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Dimanche soir, le Journal de France 2 a consacré son reportage central à un “nouveau phénomène” : le nomadisme numérique. Il s’agirait d’une tendance contemporaine consistant à aller travailler ailleurs, au soleil et dans un pays bon marché de préférence, comme la Thaïlande, où le reportage est mené. On y rencontre Laure, une parisienne de 43 ans, consultante dans le numérique. Attablée devant son Mac au beau milieu de la terrasse d’un hôtel en bord de mer, elle “prépare le lancement d’un nouveau produit pour une chaîne de Sushi”. Entourée par ses semblables, tous blancs – “certains sont traders, d’autres thérapeutes en ligne” – elle exulte. Pour elle, “c’est le paradis”. Depuis son bungalow, elle se dit “proche de la nature”, tandis qu’elle se sentait “déconnectée” dans sa grande ville.

“C’est formidable, explique-t-elle, elle peut “entendre le matin les pêcheurs qui partent travailler”, rendez-vous compte ! L’histoire ne dit pas si, comme ces parisiens qui s’installent à la campagne et font un procès contre le coq de la ferme voisine, Laure finira par signer une pétition pour déplacer le port de pêche loin des bungalows de consultants dans le digital. Pour l’instant, elle est encore au stade du “ils sont tellement vrais, ils sont pauvres mais heureux”, ce classique de “l’expatrié” bourgeois qui aime se donner bonne conscience en trouvant les autochtones formidables. Il n’empêche que la voix off précise bien que c’est avec les autres traders, thérapeutes en ligne et consultants en organisation que “l’entraide et la solidarité se crée”. Cet entre-soi semble formidable au journaliste qui nous dépeint ce bel esprit alors qu’il s’agit d’une bonne vieille conscience de classe, mais passons.

“Être proche de la nature” : version nomade numérique

France 2 ne parle pas, dans son reportage, des Thaïlandais, ni de la Thaïlande. C’est le décor qui compte, et les habitants, “si vrais, si simples”, en font partie. Il ne sera pas question de la bétonisation des côtes pour accueillir ces vagues d’européens friqués, ni des dégâts écologiques irréparables commis par le tourisme dans ce pays ces dix dernières années. Quand on passe sa vie dans des vols longs courrier pour mener sa vie de “nomade numérique”, on se fout probablement de l’avenir de la planète car vite, il y a un nouveau produit Sushi Shop à lancer.

La parole locale n’est donnée qu’à un français gérant “d’espaces de co-travail”, très content du coup de boost que l’épidémie mondiale a donné au “nomadisme numérique”. Vous voyez, des gens crèvent par milliers et les libertés individuelles ont disparu, certes, mais France 2 nous montre que des cadres dynamiques s’éclatent au bord de criques azur, tout n’est pas si sombre !

Sans yoga et développement personnel, le sous-bourgeois peut à tout moment s’effondrer psychiquement.

Un paradis pour sous-bourgeois ne serait pas complet sans sa prof de yoga. Sophie a renoncé, nous précise-t-on, à son poste à 3500€ net par mois à Paris pour venir s’installer ici. Un gros gros sacrifice pour apporter tant aux autres : “toutes les semaines, chaque femme aura un cours de yoga, une méditation, un exercice de développement personnel et une huile essentielle”, énumère-t-elle. “Tout ça vous le faites d’ici ?” demande le communicant – pardon, le journaliste. “D’ici, ou d’ailleurs, partout en fait”, répond-t-elle d’un ton rêveur. C’est ça le nomadisme numérique : des bourgeois et des sous-bourgeois vont diffuser leurs idéologies et leurs pratiques depuis chaque coin de l’univers.

Le reportage se termine sur l’une des nombreuses soirées “où se retrouve la communauté des nomades numériques”. Pardon, on ne dit plus colons ? Trop XXe siècle. Pas non plus “immigrés” ? Non, pour les blancs on dit “expatriés”. Et désormais, “nomade”, ce terme si joli, qui évoque les Touaregs ou les Lapons. Le Mac Book Air en plus.

Derrière ce bandana et ces tatouages se cache peut-être un consultant “nomade” : “et hop, on délocalise le service client en Roumanie !”

Bientôt, des connards friqués pourront organiser votre plan de licenciement depuis leur hamac en Thaïlande. La réunion de négociation se fera sur Zoom, et si le délégué syndical s’énerve un peu trop, ils pourront, une fois la caméra coupée, méditer en pleine conscience avec Sophie ou boire un Mojito végan avec Laure.

Nous sommes en février 2021. L’économie capitaliste entre en récession, les licenciements se succèdent par centaines de milliers, mais les plus riches ne subissent rien. Ils ont déjà reconstitué leurs profits, et les distribuent sous forme de salaires et de libertés à leurs fidèles toutous numériques, leurs contremaîtres cools, leurs consultants en bullshit digital. Et fidèle à sa tradition de donner majoritairement la parole aux bourgeois et sous-bourgeois, France 2 nous afflige de ce spectacle dégoûtant. “Réaliseras-tu un jour que c’est justement ce cool qui est haïssable?”, demande à ces journalistes et à ces cadres François Bégaudeau, dans “Histoire de ta bêtise”. Qu’au-delà de la violence sociale, c’est le coulis de framboise qui l’enrobe qui est obscène ?”

Depuis leurs plages de sable fin, Laure, Sophie et leurs semblables ne réalisent pas, ne veulent pas réaliser. Leur désir de “quitter les villes” pour se “reconnecter à la nature” n’est qu’une volonté de mettre à distance la société qu’ils brutalisent sans jamais la regarder en face. A nous de leur redonner la “pleine conscience”, et sans méditation, de la violence de leurs discours et de leurs actes.


Nicolas Framont