC ordinaire est légitimé, s’est installé dans la société tandis que Uberpop a servi à décrédibiliser les taxis et à pousser le plus loin possible les atteintes à la réglementation française, pour mieux la faire exploser. Elle a suscité un débat de société dont Uber est sorti globalement grandi. En jouant la confrontation avec les taxis (en ciblant les failles de leur fonctionnement), l’entreprise s’est placée du côté de la modernité et de l’innovation, alors même qu’elle s’est contentée de réinventer ce qui existait avant le salariat, au 19e siècle : le travail à la tâche, où le patronat n’est responsable ni des accidents, ni des maladies, ni des congés !
Pour faire passer la pilule idéologique d’un tel recul social, Uber a graissé la patte de plusieurs économistes qui ont produit des études démontrant le potentiel de création d’emplois dû à l’entreprise Uber et son modèle. « Ce dont nous manquons cruellement en France actuellement, c’est précisément de preuves scientifiques ou académiques soutenant nos arguments » explique un cadre d’Uber en 2014, dans un mail faisant partie des “Uber files”. Dont acte : début 2015, les économistes Augustin Landier et David Thesmar acceptent de fournir une étude dédiée, pour 100 000 euros. On y apprend que les chauffeurs Uber gagneraient le double du SMIC et que l’entreprise pourrait encore créer de très nombreux emplois. Toute la presse reprend l’information, sans forcément préciser que l’étude a été commandée par Uber (ce qui est pourtant notifié dans le texte). Même le site de Pôle Emploi reprend les conclusions optimistes du rapport sans préciser qu’il s’agit d’une étude commandée ! En 2017, nos confrères du média en ligne Le Vent se Lève dénonçaient déjà l’utilisation de cette étude par le chroniqueur économique de l’ex-chaîne ITélé qui la citait sans préciser son origine. Or, cette étude était en grande partie bidon : l’estimation du revenu moyen des chauffeurs, par exemple, ne prenait pas en compte une partie des charges qui leur incombait comme l’achat et l’entretien du véhicule, son carburant et son assurance !
Le médiatique économiste Nicolas Bouzou a lui aussi été payé par Uber – 10 000 euros – pour lui concocter une étude prouvant que l’entreprise pourrait créer jusqu’à 100 000 emplois si la législation était plus souple. Il a en prime assuré la communication de ce chiffre auprès des médias.
Uber s’est donc imposé en France en utilisant des évolutions législatives récentes comme le statut d’auto-entrepreneur et celui de VTC, mais aussi en allant dans l’illégalité avec son service Uberpop. Ainsi, l’entreprise américaine a pu conflictualiser la situation du marché des transports et médiatiser son “innovation”, appuyée par une intense propagande médiatique basée sur des études commandées à des économistes médiatisés et la production des faux articles, grâce à l’ex-société de l’actuelle ministre du Commerce Olivia Grégoire.
3 – Quel rôle a joué Emmanuel Macron dans la réussite de l’entreprise ?
Un rôle central. Les “Uber files” révèlent que celui qui était alors ministre de l’Economie a assuré de son soutien l’entreprise Uber et a rencontré le PDG de la société, Travis Kalanick, plusieurs fois entre 2014 et 2017, en secret (toutes les rencontres ne figuraient pas sur son agenda officiel). Il était déjà possible, à l’époque, de deviner cette proximité : alors que de nouveaux heurts entre chauffeurs Uberpop et taxis se sont produits en 2015, Emmanuel Macron avait déclaré que si le service Uberpop était en effet “illégal”, “il [fallait] arrêter cette polémique archaïque qui consiste à vouloir stigmatiser les VTC. Il est normal qu’il y ait de l’innovation, de nouvelles pratiques dans le secteur de la conduite”. Macron était entièrement du côté d’Uber, mais ses liens sont allés bien plus loin que ce qu’un représentant de l’Etat devrait avoir. Tout le cabinet de Macron roulait pour Uber, au point que c’est à eux qu’un futur député LREM, Pierre Person, s’est adressé pour voir son CV recommandé au siège de l’entreprise, par le ministère de l’Economie donc : “J’ai (…) postulé par la voie classique mais comme je propose mes services axé développement stratégique et affaires publiques et que le poste n’était pas directement ouvert, un petit coup de pouce serait plutôt le bienvenu” écrit-il le 21 juin 2015 à Stéphane Séjourné, conseiller ministériel du ministre Macron (depuis député européen LREM), dans un mail archivé par les “Macron Leaks”. Vous vouliez bosser pour le staff de Uber en 2015 ? Il suffisait de demander aux proches de Macron.
Le Monde raconte fort bien les nombreuses promesses que Macron a adressées à Travis Kalanick, entre une protection contre le contrôle de l’administration (il serait intervenu pour faire suspendre un arrêté préfectoral d’interdiction de certains véhicules Uber à Marseille en octobre 2015, selon France 3 régions) et la discussion d’une stratégie parlementaire pour légitimer des mesures favorables à l’entreprise.
Comment s’y est-il pris ? Uber voulait faciliter l’accès au statut de VTC. Macron a donc demandé aux lobbyistes d’Uber d’envoyer des amendements “clé en main” à des députés recommandés par lui, lors de l’examen de sa “loi Macron”, de façon à ce qu’ils soient rejetés et que lui, ministre aimant le consensus et la démocratie, se propose de les adapter, en compensation de ce rejet, dans un décret dédié. Un move à la House of Cards (série américaine qui dépeint les manoeuvres cyniques mais brillantes d’un politicien sans état d’âme), sans meurtre de sang-froid, certes, mais en proposant à une entreprise privée un service d’influence démocratique garantie. Début 2016, un décret a réduit la durée de la formation nécessaire pour l’obtention d’une licence de VTC de deux cent cinquante à sept heures. Deal conclu.
Vous vous demandez peut-être ce qu’est un amendement “clé en main” ? C’est très simple et très répandu : il s’agit d’une pratique de lobbying qui consiste à envoyer à des députés, avant l’examen d’une loi, des propositions d’amendements (des modifications des articles de la loi) dans un fichier au format .doc (pour faciliter le copier/coller). Tous les secteurs influents le font : syndicats de médecins libéraux, lobby de la charcuterie, FNSEA etc. Lorsque je travaillais à l’Assemblée Nationale, comme collaborateur de groupe, ma boîte mail était remplie de ces “suggestions”.
Les lobbies recrutent souvent des ex-collaborateurs parlementaires, qui connaissent donc bien les pratiques de l’Assemblée Nationale : les délais pour rédiger des amendements sont courts, les députés et leurs équipes n’ont pas toujours le temps ou l’envie de le faire mais, pour booster leur statistique de participation et montrer qu’ils travaillent dur, on peut être tenté de glisser un de ces amendements “clé en main” proposés par un de ces lobbies pour gagner du temps. C’est ainsi que sur chaque projet de loi, lorsque j’examinais la “liasse” d’amendements (tous les amendements déposés sur un texte), je retrouvais parfois 3, 4, 10, 15 fois strictement le même amendement “clé en main”, déposé par des députés différents, de groupes politiques différents. Le fait qu’un ministre de l’Economie propose à une entreprise privée d’utiliser cette méthode-là, en lui désignant les députés les plus prompts à porter ces amendements, en dit très long sur la complicité qu’il a entretenu avec Uber.
Macron s’est tellement bien battu pour Uber qu’il est devenu ami avec Mark McGann, le lobbyiste en chef de la société pour la zone Europe, Afrique et Moyen-Orient. Ce dernier a tellement apprécié de travailler main dans la main avec le ministre qu’il s’est personnellement engagé à ses côtés pour récolter des fonds au moment de la création d’“En Marche” et de sa candidature à l’élection présidentielle, dès 2016. Ça ne vous rappelle rien ? Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey France, a travaillé gratuitement pour la campagne de Macron en 2016-2017. Quelques années plus tard, son entreprise était considérablement sollicitée par notre gouvernement camé aux cabinets de conseil. Les renvois d’ascenseur sont flagrants, et l’on comprend de mieux en mieux ce qui a permis au ministre de l’Economie de devenir un candidat choyé et soutenu.
Qu’a répondu Macron aux révélations de ses liens étroits avec Uber ? Lorsqu’un journaliste l’a évoqué devant lui, sur le plateau de l’Emission politique en 2017, il a farouchement nié et menacé son interlocuteur de poursuite. Il a donc menti effrontément à des millions de téléspectateurs. L’année dernière. confronté aux Uber Files, il a répondu très élégamment : “ça m’en touche une sans faire bouger l’autre”.
La commission parlementaire est venue confirmer les liens entre Macron et Uber : oui, un deal a bien été conclu entre le ministre de l’économie et l’entreprise. Oui, Uber l’a bien aidé, y compris financièrement, pendant sa campagne présidentielle.
Mais pour celui qui est maintenant président, l’emploi créé “pour la jeunesse de quartiers difficiles” justifie entièrement ce qu’il a fait, en détournant les institutions républicaines donc. Alors, le jeu en valait-il la chandelle ?
4 – Uber a-t-elle créé de nombreux emplois et permis de lutter contre le chômage des jeunes ?
Les études les plus médiatiques sur le sujet sont donc commandées par Uber et bidonnées. Ce que l’on sait de l’entreprise Uber, c’est qu’après plus de 10 ans d’existence, elle n’est toujours pas rentable. Elle continue chaque année de perdre de l’argent, mais elle dispose de très nombreux investisseurs qui ne lâchent rien, comme si l’avant-garde qu’elle constitue pour péter nos modèles sociaux valait bien qu’on y perde ses deniers.
En France, Uber a attiré de nombreuses personnes désireuses d’accéder à l’indépendance et les bons revenus vantés par l’entreprise, après une intense campagne publicitaire qui ciblait les banlieues françaises. Après avoir rendu captifs des milliers de chauffeurs (Uber revendique 30 000 “partenaires”, pour seulement 150 salariés directs), la plateforme a fait passer sa commission de 20 à 25% en 2016, sans discussion possible. Cette perte de revenu a suscité des mobilisations de chauffeurs, en vain.
Sans les garanties du salariat et sans la liberté de l’entrepreneur, les chauffeurs Uber doivent rouler au moins 45,3 heures par semaine pour espérer un revenu net mensuel de 1 617 euros, très loin des “deux fois le SMIC” avancé par l’étude de Landier et Thesmar, reprise à l’époque par de nombreux médias, qui ont donc assuré la com’ mensongère d’Uber. Un tel revenu est possible si l’on ne prend jamais de vacances et si l’on ne tombe jamais malade. Autrement dit, il est très théorique, et la majorité des gens gagnent moins.
Les représentants de la profession, comme Brahim Ben Ali, secrétariat général de l’intersyndicale nationale des VTC, sont amers : “ils sont allés chercher nos jeunes de cité en leur faisant miroiter qu’ils allaient être leur propre patron, des entrepreneurs, mais en réalité non, c’est de l’esclavage numérique” déclarait-il au Bondy Blog en février dernier. La première coopérative nationale de chauffeurs VTC, affranchis d’Uber et prêts à partager les profits entre les travailleurs, est en cours de création en Seine-Saint-Denis, toujours selon le Bondy Blog. Si Macron s’intéressait vraiment aux quartiers populaires dont il prétend être le porte-parole en défendant Uber, il verrait bien que l’entreprise n’y est plus du tout appréciée.
5 – Ce que ce scandale nous apprend du macronisme, des grands médias et du capitalisme
Comme l’affaire McKinsey, l’affaire Uber nous confirme que Macron est venu au pouvoir pour favoriser l’intérêt des secteurs les plus agressifs de la classe dominante. Face à Uber, il a contourné allègrement les usages pour proposer à l’entreprise d’être son propre lobbyiste. Il a utilisé sa connaissance des rouages de l’administration et du Parlement pour l’aider à s’imposer. Le Monde nous raconte l’admiration qu’il éprouvait pour Travis Kalanick, et effectivement les similitudes entre les deux hommes sont frappantes. Macron non plus n’hésite pas à provoquer le chaos pour avancer, la violence est sa façon de gouverner.
Comme avec McKinsey, Macron a obtenu, en échange de ses services, le soutien actif des cabinets de conseils ou d’une entreprise comme Uber. C’est bien ainsi qu’il a réussi à rassembler autant d’argent en un temps record, et nous n’étions que quelques médias indépendants à le dire à l’époque : si Macron a pu faire une campagne hors des partis politiques, c’est parce qu’il avait pu obtenir de l’argent et que cet argent provenait des secteurs qu’il avait soutenu comme ministre de l’Economie ou qu’il allait soutenir comme président : les exilés fiscaux en Belgique, avec qui il organise des repas de levée de fonds en 2016, les consultants de McKinsey qui travaillaient gratuitement pour sa campagne et qui ont ensuite été largement sollicités par le gouvernement. Bref, la victoire de Macron c’est d’abord la victoire du capitalisme de la tech, du conseil, la victoire de la bourgeoisie qui fuit l’impôt, pas la nôtre. Et depuis, nous l’avons éprouvé chaque mois. Le président est donc corrompu de fait. Bien qu’il ait toujours réussi à utiliser des voies légales pour l’être, il est le produit d’intérêts privés et il a agi consciemment pour eux.
La stratégie d’influence d’Uber nous renseigne donc sur la faiblesse de nos institutions, qui sont entièrement ouvertes aux lobbyistes de tous poils, ayant accès aux parlementaires, aux ministres et aux administrations. “Je pense que je n’ai jamais eu, au cours de ma carrière, aussi facilement accès à des hauts fonctionnaires du gouvernement, à des chefs de gouvernement, à des chefs d’État. C’était enivrant.” raconte Mark McGann, le lobbyiste d’Uber, à Radio France.
Les Uber Files mettent en spectacle une classe sociale unie, qui se répartit dans le public comme dans le privé et agit de concert. Ce n’est pas d’un côté l’Etat de l’autre les grandes entreprises. Les deux agissent généralement l’un pour l’autre. Actuellement, aucune mesure n’est prise pour mettre fin à l’usage illégitime d’un faux statut d’indépendant pour régner sur 30 000 chauffeurs. Au contraire : la majorité présidentielle tente toujours d’empêcher que la justice ne s’en prenne à l’ubérisation, en créant des améliorations bidons : l’amendement Taché, du nom du député Aurélien Taché, ex-LREM désormais député NUPES, en fait partie. Voté en 2018, il crée un impératif de “charte sociale” non contraignante, pour redorer l’image des plateformes qui mettraient en place quelques améliorations dans les conditions de travail de leurs “prestataires”. Il a été accusé par les syndicats de travailleurs de plateforme de maintenir le système en place.
Enfin, si ce sont bien des journalistes qui ont publié l’ensemble des Uber Files, en grande partie grâce au retournement de veste spectaculaire de Mark McGann, le rôle des médias dans l’extension d’Uber est dramatique : non contents d’avoir abrités, sur leurs sites web, de nombreux articles bidons visant à faire passer les idées d’Uber, ils ont repris ses études commanditées et validé son point de vue à de multiples reprises. Comment être étonné de la défiance envers les grands médias quand on lit ce qui ressort des “Uber files” ?
Que faire ? On peut en rester à l’argument moral, qu’on laissera à la bourgeoisie. Ou bien on peut sortir de la rhétorique vaine du scandale (façon pour la classe dominante de laver sa culpabilité à intervalles réguliers, ça ne nous concerne finalement que peu) et passer à celle du rapport de force : on ne va pas rester éternellement spectateurs des manœuvres agressives de la classe bourgeoise. On peut s’inspirer de la stratégie Uber : une idéologie répandue dans la société, la stigmatisation d’un groupe, l’appui sur une force politique. La bourgeoisie ne fait pas dans la finesse, et ça marche. A nous d’arrêter nos pudeurs de gazelles sur les questions qui sont les nôtres. La bourgeoisie nous fait la guerre, Uber a été un de ses missiles. Quand est-ce qu’on lui rend la pareille ?
La méthode Uber nous rappelle que la bourgeoisie et le capitalisme sont impossibles à réguler. Ces puissances ont atteint un stade trop élevé pour être domesticables. Il est trop tard pour des méthodes social-démocrates et de la régulation écolo « non punitive ». Notre survie – celle de notre modèle social et de notre habitat – est désormais conditionnée à la disparition du capitalisme, et la chute de sa classe dominante.
Bref, ne nous scandalisons pas, révoltons-nous.
Nicolas Framont
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