Le 9 décembre, après plusieurs jours de cavale, l’homme qui est suspecté d’avoir assassiné de sang froid et en pleine rue le PDG d’une grande compagnie d’assurance maladie privée à New York a été arrêté. Le monde entier a découvert son identité : celle d’un jeune homme de 26 ans, issu d’un milieu aisé, diplômé et occupant un job banal dans le secteur de la Tech. Les américains se sont rués sur ses réseaux sociaux, où il affichait ses voyages, ses amis, ses soirées et son corps bodybuildé. Comme dans n’importe quel fait divers, “rien ne laissait présager” qu’il allait commettre de façon aussi froide et méthodique un tel meurtre. Seul un commentaire élogieux, en ligne, du livre de Theodore Kaczynski, un activiste anti-technologie ayant tué trois personnes après plusieurs attentats à la bombe dans les années 1990, pouvait éclairer les motivations du suspect.
Comme Rob Grams l’exposait dans cet article, Luigi Mangione n’a pas assassiné n’importe quel PDG : sa victime est Brian Thompson, PDG de UnitedHealthcare, une assurance qui “a refusé à des usagers, de manière systématique, de rembourser des traitements et procédures nécessaires. En 2019, le New York Times a rapporté un taux de refus pouvant atteindre 27%. Au cours des dernières années, le taux de refus pour des “autorisations préalables” délivrées par UnitedHealthcare, qui obligent médecins et patients à obtenir l’approbation de l’assureur avant de recevoir des soins ou de subir une intervention chirurgicale, a considérablement augmenté.” Sur les douilles retrouvées sur la scène de crime sont inscrits les mots “Deny” “Defend” “Depose” (soit “refuser”, “défendre”, déposer”). Ces mots pourraient faire écho l’expression “delay, deny, defend” (soit “retarder”, “refuser”, défendre”), une formule courante pour décrire les méthodes des assureurs cherchant à éviter de rembourser leurs assurés.
Les motivations politiques de l’assassin semblent donc assez claires. Quand on partage sa révolte contre le capitalisme médical, que peut-on vraiment penser de cette affaire ?
1 – Aux Etats-Unis, Luigi Mangione est déjà un héros
Dans notre précédent article, écrit donc peu après l’assassinat de Thompson, avant que l’identité du suspect soit connu, nous avions décrit nos importantes réserves par rapport à la stratégie de l’assassinat politique, notamment parce que son utilisation a toujours déchaîné des réactions violentes de la classe dominante, à terme nuisible aux mouvements de contestation, et parce que ces violences sont très mal reçues par l’opinion publique.
Force est de constater que Luigi Mangione est devenu en quelque jour une figure légendaire et considérablement glamourisée sur les réseaux sociaux américains. Des centaines de “memes” sont apparues après la diffusion de son visage, tout sourire, sur une vidéosurveillance durant sa cavale. Un concours de sosies a même été organisé en plein New York le 8 décembre. Ses comptes de réseaux sociaux ont aggloméré des milliers de followers dès que son identité a été connue. Des vidéos humoristiques, de vibrantes déclarations d’amour se succèdent sur X ou Instagram. Le bonnet “Luigi” inspiré de l’univers du jeu vidéo Mario a été commandé plus de 100 000 fois en quelques heures sur Amazon.
Les groupes d’extrême gauche des années 1970-80 qui ont pratiqué des assassinats politiques – les Brigades rouges en Italie, Action directe en France, la Fraction armée rouge en Allemagne – étaient composés d’individus menant des actions hétéroclites allant du vol au mitraillage en passant par l’assassinat. Tous vétérans du militantisme, ils représentaient des figures en marge de la société, vis-à-vis desquelles il était difficile de s’identifier, tandis que leurs actions étaient difficiles à interpréter, vu leurs incohérences. On ne savait pas toujours si on avait à faire à des bandits fascinés par la violence ou à des révolutionnaires.
Ce n’est pas le cas de Luigi Mangione. Il ressemble à beaucoup de jeunes hommes de son âge et semble doté d’un physique avantageux. Sportif, il ne semblait pas avoir beaucoup d’autres passions que le surf. C’est ce qui rend l’action dont il est suspecté d’autant plus surprenante et, pour beaucoup, fascinante. Mais en plus, son action présumée est très lisible, très explicite : il s’en prend à un système bien défini – le capitalisme médical – via son représentant explicite – le PDG de l’une des principales assurances privées du pays.
2 – La classe dominante est effrayée
Luigi Mangione a été arrêté en possession d’un manifeste de trois pages, dont l’intégralité n’est pas encore connue mais dont la presse connaît déjà certains détails. Il y affirme avoir agi seul et motive politiquement son geste par la formule suivante, déjà célèbre : « Frankly these parasites had it coming” (“franchement, ces parasites l’ont bien cherché”). Il accuse le système de santé privé américain d’être responsable de la souffrance et de la mort de centaines de milliers de personnes et estime n’avoir fait que répondre à cette violence.
La mort du PDG de UnitedHealthcare n’a pas fait pleurer dans les chaumières aux Etats-Unis, c’est le moins qu’on puisse dire. Les moqueries se sont multipliées sur les réseaux sociaux, ainsi que des milliers de témoignages sur la façon dont les refus de soin ou de remboursement de la part de cette entreprise ont ruiné la vie des personnes et de leurs proches. Il faut mesurer la violence de ces entreprises : elles font payer cher la couverture santé à leurs assurés (ce que nous payons nous avec nos cotisations sociales, bien moins cher) et, lorsque des soins doivent être fait, elles font tout pour ne pas les rembourser. Soit les gens renoncent à des soins essentiels, soit ils sont endettés à vie.
Cette libération de la parole autour de la violence du système de santé américain a même été relayée par une chaîne comme CNN qui a lancé un appel à témoignage. Sur X, un internaute a lancé un fil pour dénoncer cette industrie avec ce tweet : “Envoyez-moi vos histoires d’horreurs de l’industrie du soin et je les relaierai. Je commence : mon frère s’est suicidé deux jours après avoir été sorti des urgences d’une clinique psychiatrique. Une semaine après, la clinique a envoyé une facture de 7 000 dollars à sa veuve”.
Depuis son arrestation, les médias peinent à décrire Luigi Mangione autrement que comme un garçon sans histoire. Le fait que quelqu’un comme lui puisse se transformer en tueur de PDG de sang froid a de quoi effrayer bien des puissants, puisque son geste semblait impossible à prévenir. Et c’est donc cette banalité du coupable présumé qui l’a transformé d’ores et déjà en icône de la culture populaire. Cet engouement n’est pas neutre politiquement puisque ce meurtre a mis les assurances privées et leurs pratiques au cœur du débat public aux Etats-Unis.
Face à l’absence d’empathie pour la victime et un enthousiasme populaire pour le suspect, les représentants de l’ordre établi sont montés au créneau. Le gouverneur de Pennsylvanie, l’État où Mangione a été arrêté, a déclaré : “Some attention in this case, especially online, has been deeply disturbing as some have looked to celebrate instead of condemning this killer. […] In America, we do not kill people in cold blood to resolve policy differences or express a viewpoint.” – “Certaines attitudes, surtout en ligne, ont été très dérangeantes puisque certains ont célébré le tueur plutôt que le condamner. (…) En Amérique, on ne tue pas les gens de sang froid pour résoudre les conflits politiques ou exprimer un point de vue”
3 – Existe-t-il encore d’autres recours ?
Le problème de la déclaration du gouverneur, c’est qu’elle contient en elle-même une justification du geste de l’assassin. Car de quel autre type de moyen les Américains confrontés à leur système de santé injuste et criminel disposent-ils vraiment ?
Le système électoral américain favorise les candidats et les programmes soutenus par des milliardaires et des grandes entreprises. C’est ainsi que l’aile droite du Parti émocrate est toujours préférée à son aile gauche, ce qui conduit régulièrement à l’enterrement de son programme de santé publique, qui pourrait mettre fin à la dépendance des Américains à ces assurances-santé véreuses. La candidate Kamala Harris n’a pas fait exception à ce renoncement récurrent.
Les entreprises du secteur médical sont toutes puissantes et sont restées largement impunies par la justice malgré leurs récents méfaits. Les Etats-Unis ont subi une terrible vague de mortalité ces vingt dernières années en raison de la prescription abusive de médicaments opioïdes… Oui, terrible : en 25 ans, 700 000 américains sont morts d’une overdose d’opioïdes et l’espérance de vie a diminué en raison de ce fléau qui a été sciemment mis en œuvre par des entreprises pharmaceutiques et leurs prestataires (cabinets de conseils comme McKinsey, agences de publicité comme Publicis etc). Les dirigeants du laboratoire à l’origine de la mise sur le marché du médicament le plus dangereux, l’Oxycontin, s’en sont tous sorti en payant de grosses amendes, comme la plupart des autres entreprises complices. Bref, l’impunité règne, même dans une affaire aussi monstrueuse que celle-ci.
Les morts des assurances-maladie privées, pour endettement ou refus de soin, se comptent certainement par milliers. Pourtant, rarement la responsabilité de ce système est invoquée et les dirigeants et actionnaires de ces entreprises ne subissent jamais les conséquences de leurs actes. “Lorsque toutes les autres formes de communication échouent, la violence est nécessaire pour survivre” écrivait Luigi Mangione dans son commentaire en ligne du livre de “Unabomber”. Peut-on sérieusement lui donner tort ? Les dominants passent leur temps à nous dire que des recours existent, qu’il faut se mettre autour d’une table et discuter, faire confiance à notre système judiciaire, aux élections, au “dialogue social”… mais pour quel effet réel ?
4 – Meurtres capitalistes acceptables VS. assassinat de rue scandaleux
Dans un éditorial scandalisé, le journal Libération s’insurge contre la glamourisation dont est l’objet Luigi Mangione et tente de remettre les choses à leur place : “L’héroïser, c’est perdre de vue qu’il y a eu mort d’homme, descendu à la façon du tueur à gages joué par Tom Cruise dans Collatéral.” C’est le seul argument qui est invoqué par le journal et qui pourrait se résumer à “tuer c’est mal”.
Et évidemment, on aurait envie d’approuver. Prendre une vie, c’est un terrible acte de pouvoir et de violence. Mais est-il si tabou dans nos sociétés capitalistes ? Sur les réseaux sociaux, les internautes ironisent sur l’hypocrisie qui consiste à dénoncer un meurtre en pleine rue tout en justifiant les nombreux autres meurtres commis plus indirectement, par des décisions inhumaines motivées par le profit.
D’une façon générale, la classe dominante ne recule pas devant le meurtre. C’est d’abord elle qui légitime une telle action. Elle ne cesse de nous donner, via nos médias, de nombreuses raisons de justifier ou de relativiser des tueries. Chaque année, des centaines de personnes meurent dans les rues parce qu’ils n’ont pas d’argent et de logement, et cela ne fait pas les gros titres. Priorité au dynamisme du marché immobilier ! La France est championne des accidents de travail mortels mais la dérégulation du droit du travail a été unanimement saluée par les classes dirigeantes ! À Gaza, un génocide est en cours, des femmes, des hommes et des enfants sont abattus de sang froid par des soldats qui, en prime, violent et torturent. Pour autant, une grande partie des journaux français, Libération compris, n’a de cesse de justifier ces meurtres : Israël n’a-t-il pas le “droit de se défendre” ?
Dans nos sociétés capitalistes, donner la mort n’est pas un tabou. C’est simplement un privilège réservé aux policiers, aux militaires et aux actionnaires. Ces dernières décennies, nos classes dominantes ont justifié le meurtre, voire le meurtre de masse, à bien des reprises, en arguant que “la fin justifie les moyens”. C’est pourquoi on ne peut pas se contenter de dire, comme le fait Libération, “tuer c’est mal”. Après tout, Mangione aussi avait ses raisons, et les citoyens américains ont l’air massivement de penser qu’elles étaient légitimes. En comparant Mangione à un vulgaire tueur à gage, Libération établit une distinction de style entre les meurtres acceptables, commis chaque jour par les décideurs du capitalisme, et le meurtre moche, “de sang froid”, comme si les autres ne l’étaient pas également.
Cependant, s’il semble difficile de s’étonner, comme le fait Libération, de la popularité de l’assassin présumé de Brian Thompson, on peut légitimement se demander dans quel monde nous sommes en train de basculer si, pour beaucoup, le meurtre devient une arme efficace pour mener la lutte des classes et obtenir justice.
Dans un pays comme la France, en sommes-nous là ? Rien n’est moins sûr. Si la glamourisation des meurtriers, voire des tueurs en série, est récurrente aux Etats-Unis, pays qui fait preuve d’une certaine fascination pour la violence, elle ne l’a jamais vraiment été en France. De plus, s’agit-il du seul moyen qu’il nous reste pour obtenir justice ? À Frustration, nous faisons tout pour que ça ne soit jamais le cas. Nous pensons qu’il existe encore de nombreux leviers collectifs pour contraindre la classe dominante, voire mettre fin à son règne, sans recourir au meurtre. La grève, les actions collectives, le sabotage, le vandalisme sont des moyens qui existent et qui ont fait leur preuve, bien qu’ils ne soient pas tous légaux. Aux Etats-Unis, faire valoir ses droits collectivement est beaucoup plus difficile qu’en France… pour l’instant. Il serait sain que la classe dominante médite sur le type de violence que peut engendrer une société où il n’y a plus d’autre recours possible.
L’affaire Luigi Mangione questionne notre rapport à la mort, à la violence et aux modalités de la lutte sociale. Mais une chose est sûre : aux Etats-Unis comme en France, la bourgeoisie et ses journaux ont bien trop justifié les tirs policiers à bout portant, les entreprises capitalistes criminelles et les génocides coloniaux pour prendre part à cette discussion.
Nicolas Framont
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