s,De temps en temps, les médias se réveillent. Ils mettent en avant des plans de licenciements massifs, comme s’ils étaient surprenants. Comme s’ils arrivaient rarement. Ces jours-ci, après un silence médiatique de plusieurs mois sur les milliers de licenciements économiques dans notre pays, leur art du mimétisme les amène à tous évoquer les plans sociaux chez Michelin et chez Auchan. Le groupe automobile a annoncé la fermeture de ses sites de Vannes et Cholet, impactant 1254 salariés. De son côté, Auchan prévoit la suppression de 2389 postes en raison de sa décision de fermeture de trois hypermarchés (Clermont-Ferrand Nord, Woippy, Bar-le-Duc), d’un supermarché (Aurillac), de six magasins MyAuchan, ainsi que de trois entrepôts de livraison à domicile. Ces terribles drames sociaux ne sont en rien des exceptions et n’ont aucune fatalité inscrite en eux. En vérité, les employeurs ne font que profiter de ce que les gouvernements, la justice et notre indifférence collective leur permettent de faire. Jusqu’à quand ?
À l’annonce des plans sociaux chez Michelin et Auchan, comme d’habitude, le premier ministre Michel Barnier a fait semblant de découvrir la lune et de vouloir à tout prix connaître ce que Michelin et Auchan ont fait de l’argent qui leur a été déversé ces dernières années par l’Etat. « Je veux le savoir. Et donc nous allons poser des questions et nous verrons si cet argent a été bien ou mal utilisé pour en tirer les leçons« . Il ose même se dire « en solidarité » avec les salariés. Pour que l’argent versé par l’État aux entreprises soit bien utilisé, il aurait fallu tout simplement conditionner les aides à une utilisation favorable à l’emploi. Ce n’est pas le cas. Malgré les engagements proclamés, les aides versées par l’État ne sont en effet soumises à aucun contrôle quant à leur impact sur la préservation des postes de travail.
En particulier, les exonérations de cotisations sociales ne sont assorties d’aucune condition en matière de maintien ou de création d’emplois, alors qu’elles représentent des sommes très importantes : en 2023, elles se chiffraient à environ 75 milliards d’euros. De plus, durant la crise sanitaire, les aides massives versées aux entreprises pour soutenir l’économie, représentant environ 206 milliards d’euros la première année du Covid, n’ont pas non plus été assorties d’exigences spécifiques quant à leur utilisation, permettant ainsi à de nombreuses entreprises de les distribuer directement en dividendes, c’est-à-dire sur les comptes en banque de leurs propriétaires.
Des licenciements autorisés, malgré la hausse des profits
Le Crédit Impôt Recherche (CIR) est quant à lui un dispositif conditionné, mais de façon si souple que de nombreux abus sont possibles. Il permet à une entreprise de se voir rembourser par l’État 30 % de ses dépenses en recherche et développement. Ce dispositif coûte 7,7 milliards d’euros à l’État en 2024. La définition floue de ce qui constitue des « dépenses de recherche » permet à des entreprises de détourner ce soutien pour financer leurs profits. Par exemple, comme l’a rappelé la secrétaire générale de la CGT Sophie Binet, Sanofi a bénéficié d’ « un milliard de crédits impôt recherche en dix ans » tout en divisant « par deux les effectifs en France, notamment des emplois de chercheurs ». Ce laxisme des conditions d’aide découle directement de l’absence de volonté politique de les encadrer rigoureusement. En France, les entreprises reçoivent de l’argent public sans avoir à prouver qu’il profite aux salariés ou plus globalement à l’économie réelle.
« Michelin améliore en 2023 son résultat opérationnel des secteurs à 3,6 milliards d’euros et délivre un free cash flow élevé de 3,0 milliards €, reflétant la solidité de sa stratégie », pouvait-on lire dans le communiqué de presse du groupe Michelin annonçant ses résultats annuels en février dernier. Le groupe en profitait pour annoncer que les actionnaires allaient être récompensés du travail réalisé par les salariés permettant ces profits records : « Un dividende de 1,35 € par action sera soumis à l’Assemblée générale, en hausse de 8% par rapport à 2022. Compte tenu de sa génération structurelle de trésorerie et de la solidité de sa structure financière, le Groupe va lancer un programme de rachat d’actions, qui pourrait représenter jusqu’à 1 milliard d’euros sur la période 2024-2026. », précise le communiqué. Pourtant quelques mois après, le groupe annonce la suppression de 1254 postes. Concernant Auchan, les exercices 2022 et 2023 ont été compliqués à cause en particulier de la forte présence du groupe en Russie et de l’inflation. Mais l’enseigne est détenue par la famille Mulliez, dont le patrimoine a atteint cette année 28 milliards d’euros et dont l’ensemble des entreprises (Leroy Merlin, Boulanger, Kiabi, Décathlon, Norauto, etc.) ont généré 90 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2023. Cela n’empêche pas Auchan de prévoir la suppression de 2389 postes en France. Comment est-ce possible ? Ce n’est malheureusement pas étonnant : ces dernières années, les pouvoirs publics ne se sont pas contentés de déverser des milliards d’aides publiques dans les comptes en banque des entreprises, ils ont également largement facilité les licenciements économiques.
Des licenciements injustifiés facilités par la loi
En droit du travail, le licenciement pour motif économique est une rupture du contrat de travail, initiée par l’employeur pour des raisons qui ne sont pas liées à la personne du salarié. Ce type de licenciement n’est pas dû à une faute du salarié, mais à des causes internes à l’entreprise, telles que des difficultés économiques ou des évolutions technologiques. Le problème, c’est que plusieurs lois ces dernières années ont largement facilité la tâche des entreprises qui veulent licencier économiquement des salariés alors qu’elles ne connaissent aucune difficulté. La loi de sécurisation de l’emploi de 2013 a considérablement réduit les prérogatives des représentants des salariés dans ce domaine. Auparavant, ceux-ci pouvaient contester un plan social en justice durant la procédure ou en empêcher l’exécution en refusant de rendre leur avis. Ces deux options ne sont désormais plus possibles.
Par la suite, la loi Travail, adoptée en 2016, a modifié les critères de licenciement économique en assouplissant les conditions pour les justifier. Avant cette loi, les difficultés économiques devaient être identifiées au niveau international pour les multinationales. La loi a restreint cette analyse au périmètre national, permettant à des filiales de licencier en France même si le groupe est prospère à l’étranger. Les ordonnances Macron de 2017 ont également redéfini la notion de « difficultés économiques » : une baisse de chiffre d’affaires au niveau national sur plusieurs trimestres suffit, même si l’entreprise est en excellente santé financière. Ces différentes lois n’ont fait qu’aggraver une situation déjà présente : en effet, depuis des décennies, les juges ont eu une interprétation très souple de la notion de « difficultés » économiques, autorisant des licenciements économiques guidés uniquement par la volonté de « sauvegarder la compétitivité de l’entreprise », donc de limiter son risque de pertes de parts de marché par rapport à ses concurrents.
L’impact sur l’emploi de ce manque de protection des salariés et de ce pouvoir exorbitant donné aux entreprises est considérable : en octobre dernier, la CGT a révélé la liste noire, non exhaustive, des 132 plans de licenciements sur la période septembre 2023 / septembre 2024. Y sont recensés 47 272 emplois menacés ou supprimés. À cela s’ajoutent les nombreuses suppressions de postes permises par des départs « volontaires » des salariés. En effet, les lois de régressions sociales de ces dernières années ont multiplié les possibilités de contourner le droit du licenciement, en organisant un volontariat bidon, ne laissant souvent pas d’autres choix aux salariés que d’accepter de partir puisque leur poste est de toute manière supprimé.
Alors, comment résister dans ce marasme ? Il y a les belles histoires. Duralex qui évite la faillite grâce aux financements de la région et de l’État, qui permettent aux salariés de récupérer l’entreprise en coopérative et de sauver les 226 postes menacés. L’imprimerie Morassuti, reprise par ses salariés en coopérative, ce qui préserve les 25 emplois menacés. Même si le plus dur commence pour ces entreprises, la reprise en coopérative est parfois une belle solution d’avenir, comme l’ont démontré notamment les Fralib il y a quelques années. Mais il s’agit toujours d’entreprises qui vont fermer, avec peu ou pas d’autres repreneurs potentiels que les salariés eux-mêmes. Rien n’oblige un groupe qui vend une entreprise à privilégier une offre émise par les salariés. Et la majorité des licenciements économiques en France sont simplement dus à un choix du groupe de réduire ses coûts pour augmenter ses profits, et non pas à des cessions d’activité qui permettraient potentiellement à des salariés de racheter l’entreprise.
Pour un mouvement social qui ne cible pas que le gouvernement, mais également les entreprises elles-mêmes
Il n’y a pas si longtemps on appelait cela les licenciements « boursiers », terme à l’apparence trop réductrice, car il ne concernait pas que les licenciements réalisés dans des entreprises cotées en bourse, mais désignait en réalité les licenciements économiques réalisés dans toutes les entreprises en bonne santé financière. C’est le nerf de la guerre. C’est là que devraient se concentrer les revendications syndicales au niveau national : l’interdiction des licenciements boursiers, et non pas de simple « moratoire », que réclame la CGT et dont on perçoit mal l’intérêt. Moratoire le temps de quoi ? De trouver des solutions à quoi ? Il faut interdire à Michelin de réaliser ses licenciements ayant pour seul but la hausse de sa rentabilité déjà exorbitante. Vu l’état désastreux du système politique, ce n’est malheureusement pas pour demain. Par exemple, c’est à peine croyable, mais dans le programme du Nouveau Front Populaire pour les élections législatives de cette année, il n’y avait aucune proposition sur ce sujet. Les mots « licenciements » ou « plans sociaux » n’étaient même pas évoqués.
Une fois de plus, la solution ne se trouvera qu’en nous-mêmes. Un appel à la mobilisation a été lancé pour le 21 novembre (potentiellement reconductible) à la SNCF et le 5 décembre dans la fonction publique, mais il est impératif de dépasser ce cadre. Ce mouvement doit s’étendre au secteur privé et s’accompagner d’une vaste contestation unifiée contre les plans de licenciements. L’objectif ne peut se limiter à interpeller le gouvernement ; il faut également cibler directement les entreprises qui orchestrent ces drames sociaux. Nous devons nous organiser collectivement pour paralyser l’économie, non pas seulement en vue d’influencer les décisions gouvernementales, mais pour entraver la liberté des employeurs à sévir impunément. Ne laissons plus les salariés, qui ont le courage de se mettre en grève, souvent au détriment de leur vie personnelle et de leur carrière, isolés dans leur entreprise.
Guillaume Etiévant