Stupeflip c’est ce projet musical hybride, inclassable, parfois hip-hop, parfois punk, parfois variet’, incarné par le mystérieux King Ju (Julien Barthélémy) toujours greffé de sa cagoule sale. Refusant les maisons de disque et les concerts, les disques trop récurrents, rare et pas très aimable en interview, vivant au RSA dans le XIIIe arrondissement de Paris, il représente assez bien l’attitude anarchiste du “refus de parvenir”.
Dans son premier album sorti il y a plus de vingt ans, en 2003, sobrement intitulé Stupeflip, et surtout célèbre pour Je fume pu d’shit (bien connu de ceux à qui veut s’en prendre Dupond-Moretti…), figurait aussi une chanson tout à fait singulière, qui lui a permis souvent et un peu trop rapidement d’être rapproché des Berurier Noir : “À bas la hiérarchie”.
Un cri de rage contre l’organisation capitaliste du travail
Alors que le travail salarié nous vole l’essentiel de notre temps de vie, il est étonnamment peu présent dans l’art, que cela soit en littérature, au cinéma ou dans la musique. C’est bien celui ci dont parle “À bas la hiérarchie” et de son organisation capitaliste caractérisée par la division du travail : une division à la fois horizontale qui spécialise les tâches pour les rendre répétitives, inintéressantes et dénuées de sens, mais aussi verticale avec des armées de managers chargés de surveiller, contraindre et punir, bref la hiérarchie.
La précarité pour nous obliger à nous soumettre
Dès l’intro est évoqué un des statuts du travail les plus précaires qui soit et que nous avons évoqué à plusieurs reprises à Frustration : le stage.
“- Vous m’avez fait perdre une belle occasion de gagner un marché
Et vous m’avez coûté de l’argent. J’sais pas c’qui m’retient d’vous foutre à la porte
– Vous pouvez pas désolé, j’suis qu’un simple stagiaire, l’oubliez pas”
Sans aucun autre moyen de subvenir à leurs besoins, le travailleur et la travailleuse sont obligés de vendre leur force de travail :
“Y a l’boss qu’est vénère comme un boche
Il t’crache dessus, tu stress, c’est l’angoisse
Mais tu continues parce qu’il t’faut d’la caillasse
(…)
Payé au lance-pierre, t’as plus qu’à bouffer les restes”
Dans ce monde injuste, les pistonnés, c’est-à-dire les bourgeois, sont ceux qui s’en sortent le mieux :
“Mais qui t’es toi pour me parler comme ça
T’es placé par papa et tu t’crois plus fort que moi
Mais qui t’es toi pour me stresser comme ça
Et qu’est-ce qui te donne le droit d’te croire au-dessus d’moi
Tu t’crois supérieur parce que t’es mon supérieur”
L’aliénation au travail
“À bas la hiérarchie” évoque le sentiment humiliant de devoir nous soumettre aux ordres de managers toxiques pour gagner notre vie.
“Écrase-toi et mets ton orgueil au porte-manteau
Tout l’monde y pense, tout l’monde l’oublie
Personne se barre, tout l’monde subit”
“C’est l’biz’ qui prime, et ça t’fout la déprime
Tu veux en parler, mais jamais tu t’exprimes
S’faire prendre pour un con par des gens qu’on déteste”
La chanson évoque aussi d’autres rares références culturelles parlant du travail:
“Pense à Rosetta, à Ressources Humaines
Chaque fois que tu t’feras ken par c’putain d’système”
Rosetta, film des Frères Dardenne, raconte le combat d’une jeune ouvrière de 18 ans pour retrouver un travail, tandis que Ressources Humaines de Laurent Cantet, décrit la prise de conscience d’un étudiant en école de commerce venant faire un stage auprès de la direction de l’usine où son père ouvrier travaille depuis trente ans.
La laideur infinie de l’entreprise
Autre aspect évoqué par “À bas la hiérarchie” c’est l’esthétique immonde de l’entreprise, qui participe à en faire des espaces sans vie, tristes et déprimants.
“tu bosses 15 plombes sur un Macintosh, c’est moche”
“Harcèlement moral, ambiance carcérale
Espèce de connard qui s’habille super mal”
Dans le live à Tourcoing, défilent en arrière plan du concert des images illustrant les lieux et les cadres sans vie de l’entreprise
Le rêve d’une rébellion
Après avoir décrit avec colère la violence de la hiérarchie, la frustration de devoir se soumettre à des types minables profitant du petit pouvoir ridicule que leur donne une organisation arbitraire du travail, la chanson se transforme en véritable cri de rage vengeur.
“Tu t’crois supérieur parce que t’es mon supérieur
Espèce de bâtard, je vais t’péter l’postérieur
Et quand tu feras l’bouffon dans ta caisse de fonction
Fais gaffe, j’aurai peut-être scié la direction”
Elle assume pleinement sa fonction cathartique :
“Et même si la chanson, eh ben elle sert à rien
J’crois qu’ça fera du bien de gueuler ce refrain : À bas la hiérarchie”
Dans les concerts de Stupeflip (quand ils en faisaient encore) les spectateurs et spectatrices ne se faisaient pas prier pour “gueuler le refrain”
Les commentaires Youtube confirment cette fonction de chanson “qui fait du bien”, comme nous aimons aussi parfois le faire avec nos articles à Frustration.
Écouter “À bas la hiérarchie” dans ses écouteurs en allant au boulot ne change pas le monde mais nous rappelle que nous ne sommes pas dupes et que “notre rage n’est pas perdue”.
En bonus, le live à Tourcoing :
Rob Grams