Je découvre “Little Dark Age” en écoutant la radio et en fixant le vide d’une salle de montage pendant un export de fichiers chez un employeur chiant. Dès le troisième refrain, j’adhère complètement à la chanson et la récite mentalement comme une hymne. Je ne reconnais pas MGMT à la première écoute. Inexplicablement, la chanson me donne immédiatement envie de la réécouter. Je shazame le titre et suis surprise du résultat. Depuis le très bon premier album de Tame Impala et tous ses ersatz “indie pastel rock”, cette mouvance m’avait lassée et je ne me documentais plus à ce sujet. Je ne sais trop comment l’expliquer, mais j’avais injustement associé MGMT à tous ces Allah-Las, Temples, Connan Mockasin et autres mauvais albums d’Arctic Monkeys dont je tairai le nom.
Mon Petit Âge Sombre
Mais du coup, qui était ce groupe qui venait égayer ma journée blafarde de salariat déguisé ? MGMT pour moi c’était l’adolescence, des mélodies entraînantes avec des clips flippants (j’ai cru un moment ne pas vouloir de gosse à cause du clip de “Kids” ), les covers d’albums qu’on retrouverait dans de beaux Taschen 15 ans plus tard, des gens qui matent la série skins et les premiers émois amoureux sur des mecs en jean slims qui pètent (vraiment) plus haut que leurs culs. Je google leur nom.
MGMT, formé en 2002 par Andrew VanWyngarden et Ben Goldwasser, est un duo américain de rock psychédélique qui a rapidement marqué les esprits avec leur premier album “Oracular Spectacular” en 2007. Vous vous souvenez probablement de tubes comme “Kids” (déjà cité plus haut) et “Electric Feel”, des hymnes pour toute une génération de péteux (déjà cités plus haut eux aussi). Je me trompais.
2017, année déprimante.
En 2017, avec leur quatrième album “Little Dark Age“, MGMT plonge dans des territoires plus introspectifs, en adoptant des sonorités new wave qui rappellent directement les heures agréablement sombres de New Order (« Elegia » et autres titres ‘noirs corbeau’ du groupe formé à l’occasion du “pot de départ” de Ian Curtis) et des thématiques assez lourdes, mais ça je le découvrirai plus tard.
Avant de se pencher sur les paroles, il faut se remémorer l’époque. En 2017, le monde est en plein bouleversement politique et social, entre l’élection de Donald Trump aux États-Unis et la montée des mouvements de gauche en Europe (l’avant gilet jaune, la création de la LFI un an plus tôt, Podemos en Espagne et autres Labour Party au Royaume-Uni). “Little Dark Age” reflète à mon sens cette ambiance désillusionnaire d’un côté et de ralliement de l’autre. Le titre de la chanson, “Little Dark Age”, peut être interprété de deux façons : d’une part, comme une réflexion personnelle sur une période de troubles internes, un âge sombre intime, une dépression. Et d’autre part, comme un commentaire sur l’état du monde à cette époque. Spoiler : ça ne s’est pas amélioré.
“Little Dark Age” est truffée de références qui enrichissent son sens.
Littérairement, le titre pourrait évoquer des œuvres dystopiques comme “1984” de George Orwell ou “Le Meilleur des Mondes” d’Aldous Huxley, qui explorent des thèmes de contrôle social et de perte de liberté (blablabla). Mais, musicalement, la chanson tient plus de la new wave et du post-punk des années 80, évoquant des groupes comme Depeche Mode, The Cure, parfois même un peu les géniaux Sisters Of Mercy ou Ministry. Les synthés sombres et les lignes de basse lourdes créent une ambiance rétro-futuriste qui ajoute à la sensation de malaise dansant post (post post post) punk.
Les paroles quant à elles sont encore plus bizarrement agréables. Les mots “The image on the screen’s not mine / There’s no connection to myself” (“L’image à l’écran n’est pas la mienne / Il n’y a aucun lien avec moi”) évoquent une déconnexion personnelle, symptôme de l’ère des fake news et de la manipulation médiatique.
En somme, un morceau immersif, mêlant Inquiétante Étrangeté et critique sociétale.
“Policemen swear to God, love seeping from their guns”
La ligne “Policemen swear to God, love seeping from their guns” (“Les policiers jurent devant Dieu, l’amour suinte de leurs armes”) résonne particulièrement dans le contexte socio-politique de l’époque de sortie de la chanson en 2017. Alors que les États-Unis étaient sous la présidence de Donald Trump, les tensions raciales et les violences policières étaient au cœur des débats. Cette image des policiers qui jurent par Dieu alors que l’amour suinte de leurs armes semble évoquer la manière dont les institutions censées protéger la société sont perverties et utilisées pour réprimer et opprimer certains groupes de personnes, en particulier les minorités raciales.
- Dans un contexte où le trumpisme exacerbait les divisions raciales et alimentait un climat de peur envers les forces de l’ordre, cette ligne de “Little Dark Age” résonnait comme une critique acerbe de l’abus de pouvoir et du racisme systémique. Elle pointait du doigt la contradiction entre le serment de protéger et servir et les actes de violence perpétrés par les forces de l’ordre. Ainsi, “Little Dark Age” se positionne comme une chanson engagée qui n’hésite pas à aborder les questions de son époque, dénonçant les injustices sociales et appelant à une prise de conscience collective.
On notera malheureusement la contribution sur l’album d’Ariel Pink, artiste présent lors l’assaut du Capitole en Janvier 2021. Présence qui lui sera reprochée par de nombreux médias (dont Libération) auquel il répondra sur twitter à grand renfort de citation de “Surveiller et Punir” de Michel Foucault.
“Just know that if you hide, it doesn’t go away“
Le vers “Oh, I grieve in stereo, the stereo sounds strange” (“Oh, je pleure en stéréo, les sons stéréo sont étranges”) capture l’idée de vivre simultanément dans plusieurs réalités. Une réalité personnelle et une réalité bourgeoise projetée par les médias, le cinéma et l’art plus généralement. (Je ne vous inciterais jamais assez à relire l’article de mon collègue Rob Grams sur le Bourgeois Gaze). Cette dualité est omniprésente dans la chanson, créant une atmosphère de malaise et de contemplation. Le vers “The feelings start to rot / One wink at a time” (“Les sentiments commencent à pourrir / Un clin d’œil à la fois”) évoque à mon sens la déshumanisation progressive des dominés et la répétition/pénibilité au travail et dans la vie personnelle des classes ouvrières et de la petite classe moyenne.
La ligne “Just know that if you hide, it doesn’t go away” (“Sache simplement que si tu te caches, ça ne disparaît pas”) suggère que l’évasion ou le déni ne résolvent pas les problèmes sous-jacents, un message pertinent dans un contexte où les vérités inconfortables sont souvent masquées ou ignorées et qui, j’imagine, fait également référence à l’épisode de la 4ème Dimension : Cauchemar à 20,000 pieds réalisé par Richard Donner. Le refrain, avec ses répétitions hypnotiques de “Dark age”, martèle l’idée d’une période troublée et sombre, tant sur le plan personnel que sociétal.
Cauchemar à 20,000 pieds réalisé par Richard Donner sur un scénario de Richard Matheson
“Forgiving who you are, for what you stand to gain“
La chanson aborde aussi les rapports de classes et l’aliénation sociale.
Le vers “Forgiving who you are, for what you stand to gain” (“en pardonnant qui tu es, pour ce que tu as à y gagner”) peut être lu comme une critique de l’aliénation que la classe dominante impose aux travailleurs pour atteindre un minimum de confort matériel. Ce thème est particulièrement pertinent dans le contexte de l’ère Trump, où les inégalités économiques et sociales s’aggravent aux états-unis, et où les mouvements populistes de droite gagnent en influence. Mais on peut aussi en tirer une autre critique : celle des compromis moraux faits pour des gains matériels ou sociaux, un clin d’œil à l’opportunisme et à l’avidité bourgeoise exacerbés par les turbulences politiques.
Le clip de David MacNutt et Nathaniel Axel pour Little Dark Age.
Les sentiments de détachement et d’aliénation évoqués dans les paroles reflètent également le malaise généralisé face à un système perçu comme injuste et oppressif. Les images de déconnexion et de désintégration personnelle dans les vers “The feelings start to rot / One wink at a time” et “The image on the screen’s not mine / There’s no connection to myself” soulignent cette fracture entre individu et société dominée par la bourgeoisie économique.
On mentionnera aussi le clip, qui offre une iconographie frappante (excepté pour les aficionados de goth rock, post punk et autres cold wave) qui renforce les thèmes sombres et troublants de la chanson. Réalisé par David MacNutt et Nathaniel Axel, le clip présente une esthétique rétro/macabre, évoquant les films d’horreur gothique et un imaginaire surréaliste. On y trouve des références à des éléments iconiques de la culture populaire, tels que les masques de carnaval, les clowns, Connan Mockasin et les poupées, qui ajoutent une dimension sinistre et théâtrale à l’ensemble.
Les paroles de “Little Dark Age” soulignent subtilement une forme d’aliénation personnelle, professionnelle et médiatique, dépeignant un quotidien tiède où la tristesse, la peur et la pénibilité semblent être le lot de chacun. Pourtant, malgré cette critique acerbe de la société contemporaine, la chanson opère un retournement inattendu. À travers cette exploration des aspects monotones et aliénants de nos vies modernes, elle parvient à créer une sorte de communion, un cri de ralliement. Les répétitions, habilement agencées, transcendent l’individu pour créer un lien universel, unissant les auditeurs dans leur expérience partagée du monde. En dépit de la tristesse et de la désillusion qu’elle exprime, “Little Dark Age” se révèle ainsi être une forme de protestation, une révolte silencieuse contre la banalité d’un quotidien sombre et son lot d’injustices.
Farton Bink
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