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Imaginez : chaque mois, votre carte vitale est créditée de 150 euros, et vous pouvez dépenser pour acheter les aliments de votre choix. Un choix citoyen et collectif, pensé par des caisses de Sécurité sociale alimentaires démocratiques où vos représentants décident, en fonction de critères sociaux, sanitaires et environnementaux, quels sont les produits conventionnés que vous pouvez acheter avec cet argent. Autour de vous, dans la campagne française, les productrices et producteurs sont bien payés, parce que leur prix de revient est garanti : car ils sont justement rémunérés pour leur travail.

Et ce, à contre-courant de la vague injonction à simplement “acheter Français” ou “acheter bio”, puisque le système de Sécurité sociale alimentaire prévoit même l’impossibilité de faire du profit capitaliste sur les aliments conventionnés. La précarité alimentaire, qui touche 22% de la population, est éradiquée. Les 5,5 millions de Français bénéficiaires de l’aide alimentaire n’ont plus à l’être. Quel que soit votre niveau de revenu, vous pouvez désormais avoir accès à des produits sains, respectueux de l’environnement et du monde paysan. Un luxe jusqu’alors réservé à celles et ceux qui le peuvent et qui professent “consommer, c’est voter”, sans s’apercevoir qu’ils justifient un suffrage censitaire d’un nouveau genre. 

Cette fiction peut devenir réalité grâce au projet d’une Sécurité sociale alimentaire, élaborée et portée par les associations Réseau salariat et Agriculture et Souveraineté Alimentaire (AGRISTA, qui rassemble des professionnels et des étudiants afin de remettre en cause la posture surplombante et les outils des agronomes et de susciter des débats dans le métier). Enthousiasmés par leur manifeste, nous avons rencontré deux de leurs concepteurs, Mathieu Dalmais et Tanguy Martin.

Comment est née l’idée de Sécurité sociale alimentaire ?

Mathieu : En 2015, on avait monté un atelier où l’on avait fait intervenir Réseau salariat, intitulé : « Comment construire une démocratie économique ? ». On s’est dit qu’il y avait un constat très fort de dire qu’il ne fallait plus défendre un type d’agriculture, biologique, paysanne ou autre, mais plutôt la notion de démocratie alimentaire, plus importante si on veut établir des systèmes agricoles et alimentaires durables. C’est un constat très peu diffusé pour l’instant. On a été nourris par les travaux de Réseau salariat et le film « La Sociale ». En 2017, on s’est donc mis au travail sur la notion de « Sécurité sociale alimentaire ». En 2018, on a publié un premier manifeste et on a construit un collectif de gens partants pour réfléchir à travailler avec nous là-dessus.

Tanguy : J’étais en charge des questions de commerce équitable à Ingénieur Sans Frontières et, en parallèle, je travaillais à la SAFER, qui s’occupe de la régulation du foncier agricole en France. Très vite, je me suis retrouvé à travailler pour Terre de Liens en Pays de la Loire.

On s’aperçoit du point de vue de la technique agricole que tout ce dont on a besoin existe. Ça peut être peaufiné, il y a des projets de machines agricoles open source, mais on n’attend pas une rupture technologique pour lutter contre la faim dans le monde. D’ailleurs, on produit assez de nourriture pour nourrir la planète, même de quoi nourrir 1,5 fois la population mondiale. Le problème est un problème d’accès. C’est un problème politique. Donc on souhaite réinvestir notre expertise technique dans le champ de la politique. On attend des innovations sociales, organisationnelles, mais pas de grandes innovations technologiques.

Sur les questions alimentaires, dans certains milieux militants, on entend beaucoup le discours  du « consommer, c’est voter ». Comme s’il y avait de bons choix individuels à faire, qu’il faut apprendre aux gens à bien manger, que les gens qui vont au Mac Do, c’est l’horreur… Vous en pensez quoi, vous ?

Mathieu : Effectivement, la difficulté à parler de démocratie alimentaire, c’est que la culture ambiante, sur l’alimentation, c’est « consommer, c’est voter », et pousser à la consommation des produits vertueux des paysans bio. Donc, c’est mettre en avant un modèle agricole et pousser les gens à y aller. Or, parler de démocratie alimentaire signifie qu’il faut laisser les gens manger ce qu’ils ont envie de manger… Ce n’est pas évident. Nous on dit, attention, il y a d’énormes inégalités en la matière. Il ne faut pas pousser les gens à être dans un fonctionnement hyper individuel, car les réponses sont collectives, surtout face à des gens qui n’ont pas les moyens de faire ces choix-là.

Tanguy : Pour être assez caricatural, cette vision, c’est du Margaret Tatcher (Première ministre du Royaume-Uni conservatrice et libérale). C’est l’homo économicus, chacun est rationnel, et puis c’est le vote censitaire, c’est-à-dire que ceux qui peuvent consommer et voter ce sont les gens qui ont les moyens. Avec au fond, un côté très paternaliste IIIe République, à savoir les gens qui savent disent aux autres comment ils doivent manger.

Mathieu : Dans le projet de Sécurité sociale alimentaire, on balaye ce discours-là en disant « ce n’est pas en tant que consommateur que vous allez pouvoir vous exprimer sur l’alimentation, mais en tant que citoyen ». On recrée du politique là où il n’y avait que de l’économique. Donc, on critique le fait que l’économique est le seul moyen d’expression possible. Mais on ne critique pas pour autant des initiatives locales, par exemple. 

Quel est donc le système que vous proposez ?

Mathieu : Le système qu’on propose c’est de mettre en place une démocratie alimentaire. La Sécurité sociale alimentaire, c’est se demander de quelles institutions on se dote pour mettre en place une démocratie alimentaire. Autrement dit, faire en sorte qu’un secteur économique soit géré de façon démocratique. Comment fait-on pour qu’un système alimentaire soit durable ? Deux choses pour nous : 1 – il faut que ce qui est produit soit décidé par la population. Qu’elle ait envie de manger ce qui est produit. Car si on impose des choses, cela ne marchera pas. Il faut donc répondre à une demande élaborée démocratiquement et non par un porte-monnaie. Et 2 –, il faut que l’ensemble des personnes aient accès à ce produit.

C’est donc là-dessus qu’on bosse : poser un système agricole et alimentaire durable – au delà des techniques agricoles – à travers ces deux questions de la demande et de l’accès. La Sécurité sociale alimentaire est un outil institutionnel pour atteindre ces deux objectifs.

Tanguy : Ce qu’on défend, c’est que l’alimentation est trop importante pour la laisser à un système qui ne fonctionne pas. Repartir du constat de base qu’il y a de plus en plus de gens qui ont recours à l’aide alimentaire : 5,5 millions de personnes. Il y a 22% de la population française en état de précarité alimentaire, c’est-à-dire ne pas pouvoir se fournir en alimentaire de façon satisfaisante. Donc le système actuel n’est pas efficient : dans une puissance mondiale, on est même pas capable de nourrir correctement notre population. Le néolibéralisme n’est pas efficace pour nourrir les gens. Et en plus, les producteurs (paysans, ouvriers agricoles, etc.) ne tirent pas leur épingle du jeu, au contraire.  Il y a un tiers des paysans qui ne tirent quasi aucun revenu de leur métier. Les ouvriers de la transformation et les caissières de la grande distribution, ce sont les derniers de cordées. Donc le capitalisme ça ne marche pas pour fournir l’alimentation, qui est pourtant un des droits les plus basiques. Le but de la démocratie alimentaire c’est aussi de réaliser ce droit-là.

Comment ça marcherait concrètement ? Comment vous imaginez le fonctionnement ?

Mathieu : Quand on parle de Sécu, on parle vraiment du modèle de la Sécu de 1946, pas des évolutions qui ont eu lieu par la suite [ndlr : c’est-à-dire l’époque où la Sécurité sociale était gérée par des représentants des salariés, à l’opposé d’aujourd’hui, où c’est une structure gérée par des technocrates et avec des représentants du patronat]. Le premier point c’est l’universalité de l’accès : tout le monde y a droit. Ce n’est pas un chèque alimentaire pour les plus pauvres, avec une pratique stigmatisante qui n’est pas durable car soumis au moindre changement politique, par exemple. On fait quelque chose d’accessible à tous. On est partie sur la base de 150 euros par mois et par personne.

Quand bien même ce n’est pas génial, mais ça fait 5 euros par jours et, au moins, on se nourrit. On s’est basé sur les budgets des ménages, et le budget alimentaire des plus démunis c’est 100 euros par mois. Donc 150, c’est une bouffée d’oxygène. Ça nous semblait difficile de monter au dessus tout de suite. On voulait laisser une marge à côté pour que le processus se mette en place petit à petit. Ça peut suffir pour dire « maintenant, le droit à l’alimentation est là ». On pense qu’il faudrait le monter à 200 euros assez vite. La dépense alimentaire moyenne des français c’est à peu près 225 euros.

Et qu’est-ce qu’on en fait de cet argent ?

Mathieu : Il y a aurait des caisses démocratiques locales qui gèrent des produits conventionnées. L’idée, c’est que vous avez 150 euros de crédité sur votre carte vitale et vous pouvez les utiliser pour acheter des produits choisis par les caisses de Sécurité sociale de l’alimentation. Il y aura des caisses par départements et les personnes de ces caisses auront pour mission de choisir les producteurs qu’elles veulent conventionner : paysans, transformateurs, industries alimentaires, et même des restaurateurs. Et ça peut être aussi de conventionner directement un magasin. C’est de se dire : on donne à ces instances démocratiques – avec des représentants de la population à l’intérieur – le choix de décider quels seront les produits accessibles avec cet argent-là.

Le système de Sécurité sociale alimentaire, schématisé par la rédaction de Frustration

Deuxième partie : “La Sécurité sociale alimentaire, c’est donner aux citoyens un droit de regard énorme sur ce qu’ils mangent”