Nous le disions dans notre article sur la “grande coalition” dans l’entre deux tours des législatives 2024 : une large partie du Nouveau Front Populaire cherche à marginaliser la France Insoumise dans le but de s’allier avec les macronistes et la droite. La proposition de l’économiste Laurence Tubiana comme Première Ministre par le Parti Socialiste, appuyée par les Ecologistes et le Parti Communiste, confirme cette stratégie. Comment s’étonner de la détestation de la gauche par les classes populaires quand une semaine après le vote, les bourgeois de gauche se préparent déjà à gouverner avec les macronistes ?
Laurence Tubiana : une personnalité Macron-compatible
Le 15 juillet dans la journée commençait à circuler une information : le PS, appuyé des Écologistes et du PCF, aurait proposé comme première ministre du Nouveau Front Populaire une personnalité “issue de la société civile”. Le terme avait de quoi inquiéter puisqu’il avait été abondamment utilisé par la macronie en 2017 quand celle-ci avait fait élire plein de DRH et de patrons comme députés.
Et pour cause : on avait raison d’être inquiets.
Laurence Tubiana, haute fonctionnaire peu connue du grand public ne s’est jamais positionnée frontalement contre le macronisme alors même que le résultat des Européennes et des législatives laissent transparaître un grand désir d’alternance.
Pire, Laurence Tubiana a souvent fait preuve d’une grande bienveillance envers le macronisme.
En 2017 elle faisait passer Macron pour un écologiste.
En 2019, elle félicitait Elisabeth Borne en qui elle voyait “une ministre déterminée”
En 2022, c’est-à-dire après toutes les brutalisations macronistes que nous avons connues, elle encensait les discours politiques de Macron, avec lesquels le Nouveau Front Populaire devrait être en complet désaccord.
Mais, et c’est tout aussi grave, cette bienveillance est largement réciproque.
En 2018, elle avait été envisagée par les macronistes pour remplacer Nicolas Hulot au Ministère de la Transition écologique et solidaire.
En 2019, elle était envisagée comme candidate macronistes aux Européennes.
En 2020, elle était envisagée pour remplacer Edouard Philippe comme Première ministre de Macron.
Plus tard, elle est nommée par Macron au Haut Conseil pour le Climat.
Elle fut aussi Présidente (donc garante) de la Convention Citoyenne pour le Climat (CCC), au centre du dispositif Climat de Macron, et qui fût un désastre.
Elle prendra aussi position pour les franges les plus droitières du Parti Socialiste et soutiendra Anne Hidalgo à la présidentielle (qui fit le score de 1,7%, le plus bas de l’histoire du PS).
Le 1er juillet dernier elle disait à propos des élections : “Les actualités internationales nous rappellent tous les jours combien vivre en démocratie est une chance. Mais il faut se battre pour elle”, visiblement pas au courant de la répression des gilets jaunes, des perquisitions illégales de médias, de l’arrestation de journalistes, des arabes et noirs tués, des manifestations interdites… Si Laurence Tubiana vit en démocratie, elle a bien de la chance, car cela fait bien longtemps que ce n’est plus notre cas.
Pour identifier les positions politiques de personnes qui n’en prennent pas de concrètes, il faut savoir lire la langue de bois. C’est en fait assez simple : chaque fois que l’on voit des formules creuses comme “répondre aux urgences sociales et écologiques” sans que celles-ci ne soient associées à des mesures très concrètes (par exemples : augmenter le SMIC de x euros, abroger la réforme des retraites, reconnaître l’Etat de Palestine…) alors il y a un problème. Le principe même de la bourgeoisie libérale est de ne jamais afficher de positions claires, de mesures précises. Il est donc difficile d’expliquer que c’est sur ce flou que se fait in fine la casse sociale puisque nous n’avons rien de concret à contredire à part des phrases creuses. Ce problème se posait aussi avec des candidatures comme celles de Taubira ou Glucksmann avec des partisans incapables de citer la moindre proposition concrète.
Laurence Tubiana soutient Blackrock : symptôme d’une écologie bourgeoise et capitaliste
Dans une vidéo qui a ressurgi pour cette occasion, Laurence Tubiana fait l’apologie de Blackrock, la décrivant comme “fondation philanthropique” alors qu’il s’agit du plus grand gestionnaire d’actifs au monde.
Philippe Vion-Dury, co-fondateur du média écologiste Fracas, explique que Laurence Tubiana “est une partisane de la philanthropie climatique. C’est-à-dire la mobilisation et coordination de fonds provenant de grosses fondations très propres, comme Blackrock, et qui permettent de redorer le blason de multinationales douteuses et de milliardaires.” Il rappelle également qu’ “elle adore Larry Fink, PDG de Blackrock “visionnaire””.
Laurence Tubiana s’inscrit en effet dans une vision capitaliste et bourgeoise de l’écologie, la même qu’Emmanuel Macron, c’est-à-dire une écologie qui n’implique pas de remettre en cause le système de production, d’échanges et de consommation (le capitalisme). Pire, l’écologie serait même un nouveau marché à exploiter et investir, une opportunité de croissance. Une écologie absurde et inefficace donc, mais une écologie qui sert les capitalistes.
Laurence Tubiana propose de renoncer au programme du NFP et de gouverner avec les macronistes
Dès le 7 juillet, Laurence Tubiana disait qu’il fallait “un programme de coalition” c’est-à-dire renoncer au programme du Nouveau Front Populaire pour en faire un nouveau avec les macronistes et la droite. Elle reprenait aussi les éléments de langage du centrisme bourgeois se félicitant non pas de la défaite de l’extrême droite mais de celle du “populisme”, mot vide mais dont on connaît bien la fonction : mettre “les extrêmes” dans le même sac confus.
Le 11 juillet 2024, Laurence Tubiana signait, avec d’autres figures de la gauche molle, dans Le Monde, une tribune intitulée « Le Nouveau Front populaire doit sans tarder tendre la main aux autres acteurs du front républicain pour discuter d’un programme d’urgence républicaine » qui appelle explicitement à ne pas appliquer le programme du Nouveau Front Populaire.
Regardons là de plus près. D’abord la tribune constate que le Nouveau Front Populaire n’aura pas de “mandat pour appliquer la totalité de son programme”. Mais elle va plus loin en invoquant un argument moral stupide: appliquer le programme du Nouveau Front Populaire reviendrait à faire du Chirac/Macron c’est à dire gouverner 100% à droite quand on a été élu avec les voix de la gauche pour faire barrage au RN. Sous entendu très clair : il faudrait entendre les voix de droite, comme si elles n’étaient pas entendues depuis des décennies.
Quelle serait l’urgence ? La stabilité et “le budget 2025”. Extrait : “Il nous semble impossible en effet que la France puisse rester durablement sans véritable gouvernement légitimé par l’Assemblée pour préparer le budget du pays pour 2025″Plus loin : “C’est pourquoi, le NFP doit sans tarder tendre la main aux autres acteurs du front républicain pour discuter d’un programme d’urgence républicaine et d’un gouvernement correspondant.”
Ce passage est limpide : cela veut littéralement dire former un gouvernement avec les macronistes et la droite (LR).
Puis le délire se poursuit : “très peu nombreux seront celles et ceux qui, dans le pays, tiendront rigueur au NFP d’avoir dévié de ce programme sur tel ou tel sujet si cela permet que la France soit gouvernée de manière stable et apaisée.” On pourrait renoncer à l’abrogation de la réforme des retraites, à l’augmentation du SMIC, à la reconnaissance de la Palestine, si…bah si “la France est gouvernée de manière stable et apaisée”.
On le comprend : le Nouveau Front Populaire n’était pas affaire de barrage. Le Nouveau Front Populaire était une pression du Parti Socialiste sur la France Insoumise pour faire élire un maximum de députés PS, et une pression sur les macronistes pour mettre un maximum de ministres socialistes dans un futur gouvernement de coalition putride.
Les socialistes tendance Manuel Valls comme David Assouline disent tout cela de manière très explicite “Dès le 7 juillet Laurence Tubiana posait des mots justes sur ce qu’il fallait faire après avoir avoir frôlé la catastrophe: le DIALOGUE et l’APAISEMENT, un PROGRAMME de COALITION (…)”
Marine Tondelier qui n’avait pas exclu ce type de coalition contre-nature, a réagi en dépolitisant le sujet, ne voyant dans les critiques à l’égard du choix de Laurence Tubiana que du sexisme contre “les femmes engagées”. Sandrine Rousseau est allée sur le même terrain semblant mettre sur le même niveau les reproches adressés à H. Bello (précédente proposition du Parti Communiste, appuyée par la France Insoumise et les Ecologistes mais refusée par le Parti Socialiste), c’est-à-dire être de gauche (et réunionnaise) et ceux contre Laurence Tubiana (vouloir s’allier avec les macronistes et la droite et le dire fièrement).
Roussel de son côté sort les phrases type de tous ceux qui sont allés gouverner avec Macron (“peut-être que LFI préfère être dans l’opposition, qui est une position beaucoup plus confortable”) et propose un “communisme de gouvernement” qui renoncerait donc au programme du Nouveau Front Populaire : « Nous ne disons pas tout le programme, rien que le programme [comme LFI] parce que dire ça, c’est parler comme quelqu’un qui a la majorité absolue et qui se fera balayer d’un revers de main à l’Assemblée ».
Le problème que la bourgeoisie a avec le Nouveau Front Populaire n’est pas un souci de casting ou de style, c’est le programme en lui-même, aussi mou et modéré soit-il. Or en l’état, au sein de l’alliance de gauche, seule la France Insoumise est perçue comme étant en mesure de se battre pour le programme. C’est pourquoi les macronistes et la droite ont donné leur condition pour ne pas voter la censure: qu’il n’y ait pas de ministres insoumis.
Si Olivier Faure dit à Macron que “Le chef de l’Etat ne peut pas dire que c’est farfelu, il est obligé de considérer cette candidature avec attention” c’est parce que le but de cette proposition est claire : dégager la France Insoumise du Nouveau Front Populaire puis gouverner avec les macronistes.
Cette grande coalition n’a pourtant rien d’une obligation. Si le Nouveau Front Populaire n’a pas de majorité pour faire passer tout son programme, ce n’est pas le cas de toutes ses mesures comme l’abrogation de la réforme des retraites (le RN a déclaré qu’il la voterait le cas échéant). Par ailleurs, cela forcerait les groupes politiques à se positionner devant tout le monde sur des mesures sociales qui font consensus dans la population (augmentation des salaires etc). Si celles-ci étaient appuyées par des mobilisations sociales, on ne peut pas prédire d’avance les défaites. La Ve République étant particulièrement autoritaire, il y a aussi des mécanismes, comme les décrets, qui permettent de faire certaines choses sans avoir de majorité absolue. Dans tous les cas, il vaut mieux ne pas détruire la gauche que de la fondre dans le macronisme pour ne rien faire (si ce n’est faire gagner largement Le Pen en 2027).
Le Nouveau Front Populaire : résurrection du hollando-macronisme
Le Nouveau Front Populaire a été un coup de force du Parti Socialiste contre la France Insoumise pour renforcer son hégémonie institutionnelle en dépit de son poids politique réel dans la société.
Il a ainsi réussi à réinvestir des figures importantes de la macronie comme Aurélien Rousseau, ex-directeur de cabinet d’Elisabeth Borne et ancien ministre de la santé de Macron.
Sans surprise, ce sont elles qui s’enthousiasment autour de la proposition de Laurence Tubiana, A. Rousseau déclarant par exemple, dans sa novlangue de bureaucrate : “Laurence Tubiana est une personnalité de premier plan. Elle a su allier tout au long de son parcours la compétence technique, la vision stratégique et la capacité à bâtir des compromis pour atteindre des résultats concrets. Son engagement est une chance pour la gauche et le pays”. On croirait lire une recommandation Linkedin générée par intelligence artificielle.
Il s’est reproduit exactement ce qu’il s’était passé avec la NUPES : le PS, avec l’aide de la France Insoumise, a utilisé le programme du Nouveau Front Populaire comme produit d’appel pour placer ses élus. Une fois cela fait, il a immédiatement repris son pilonnage de la gauche de rupture.
Cette stratégie n’a malheureusement rien de neuf, elle fait partie de l’histoire du Parti Socialiste depuis près d’un siècle. De son côté, la France Insoumise a accepté de jouer ce jeu mortifère pour préserver son nombre de députés à l’Assemblée, mais cela se retourne contre elle et risque à l’avenir de l’empêcher d’incarner à nouveau une rupture sérieuse avec le système.
Le Parti Socialiste et les médias font croire que les engueulades du Nouveau Front Populaire sont des histoires de personnes alors qu’il s’agit d’un débat politique de fond : faut-il gouverner avec les macronistes et la droite et continuer comme avant ? Ou faut-il tenter un gouvernement Nouveau Front Populaire sans majorité au risque de la censure ?
Rob Grams
Photo: Annika Haas (EU2017EE)
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