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Mardi 8 novembre, le média Disclose a révélé les liens entre la ministre de la Transition écologique Agnès Pannier-Runacher et une société d’investissement fondée par son père, haut cadre dans l’industrie pétrolière, et co-administrée par… ses trois enfants. La ministre n’a pas déclaré l’existence de cette société, contrairement aux obligations légales en vigueur depuis l’affaire Jérôme Cahuzac. Ce nouveau scandale de l’ère Macron révèle surtout les intérêts personnels de nos dirigeants. Spoiler : ce ne sont pas les nôtres, ni ceux de la planète.

1 – Qui est Agnès Pannier-Runacher ?

Seule sur scène, micro-casque à l’oreille, elle prône avec un accent bourgeois parisien caractéristique (celui qui comporte le fameux « e » prépausal, celui de « bonjour-han ») : « La fierté de travailler dans l’usine », décrit-elle à destination d’un ouvrier imaginaire, « pour qu’on dise que lorsque tu vas sur une ligne de production, c’est pas une punition. C’est pour ton pays, c’est pour la magie. » Qui est donc cette grande bourgeoise qui tutoie les travailleurs et leur parle du travail à la chaîne comme de l’atelier du père Noël ?

C’est la ministre déléguée à l’industrie. Agnès Pannier-Runacher s’y connaît en travail industriel (non) : fille d’un dirigeant de la société pétrolière Perenco ainsi que banquier d’affaires pour une banque suisse de gestion du patrimoine, elle n’a jamais quitté Paris de sa vie. Ses études sont celles de sa classe sociale : classe préparatoire, HEC, Sciences Po Paris, et l’ENA. Comme tous ses clones et son mentor Emmanuel Macron, Agnès Pannier-Runacher intègre l’Inspection des finances, ce corps prestigieux de la fonction publique qui forme des « super contrôleurs » de l’Etat… qui ont la fâcheuse habitude d’aller travailler dans le privé une fois leur super réseau constitué. Comme Macron, Pannier-Runacher va travailler dans le privé après avoir pourtant été directrice adjointe de la Caisse des Dépôts et Consignations, cette institution financière publique qui collabore étroitement avec les grandes entreprises françaises.

Une ministre de l’industrie qui avait vraiment une vision réaliste du monde du travail. Cliquez sur le lien pour visionner ce discours absolument délirant

Premier conflit d’intérêt, tout à fait légal au pays du capitalisme d’Etat : après avoir co-dirigé l’institution publique qui investit et soutient les entreprises privées, elle part travailler dans ce même secteur privé. On ne le répétera jamais assez : si les grandes entreprises capitalistes et banques raffolent des hauts fonctionnaires, ce n’est pas en raison de leur intelligence suprême mais de leur entregent et de leurs liens avec les autorités étatiques. Elle travaille pour le secteur automobile puis pour l’entreprise d’équipement pétrolier Bourbon. C’est le premier lien de l’actuelle ministre de la Transition énergétique avec le pétrole : elle y a travaillé comme administratrice et présidente du comité d’audit interne… ce qui ne lui pas permis, apparemment, de voir que l’entreprise corrompait des fonctionnaires africains pour échapper à des redressements fiscaux en Afrique, et s’épargner donc le paiement de ses impôts. Depuis, la société fait face à la justice pour « corruption d’agents publics étrangers » et s’enfonce dans la crise. Agnès Pannier-Runacher prétend n’avoir rien vu ni rien entendu, malgré sa position clef dans l’entreprise. Elle a trouvé la porte de sortie idéale en étant nommée secrétaire d’Etat en 2018.

Agnès Pannier-Runacher est une macroniste de la première heure. Elle a rencontré Macron à l’époque où il travaillait à l’inspection des finances et l’aurait trouvé « époustouflant », selon ses propres termes. Cette ex-collègue du nouveau président a bénéficié de ce copinage pour se tirer de l’affaire Bourbon en devenant donc secrétaire d’Etat chargée de l’industrie, ironie du sort pour l’administratrice d’une société corrompue et en faillite.

2 – Quelle a été son action politique ?

Comme secrétaire d’Etat puis ministre déléguée à l’industrie, elle s’est illustrée par une défense sans faille du secteur privé et de ses intérêts. Ainsi, pendant le confinement, c’est elle qui nous disait qu’il ne fallait pas bloquer les prix des masques pour ne pas « freiner l’innovation ». C’est elle qui défend avec ardeur la « baisse des impôts de production », une vieille revendication du MEDEF qui a été contentée cet automne dans la loi de finance : la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) va être supprimée à l’horizon 2024, soit un manque à gagner de 9 milliards pour le contribuables et surtout pour les collectivités territoriales qui percevaient cette contribution. Les patrons peuvent dire « merci Agnès », les collégiens et profs en doudoune en raison du manque de budget chauffage dans les établissements pourront aussi penser à elle.

Agnès Pannier-Runacher défend une écologie individuelle et inoffensive, qui fait comme si les riches n’étaient pas les plus pollueurs et que 100 multinationales n’étaient pas responsables de 70% des émissions de gaz à effet de serre mondiales.

Depuis mai dernier, elle est devenue ministre de la Transition énergétique. Ce nouveau portefeuille lui permet de tenir un discours qui peut faire trembler les géants du pétrole et du gaz (non) : « Je suis du côté de l’écologie des solutions, pas de l’écologie des illusions » répète-t-elle lors d’un de ses premiers interviews de ministre, sur BFM TV. Elle prône donc un Etat qui « accompagne les petits gestes ». Cette écologie individuelle et inoffensive, qui fait comme si les riches n’étaient pas les plus pollueurs et que 100 multinationales n’étaient pas responsables de 70% des émissions de gaz à effet de serre mondiales. Mais le problème, nous dit-elle, c’est « qu’on a pas forcément les bons réflexes : on va fermer la lumière en pensant qu’on a fait de grosses économies d’énergie et on va envoyer derrière un mail un peu rigolo à nos amis avec une pièce jointe, et on aura consommé beaucoup plus d’énergie ». TotalEnergies tremble.

En octobre dernier, elle défend la réquisition des personnels grévistes dans les infrastructures pétrolières, entraînant la fin de la grève à TotalEnergies.

Face à la hausse des prix de l’énergie, elle met en place avec le gouvernement le bouclier énergétique dont le principe est simple : contenir la hausse des prix en faisant payer le contribuable plutôt que les entreprises du secteur.

Comme ministre de la Transition écologique, Agnès Pannier-Runacher n’a pour l’instant mis en place aucune mesure contraignante pour les entreprises du secteur de l’énergie. La vision idéologique de l’écologie qu’elle défend est parfaitement alignée sur le discours des compagnies pétrolières et gazières, et a permis, par le financement public de la hausse des prix, le maintien de leurs marges et de leurs profits.

3 – Que lui est-il reproché ?

Le 8 novembre, le média Disclose a révélé l’existence d’une société civile de patrimoine nommée Arjunem et fondée par son père, ex-dirigeant du géant pétrolier Perenco. Au moment de la création de la société en 2016, les enfants d’Agnès Pannier-Runacher ont été associés à l’entreprise, dont ils sont co-administrateurs avec leur grand-père. Mais ils étaient mineurs : l’aînée avait 14 ans au moment de la création de la société. Agnès Pannier-Runacher n’a pas jugé bon de déclarer l’existence de cette société à la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie publique (HATVP), institution mise en place après l’affaire Cahuzac. Elle estime qu’elle n’a aucun lien avec cette société… dont ses enfants sont désormais actionnaires à 100%.

Mettre une société immobilière au nom de ses enfants pour des raisons fiscales est une pratique courante dans les classes aisées

Cette société civile de patrimoine est alimentée par des fonds provenant de sociétés basées dans des paradis fiscaux. Et les produits financiers qu’elle réalise grâce à ses placements sont déposés dans une banque au Luxembourg. Des informations qui n’ont pas pu échapper à la ministre. C’est le premier gros conflit d’intérêt : une ministre dont les enfants possèdent une société dont les fonds proviennent de paradis fiscaux, ce fléau qui fait perdre des milliards à l’Etat qu’elle est censée défendre et représenter. C’est évidemment nous prendre pour des imbéciles que de nous raconter qu’elle n’a pas de lien avec cette société. Mettre une société immobilière au nom de ses enfants pour des raisons fiscales est une pratique courante dans les classes aisées. C’est une annonce dans le Parisien qui nous éclaire le mieux sur cette pratique : « La Société Civile Immobilière (SCI) est une forme juridique de choix pour optimiser la gestion de la succession de son patrimoine immobilier. Elle permet de bien organiser la transmission d’un patrimoine immobilier au sein des membres d’une même famille, en permettant notamment de protéger les personnes les plus vulnérables au niveau du droit. La SCI présente également l’avantage de limiter le montant de l’impôt sur les successions grâce à une fiscalité très favorable. »

Encore une affaire mêlant corruption, pétrole et Pannier-Runacher

La société Arjunem ne se limite pas à l’immobilier, mais le principe est le même : passer par l’entremise de ses propres enfants (le plus jeune avait 4 ans au moment où il est devenu actionnaire de cette société…) pour alléger la fiscalité… Et, si l’on est ministre de la Transition énergétique, gommer ses liens directs avec des sociétés offshore et les intérêts d’un groupe pétrolier. Car oui, Disclose nous informe aussi que Perenco, dont papy Runacher reste un proche conseiller après avoir été cadre dirigeant, a investi également dans les fonds spéculatifs d’où provient le patrimoine de Arjunem. Cela fait beaucoup de lien avec le pétrole pour une ministre de la Transition énergétique, non ?

4 – Qu’est-ce que cette affaire dit du macronisme, de l’Etat et des géants pétroliers ?

Ce qui est reproché à la ministre est minime au regard de la portée réelle de cette affaire : elle n’a pas déclaré cette société à la HATVP, et c’est très très mal. Elle aurait dû déclarer ces liens et… c’est tout. Il n’y a rien d’illégal à faire partie d’un gouvernement tout en ayant toute sa famille bénéficiaire d’une industrie polluante. Après tout, c’est la règle chez les macronistes : vous vous souvenez de Muriel Pénicaud ? Ministre du Travail de 2017 à 2020, elle a mis en œuvre une réforme du code du travail particulièrement agressive et favorisant les licenciements. Or, quelques années plus tôt, elle était DRH de Danone et avait empoché 1,13 million d’euros en raison de la subite prise de valeur de ses stock options quand l’entreprise a annoncé les licenciements de 900 personnes… coordonnés par ses soins. Et ça n’a visiblement posé problème à aucune autorité morale qu’une fois ministre, elle rende encore plus facile ce genre de manœuvre.  

D’ailleurs, la suppression de la partie financière de l’impôt de solidarité sur la fortune a directement profité aux ministres qui l’ont encouragée : Muriel Pénicaud, encore elle, a ainsi économisé 62 000 euros par an grâce à cette mesure mise en œuvre par son collègue Bruno Le Maire en 2017.

On n’est jamais mieux servi que par soi-même

Désormais, on apprend donc que la ministre de la Transition énergétique, c’est-à-dire de la sortie progressive des énergies fossiles, possède, via ses enfants, un important pactole alimenté par les liens de son papa avec un géant pétrolier.

Honnêtement, qui est surpris ? Les ministres de l’ère Macron sont comme les hauts cadres d’un groupe privé : personnellement intéressés à la mise en œuvre de leur feuille de route. Chacune des lois qu’ils votent, ou qu’ils ne votent pas, dans le cas du pétrole, leur bénéficient ou bénéficient à leurs proches. 

En 2018, Elisabeth Borne était ministre des Transports, chargée d’arbitrer sur l’attribution de l’autoroute A79 à des sociétés privées candidates, parmi lesquelles Eiffage… alors qu’elle avait travaillé pour cette société dix ans plus tôt. Qui a obtenu la concession d’après-vous ? Eiffage évidemment !

Et que dire de Macron, dont la campagne de 2017 a été financée par des gros donateurs qui ont été tous bénéficiaires des premières lois de son gouvernement, comme nous l’avions détaillé à l’époque. 

Concernant Agnès Pannier-Runacher, comment imagine-t-on qu’une ministre dont le père et les enfants (faisons comme si ce n’était pas directement elle…) bénéficient de la manne pétrolière et des gains permis par les paradis fiscaux s’engage résolument dans une action écologique forte ? Qu’elle défende avec énergie les intérêts du contribuable au détriment de ceux des grands groupes ? Evidemment qu’elle vit dans un conflit d’intérêt permanent. 

Il n’y aura pas de transition énergétique tant que celles et ceux aux commandes seront des bourgeois dont la santé financière dépend de la survie de la filière pétrolière

Mais ce conflit d’intérêt existe au-delà de l’existence ou non de cette société de patrimoine. Tous nos dirigeants évoluent dans un conflit d’intérêt sociologique permanent : la Constitution leur donne comme objectif de penser d’abord à « l’intérêt général », mais leur parcours, leur mode de vie et leur appartenance de classe les lient intrinsèquement à des intérêts particuliers.

Il n’y aura pas de transition énergétique tant que celles et ceux aux commandes seront des bourgeois dont la santé financière dépend de la survie de la filière pétrolière. Il faut garder en tête que les bourgeois sont fascinés par l’argent : elle est le moteur de leur existence. C’est ainsi qu’ils se comparent, s’estiment, s’apprécient. Aussi, comment peut-on imaginer que les profits colossaux de TotalEnergies et de ses homologues ne soient pas une manne dont ils rêvent tous de se nourrir, tant qu’il y aura du pétrole et du gaz à pomper, partout sur Terre ?

Il n’empêche : quand votre ministre de la Transition énergétique est ex-administratrice de la société pétrolière véreuse Bourbon, que ses enfants possèdent une société financière alimentée par des fonds offshore amenés par leur papy cadre pétrolier, pendant que madame leur mère fait reposer la sortie des énergies fossiles sur la fin des « mails rigolos » tout en réquisitionnant le personnel gréviste de TotalEnergies, ne serait-il pas tant de mettre fin, par tous les moyens, à ce monumental foutage de gueule ?


Nicolas Framont


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