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Makhnovtchina est une chanson originellement écrite par Etienne Roda-Gil en 1974, chansonnier, auteur et militant libertaire français. Elle fut reprise en 1988 par le groupe de punk Bérurier Noir qui en profite pour en rajouter un couplet. Mais qu’est-ce que c’est, exactement, la “Makhnovtchina” ? 

Bérurier Noir est un des groupes les plus iconiques du punk français. Aujourd’hui il est surtout connu pour Porcherie et son refrain “La jeunesse emmerde le Front national”, musique antifasciste radicale transformée petit à petit en un hymne bien inoffensif au barrage républicain… Les Bérus, actifs dans les années 1980, auront pourtant, en seulement 5 albums, créé un véritable univers, proposé de nombreux très beaux textes, et ont eu une influence importante sur le rock français (notamment sur Stupeflip). De sensibilité anarchiste, ils rendent hommage, avec cette reprise, à un mouvement révolutionnaire anarchiste réel du début du XXe siècle. 

Avec Makhnovtchina ils proposent donc une reprise punk, rock, parfois criée, qui sonne comme un hymne, de cette chanson de 1974, en lien avec leur propre pensée politique. 

Makhnovtchina, Makhnovtchina,

Tes drapeaux sont noirs dans le vent,

Ils sont noirs de notre peine,

Ils sont rouges de notre sang,

Ils sont noirs de notre peine,

Ils sont rouges de notre sang!


Par les monts et par les plaines.

Dans la neige et dans le vent,

A travers toute l’Ukraine

Se levaient nos partisans,

A travers toute l’Ukraine

Se levaient nos partisans!

Le contexte : la guerre civile russe (1918-1921)

En 1917 en Russie, deux révolutions se succèdent. Celle de février qui voit le Tsar de Russie être renversé, mettant fin à l’Empire, puis une seconde, en octobre, par la prise du pouvoir des bolcheviques sous la houlette de Lénine. 

À peine arrivé au pouvoir, le jeune régime communiste doit faire face à une brutale guerre civile qui l’oppose aux “Blancs” c’est-à-dire les partisans de la restauration de l’Empire, soutenu par les puissances occidentales. 

Le soviet de Pétrograd (Saint-Pétersbourg) en 1917

Mais d’autres forces vont également s’opposer au nouveau pouvoir en place, souhaitant développer un autre modèle révolutionnaire, que celui, très centralisé et bureaucratisé, en train d’être mis en place par les communistes. C’est le cas des anarchistes ukrainiens. 

Nestor Makhno (1888-1934) : anarchiste, paysan, guerrier, révolutionnaire

Le terme “makhnovtchina” provient de Nestor Makhno. Nestor Makhno naît en 1888 au sein d’une famille de paysans pauvres dans une division territoriale de l’Empire russe correspondant à une partie de l’Ukraine actuelle (qui n’est pas encore indépendante à l’époque). 

En 1906, alors qu’il n’a que 16-17 ans, et qu’il travaille déjà comme paysan depuis l’âge de 10 ans, il rejoint un groupe communiste libertaire “L’Union des Laboureurs pauvres”. Le communisme libertaire s’oppose à d’autres visions du communisme en ce qu’il souhaite l’abolition simultanée de la propriété privée (des moyens de production) et de l’État. 

Nestor, au premier rang tout à gauche, et ses potes anars de l’Union des laboureurs pauvres, en 1907. 

Le groupe pratique l’action directe, participe à des “expropriations” de terres des grands propriétaires terriens, redistribue aux pauvres les biens confisqués aux riches, et cherche à opposer à la terreur tsariste une “Terreur noire”.

Il s’affronte donc avec la petite bourgeoisie agricole (les “koulaks”) et aux grands propriétaires fonciers. Cette bourgeoisie, par ailleurs fanatiquement antisémite, se livre régulièrement à des “pogroms”, c’est-à-dire à des massacres de juifs. Makhno et son groupe parviennent à détruire certains de ces mouvements. En 1908 il est arrêté par la police du tsar et condamné à mort. Sa mère se démène pour sauver son fils et sa peine est transformée en travaux forcés à perpétuité. C’est en prison qu’il poursuit l’étude des auteurs anarchistes (Bakounine, Kropotkine…).

En février 1917, la révolution russe éclate et l’une des premières mesures du gouvernement révolutionnaire est de faire libérer les prisonniers politiques. Nestor Makhno est ainsi libéré après huit années de réclusion. 

De retour dans sa région natale, il arrive à agréger autour de lui un vrai mouvement anarchiste doté d’une branche armée : c’est le début de la makhnovtchina. 

La makhnovtchina : “armée noire” qui “combattait en Ukraine contre les rouges et les blancs”

Dans un premier temps, “l’armée révolutionnaire insurrectionnelle d’Ukraine” (la Makhnovtchina) combat les contre-révolutionnaires tsaristes (“les blancs”) et s’allie aux bolchéviques (les “rouges”) bien que les relations avec ceux-ci soient tendues en raison de leur dirigisme. 

drapeau de la makhnovtchina
« Mort à tous ceux qui s’opposent à la liberté des travailleurs ! », drapeau de la Makhnovtchina (visible au musée de Houliaïpole) 

La Makhnovtchina surprend par son agilité et son inventivité militaire qui lui permettront de vaincre des ennemis bien plus nombreux. En particulier, elle remporte en septembre 1918 une bataille décisive contre l’Armée blanche qui contribue à la victoire de l’Armée rouge.
Ses prouesses sont d’autant plus impressionnantes que le fonctionnement de cette armée n’est pas des plus classiques, avec des commandants élus par les soldats eux-mêmes, principe qui ulcère Trotski, révolutionnaire russe bolchévique à l’époque dirigeant de l’Armée rouge. 

Makhno n’est que peu intéressé par les questions linguistiques et nationales. Son mouvement tente d’agréger paysans russes, ukrainiens, et juifs (il doit d’ailleurs lutter en interne contre l’antisémitisme de la paysannerie de l’époque) contre la bourgeoisie, en libérant chaque commune les unes après les autres. 

Combattants de la makhnotvchina
Groupe de combattants de la Makhnovtchina en 1921

Après les avoir utilisés et n’ayant plus besoin d’eux, en novembre 1920, le pouvoir bolchevique trahit les anarchistes ukrainiens et se retourne contre eux, les considérant comme une menace à abattre, en raison du projet révolutionnaire alternatif qu’ils portaient. 

La makhnovtchina, qui se battait déjà contre les tsaristes et contre la bourgeoisie ukrainienne, doit donc affronter son alliée d’hier : l’Armée rouge. 

C’est à cela que fait référence la chanson : 

Makhnovtchina, Makhnovtchina,

Armée noire de nos partisans.

Qui combattaient en Ukraine

Contre les rouges et les blancs

(…)

Qui voulait chasser d’Ukraine à jamais tous les tyrans 

En juillet 1921, la makhnovtchina, une des tentatives les plus poussées de réalisation concrète de l’anarchisme, est écrasée dans le sang par les bolcheviques. Commence pour Makhno une vie d’exil, qu’il terminera à Paris en 1934, après avoir travaillé comme ouvrier dans les usines Renault de Boulogne-Billancourt. Ce dernier dira  : « Le communisme que nous avons appelé de nos vœux suppose la liberté individuelle, l’autogestion, l’initiative et la créativité. (…) Nous avons tenté de construire une société reposant sur les principes anarchistes de non-violence, mais les bolcheviks (…) ont fait de la violence leur droit. »

Makhnovtchina à Paris
Makhno en exil à Paris en 1927 (à gauche) aux côtés d’Alexandre Berkman, autre grande figure du mouvement libertaire

La Makhnovtchina vit toujours

Au texte original, les Bérus ont ajouté dans leur reprise le couplet suivant qui conclut la chanson :

Que ce soit l’Armée rouge,

Les flics de Pretoria,

Malgré le sang qui coule,

Rien ne l’arrêtera,

À travers la toundra

Rien ne l’arrêtera.

C’est la Makhnovtchina

Rien ne l’arrêtera.

Celui-ci est par ailleurs chanté avec une grande détermination et est l’un des plus émouvants.
En apparence, il peut surprendre. Il est fait référence aux “flics de Pretoria”, la capitale sud-africaine, toujours soumis, à l’époque, au régime de ségrégation raciale de l’apartheid (qui prend fin en 1994). Le groupe dit également que “rien n’arrêtera” la Makhnovtchina, qui aurait même traversé la “toundra”, formation végétale qu’on trouve en Russie mais pas en Ukraine, alors même que la Makhnovtchina fut défaite en 1921, et sans jamais atteindre “la toundra”. 

Ce que nous dit en réalité Berurier Noir en ajoutant ce couplet qui tranche avec le ton uniquement nostalgique du texte original, c’est que la makhnotvchina n’est pas juste cette courte expérience ukrainienne réprimée dans le sang, elle est un espoir et un esprit de résistance et de liberté qui se poursuit, qui survit dans les luttes d’aujourd’hui et de demain.  La Makhnovtchina est largement ignorée des manuels d’histoire français, russes et ukrainiens. Vaincue, sa mémoire fut souillée et falsifiée par ses ennemis, d’abord assimilée par mépris à une “bande d’ivrognes”, puis à l’antisémitisme (que Makhno combattit, toute sa vie, par les armes), avant d’être condamnée à l’oubli.  En reprenant une chanson peu connue et en leur injectant toute leur énergie, leur rage, les Bérus ont participé à refaire connaître et exister cette courte expérience anarchiste qui voulait faire de l’Ukraine la base d’un communisme paysan, libéré de l’autoritarisme et de la bureaucratie.
Alors que l’Ukraine est encore une fois victime de l’impérialisme russe, et que le monde paysan souffre toujours de la domination des grands exploiteurs, la Makhnovtchina trouve aujourd’hui une résonance particulière.  


ROB GRAMS


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