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Depuis le début de la mobilisation contre la réforme des retraites, la colère des manifestants se tourne non seulement vers le gouvernement, mais également vers un organisme au nom obscur et cinématographique : BlackRock. Ils critiquent notamment l’influence de cette société, spécialisée dans la gestion d’actifs, sur le pouvoir en place, qui a décerné au patron de sa branche française le rang d’officier de la Légion d’honneur. Si beaucoup de grévistes voient dans BlackRock un ennemi, il n’est pour autant pas toujours évident de comprendre exactement pourquoi.

Alors au fond, c’est quoi BlackRock et quel intérêt trouve-t-il à la réforme des retraites ? Réponse en 5 points.

1 – C’est quoi un gestionnaire d’actif ?

BlackRock n’est pas un fonds de pension, contrairement à ce qu’on entend beaucoup, mais un gestionnaire d’actifs (« asset management » en anglais).

Un fonds de pension, c’est un fonds d’investissement dans lequel des salariés vont placer leur épargne pour obtenir un rendement qui permettra de financer une partie de leur retraite quand ils la prendront.

Un gestionnaire d’actif n’est quant à lui pas directement en contact avec les salariés : il place de l’argent que les fonds de pension lui confient, mais aussi celui des compagnies d’assurance, des institutions, des entreprises, des banques, etc.. Il vend et achète des actifs (parts dans les entreprises, titres de dettes publiques, produits financiers, etc.) pour ses clients. C’est un intermédiaire.  Son but est de trouver des placements attractifs pour faire fructifier cet argent, sur lequel il prend une commission. 

En bref, dans le monde, de très nombreux salariés placent leur épargne dans un fonds de pension, qui confie la gestion de cet argent à BlackRock, qui le place pour en obtenir un rendement, et ainsi verser un complément de pension retraite à ces salariés.

BlackRock a 7000 milliards de dollars en gestion, ce qui représente trois fois la somme des richesses produites par an en France. Cela en fait le plus gros gestionnaire d’actifs au monde. Fondée à New York à la fin des années 1980 par 8 associés (qui à l’époque géraient déjà 1 milliard d’actifs), l’entreprise emploie désormais 13 500 personnes dans 25 centres d’investissements à travers le monde. Avec une partie de l’argent qui lui est confiée, BlackRock prend des parts dans de nombreuses grandes entreprises  (Apple, Google, Facebook, MacDonald’s, Nestlé, Renault, Danone, Total, Bouygues, etc.). En France, il est le troisième plus gros investisseur du CAC 40. Avec une autre partie de cet argent, il investit dans des titres de dettes publiques, des produits financiers, etc.

2 – Mais alors, quel rapport avec la réforme des retraites ?

Le rapport de BlackRock avec les retraites françaises peut paraître à première vue lointain. Le système actuel des retraites ne laisse en effet quasiment aucune place à ce type de société.

Prenons le cas d’un salarié français au statut cadre, travaillant dans le privé, qui a actuellement 47 ans. Dans le système actuel, grâce à ses cotisations obligatoires et à celles de ses employeurs, il va pouvoir partir à la retraite à partir de 62 ans, en 2035, avec une décote s’il n’a pas acquis suffisamment de trimestres (43 ans de travail) pour avoir une retraite complète. S’il a connu des trous dans sa carrière, ou n’a pas commencé à travailler très tôt, il sait qu’au pire, à 67 ans, qu’il ait cotisé assez de trimestres ou pas, il pourra partir à la retraite sans décote sur sa pension.

Une fois à la retraite, il touchera une pension calculée à partir des 25 meilleures années de salaire (y compris ses primes). Disons que son salaire net mensuel de fin de carrière est autour de 3000 euros net. Son taux de remplacement sera autour de 60% et il touchera donc autour de 1800 euros net de pensions chaque mois (pour un salarié non cadre c’est en moyenne plutôt 70% et pour un cadre supérieur 50% : plus le salaire est haut plus le taux de remplacement est bas). Cela lui suffira pour financer ses besoins jusqu’à la fin de ses jours si, comme la majorité des cadres retraités, il est propriétaire de son logement et n’a plus de traite à payer. Il n’aura donc pas eu besoin de cotiser à des fonds privés (retraite par capitalisation), puisque ses cotisations obligatoires suffiront (retraite par répartition).

La capitalisation est ainsi très peu développée en France. Les pauvres ont des retraites insuffisantes pour vivre correctement, mais n’ont pas les moyens pendant leur vie active de cotiser auprès d’assurances privées. La majorité des cadres n’en ont quant à eux pas besoin. Résultat, les fonds de pension, qui placent les cotisations de leurs adhérents sur les marchés financiers, n’ont jamais réussi à se développer en France. BlackRock, dont les deux tiers des encours mondiaux sont liés à des solutions d’épargne-retraite, y est du coup très peu présent: il ne gère que 27 milliards d’actifs dans notre pays.

3 – La réforme de Macron et Berger donne une véritable place à BlackRock.

Reprenons l’exemple de notre salarié qui a aujourd’hui 47 ans. Avec la réforme, il ne va plus cumuler des trimestres, mais des points. La valeur de ses points changera chaque année pour permettre l’équilibre du régime. Même s’il a assez de points pour avoir une pension complète à 62 ans, il subira un malus pour avoir pris sa retraite avant 64 ans. De plus, sa pension sera calculée sur toute sa carrière et non pas sur les 25 meilleures années. Bref, la réforme le plonge dans l’incertitude, à la fois sur l’âge où il pourra partir à la retraite et sur le montant de sa pension. Il a conscience que de toute manière il touchera moins que dans le régime actuel.

Il va donc se dire que le seul moyen de se sécuriser un peu c’est de placer une partie de son épargne. Il sait que le livret A et les assurances vie ne rapportent quasiment plus rien. Il va donc cotiser auprès d’assurances privées ou de fonds de pension, qui vont demander à BlackRock de placer cet argent, dont le rendement devra être suffisant pour financer une partie de sa retraite. Ce gestionnaire d’actifs est spécialiste de cette activité : c’est l’un des plus gros acteurs mondiaux de la retraite par capitalisation. C’est pour cette raison que BlackRock s’est félicité dans un rapport de la loi Pacte qui favorise l’épargne-retraite.

Certes aujourd’hui, le total des encours de l’épargne retraite ne représente que 230 milliards d’euros en France, ce qui a fait dire à une secrétaire d’État que le marché français était une boîte de smarties pour BlackRock. Mais à terme, la casse de la retraite par répartition permettra d’augmenter largement cette manne financière, en redirigeant une partie de l’épargne des Français,  qui n’a jamais été aussi importante qu’aujourd’hui. D’autant plus que la réforme prévoit que les cadres cotisent uniquement sur la part de leur salaire mensuel allant jusqu’à 10 000 euros. Pour la tranche de leur salaire située au-dessus de 10 000 euros, il n’y aura plus de cotisations ouvrant des droits à la retraite, et les hauts cadres vont donc capitaliser cet argent pour augmenter leurs pensions.

4 – OK mais quel est le problème ?

Notre salarié obligé de capitaliser pour sa retraite par l’intermédiaire de BlackRock a au moins un peu les moyens de le faire, contrairement à la majorité des Français qui ne pourront rien face à la baisse de leurs pensions. Mais il court de grands risques. Le montant de sa pension dépendra du rendement de ses placements. En effet, contrairement à la retraite par répartition, les systèmes de retraite par capitalisation ne garantissent ni qu’ils restitueront le capital épargné, ni des prestations de retraites définies. Si BlackRock fait de mauvais placements, ou si une grave crise comme celle de 2008 se reproduit, l’intégralité de l’épargne du salarié risque d’être perdue.

Aux États-Unis par exemple, de nombreux fonds de pension ont fait faillite, et les retraités ont dû essayer de retrouver du travail pour survivre. À l’heure actuelle, de nombreux fonds de retraite par capitalisation à travers le monde (ceux de General Electrics, de Boeing, de Siemens, etc.) sont en déficit, alors que les marchés financiers se portent bien. Cela laisse craindre le pire si la bourse chutait durablement.

Aux Pays-Bas, où la retraite est très capitalisée, les pensions varient selon la conjoncture économique, car les fonds de pension n’arrivent pas à assurer un rendement assez élevé.

En Suède, où une partie des cotisations sont obligatoirement capitalisées,  les pensions ont baissé (53 % des salaires de fin de carrière aujourd’hui, contre 60 % en 2000), et l’âge légal de départ à la retraite va être reculé à 64 ans.  Les Suédois ont des pensions plus basses que les Français.

Non seulement notre exemple de salarié court des risques pour sa fin de vie, mais en plus il contribue à en faire courir malgré lui à toute l’économie.  Les conséquences de la présence de fonds de pension au capital des entreprises sont souvent dramatiques :

·         Le groupe Sandvik, qui réalise un bénéfice de 1,2 milliard d’euros, est en train de fermer son usine de fabrication d’outils de l’agglomération de Tours et de licencier ses 161 salariés, sous pression du fonds de pension qui est à son capital.

·         L’usine Delphi (équipementier automobile pour General Motors) basée près de La Rochelle, tenue par des fonds de pension, a fermé fin 2016 et licencié ses 330 salariés, alors que le groupe qui le détenait était très profitable. Une partie d’entre eux attaquent actuellement leur entreprise aux prud’hommes.

·         Les conditions d’accueil désastreuses dans les maisons de retraite Orpea et Korian viennent en partie des obligations de réductions des coûts imposés par le fonds de pension canadien qui est à leur capital.

Par ailleurs, BlackRock fait courir des risques à l’économie, car il n’est pas soumis à la réglementation et la supervision qui pèse sur les banques, puisqu’il n’est qu’un intermédiaire. Cela signifie qu’il peut effectuer des placements bien plus risqués que ceux des banques. Il est au cœur de ce qu’on appelle le Shadow Banking : une spéculation financière qui échappe à tout contrôle et s’est beaucoup développée depuis la crise de 2008 (elle pèse aujourd’hui 15% de la finance française).

5 – Si c’est si dangereux pourquoi le gouvernement va dans ce sens ?

BlackRock est très influent, car comme nous l’avons dit, il est présent dans de très nombreux grands groupes cotés en bourse ; sa parole est donc plus écoutée par le gouvernement que celle de chaque grand patron individuellement. Peu de fonds peuvent prétendre avoir des parts dans autant de grandes entreprises. Cela explique qu’Emmanuel Macron ait permis à ses dirigeants de privatiser une partie de l’Élysée pendant une journée entière en octobre 2017. Par ailleurs, BlackRock est devenu tellement puissant qu’il conseille, pour la modique somme de 8 millions d’euros, directement la Banque Centrale Européenne sur ses rachats d’actifs.

Emmanuel Macron est pour le moment un très bon élève de BlackRock, dont il partage les convictions et les intérêts. Au bout de ces 100 premiers jours de mandat, le gestionnaire d’actifs lui donnait l’évaluation suivante : « 8/10 Continuez comme ça » , en se réjouissant que la réforme du Code du travail se soit réalisée « paisiblement et sans à-coups ». BlackRock a en effet tout intérêt aux réformes du Code du travail, car en accentuant la flexibilité du marché du travail, celles-ci augmentent les profits des grands groupes dans lesquels il a placé l’argent des fonds de pension.

La réforme des retraites ne passe pas aussi facilement ; lui faire échec permettra de commencer à déjouer la stratégie de BlackRock et, plus globalement, de la bourgeoisie dont il est l’un des instruments. Les grévistes ont donc bien raison de cibler BlackRock pour ce risque en particulier, mais aussi plus globalement pour son lobbying puissant visant à une déréglementation généralisée.


Guillaume Etiévant


Photographies par Serge d’Ignazio