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Depuis le début de la semaine, l’ensemble des rédactions web et radio nous ont informé de la fermeture d’une trentaine de piscines municipales en France en raison de l’inflation des prix de l’électricité et du gaz : « Crise énergétique : une trentaine de piscines publiques fermées depuis lundi en France » titre aujourd’hui le Monde. « Inflation : une trentaine de piscines contraintes de fermer en France en raison de l’explosion des prix de l’énergie » a choisi France Info pour intituler son article sur le sujet. “Quand des piscines jettent l’éponge”, titre le 20h de France 2.

Le récit de la majorité des médias a été le même :  une trentaine de piscines municipales à Limoges, Montauban, Nîmes, Meudon… ont été fermées “pour une durée indéterminée” par le groupe privé qui les gère, Vert Marine. Ces piscines n’ont rien de la petite piscine municipale classique. Il s’agit le plus souvent de complexes aquatiques, avec des noms mi-marketing, mi-ringards (centre aquatique Nemausa à Nîmes, Océabul à Saint-Jean-de-Monts, etc.). Ce groupe est en délégation de service public avec des communes et des intercommunalités : ces dernières confient la gestion d’un équipement public à un prestataire privé. Malgré ce dispositif contractuel, qui comporte un cahier des charges, des horaires d’ouvertures et des tarifs négociés avec les autorités locales, sa direction a fermé les portes des installations municipales, sans prévenir personne, mettant fin, de fait, à un service public.

Les piscines étaient-elles vraiment “contraintes” de fermer ou s’agit-il d’un choix ? Dans leurs titres, les grands médias ont tranché avant même d’enquêter

A la radio, les reportages d’usagers déçus se multiplient, tandis que des maires plus ou moins irrités s’étonnent de la situation. Experts, journalistes, élus se succèdent pour dire tous la même chose : les piscines sont trop énergivores, le prix de l’énergie augmente donc Vert Marine n’a pas eu d’autres choix que de fermer ses portes.

Une entreprise “contrainte” par l’inflation, en est-on sûr ?

C’est même par altruisme et sens du service public que le groupe agit ainsi, à lire ce qu’en dit la presse. Le Monde précise que « la société exploitante Vert Marine a affirmé ne pas vouloir procéder à une multiplication des tarifs par trois. » C’est d’ailleurs ce qui est affiché sur les panneaux d’informations devant les piscines fermées, ce qui achève de convaincre un usager interrogé par France Info. Pour ce dernier, « ouvrir n’est plus viable économiquement. »

Thierry Chaix, le patron de Vert Marine, a tranquillement déclaré à France info avoir  « décidé de prendre une mesure d’urgence pour ensuite discuter et trouver une solution : par exemple fermer certains bassins dans les piscines, ou bien se rattacher au contrat des collectivités, qui touchent l’énergie moins chère que nous.” C’est ce qu’on appelle un gros coup de pression, voire du chantage. “On a voulu créer un électrochoc  afin de trouver des solutions pour passer le cap” admet carrément Thierry Chaix auprès du Monde. mais sur aucune chaîne un mot plus haut que l’autre n’est prononcé à l’égard du groupe. C’est vers l’État que les regards sont tournés, qui doit désormais proposer une solution.

Nulle part la question n’aura été posée : le groupe Vert Martine pouvait-il faire autrement que fermer les portes d’un service public au mépris de la délégation pour laquelle il était engagé ?

On a beau faire le tour des grands médias et des médias régionaux, nulle part la question n’aura été posée : le groupe Vert Martine pouvait-il faire autrement que fermer les portes d’un service public au mépris de la délégation pour laquelle il était engagé ?

Le récit médiatique est donc parfaitement favorable à la direction de Vert Marine car tout est raconté comme si une entreprise de sa taille n’avait d’autre marge de manœuvre que d’augmenter ses prix. Or, une entreprise peut, pour faire face à l’augmentation d’une charge, puiser dans sa trésorerie ou moins rémunérer ses dirigeants et ses actionnaires…

“Turnover important à cause de l’ambiance stressante et dévalorisante. Fuyez, ne tentez même pas”

N’est-ce pas un peu hasardeux, à l’heure où l’on sait que l’inflation est aussi lié à des choix opportunistes d’entreprises qui profitent du contexte pour augmenter leurs marges ? Doit-on croire sur parole un groupe privé qui ne respecte pas son contrat ? Pourquoi ne pas mettre Julien Courbet sur le coup, pour vérifier qu’il n’y a pas une arnaque quelque part  ?

Dans une enquête publiée le mois dernier, nos confrères du Monde Diplomatique ont exposé le modèle bien fragile des délégations de service public des installations aquatiques. En échange de tarifs réglementés, d’accueil de scolaires ou de clubs sportifs, les entreprises gestionnaires peuvent développer des offres commerciales profitables (sauna, espaces bien être, cours d’aqua-poney, etc.). L’article pointe les dérives de ce système qui se développe de plus en plus : personnel mal formé et recruté, arrangements financiers douteux avec les communes, maintenance technique qui laisse à désirer… Auxquelles il faut ajouter désormais la possible décision unilatérale de fermeture des piscines quand le gestionnaire s’estime financièrement lésé.

“Cette entreprise ne pense qu’à l’argent”

Qu’en est-il du groupe Vert Marine, à qui a-t-on à faire ?

Sur le site de recrutement Indeed, on trouve des avis d’anciens salariés qui permettent de comprendre que ce n’est pas que sur l’énergie que le groupe aime économiser : un ancien directeur d’exploitation parle de « salaire bas à tous les niveaux, pas de contrat forfait-jour, et pas d’heures supplémentaires payées ». Un ex-comptable du groupe parle quant à lui d’un « turnover important à cause de l’ambiance stressante et dévalorisante ». « Fuyez, ne tentez même pas », prévient-il. « Cette entreprise ne pense qu’à l’argent » lit-on encore. Quelques avis positifs, fort bien écrits, viennent tempérer les dizaines d’avis négatifs voire alarmistes laissés, ces derniers mois, par des ex-salariés. Les salariés de Vert Marine sont les premiers à payer les fermetures brutales d’installations : mis au chômage partiel, ils connaissent ce mois-ci une baisse importante de leur revenu (28% de net en moins en cas de chômage partiel).

Des dirigeants mêlés à des affaires de favoritisme 

Un article de 2017 publié dans Ouest France, illustré par les deux associés fondateurs posant devant leur château, décrit pourtant un groupe qui affiche « 3 à 3,5 millions d’euros de bénéfices annuels » pour un chiffre d’affaires de 100 millions d’euros. Il faut dire que cette année-là, ils avaient de quoi avoir le sourire : l’entreprise Vert Marine a versé 4,5 millions d’euros de dividendes à ses actionnaires au titre de l’exercice 2017. Même en 2020 où, pourtant les piscines ont été fermées administrativement de mars à juin, en novembre et en décembre, l’entreprise a vu son bénéfice net passer de 1,4 millions d’euros à 4,5 millions. 

Son secret ? L’engouement des intercommunalités pour les délégations de service public. On est sur du business à la française : le secteur public construit la piscine puis le secteur privé vient la gérer et en tirer profit. Thierry Chaix, PDG du groupe, n’est pas un constructeur. En revanche, il a été mis en examen en 2016 pour délit de complicité de favoritisme, pour avoir, nous informait Ouest France, « obtenu des renseignements sur les offres de ses concurrents par l’intermédiaire d’une société qui accompagnait les collectivités dans le cadre des procédures de délégations de service public. » Et ainsi parvenir à remporter l’appel d’offre.

Même en 2020 où, pourtant les piscines ont été fermées administrativement de mars à juin, en novembre et en décembre, l’entreprise a vu son bénéfice net passer de 1,4 million d’euros à 4,5 millions. 

En 2017, les deux dirigeants de Vert Marine, Thierry Chaix et Jean-Pascal Gleizes, ont été condamnés par la justice, avec interdiction de diriger une entreprise à la clef. Ils ont fait appel de cette décision et ont été relaxés en 2021.

Pourquoi l’ensemble des journalistes répètent-ils la version officielle d’un dirigeant ayant eu des déboires avec la justice ?

On pourrait nous répondre que toutes les rédactions de France n’ont pas le temps de creuser, et sont bien obligées de reprendre les informations les plus évidentes dont elles disposent. Sans recul face à la crise énergétique dont on nous rebat les oreilles, aucun journaliste n’a donc aujourd’hui interrogé la véracité des propos du PDG du groupe, la situation financière réelle de son entreprise ou encore la façon dont on y gère l’argent et les salariés. A l’heure actuelle, il est impossible d’affirmer, comme le fait France Info, que le groupe Vert Marine est “contraint” de fermer ses piscines, sauf à se baser sur une seule source, son patron. Mais l’éthique journalistique n’impose-t-elle pas de croiser les sources ?

Les délégations de service public au secteur privé, un deal plus que jamais “gagnant-perdant” pour le contribuable

Grâce à ce récit, le groupe Vert Marine est en train de parvenir à ses fins, grâce à des élus crédules ou complaisants : par exemple, la mairie de Rivesaltes annonce le 6 septembre que le “>« surcoût de la dépense d’électricité et de gaz serait pris en charge à parité donc 50% pour Vert Marine et 50 % pour la Commune » pour une réouverture de sa piscine municipale gérée par Vert Marine le 7 septembre. Les contribuables vont donc payer à la place de la direction et des actionnaires du groupe, au terme d’une manœuvre dont le monde médiatique mainstream s’est fait, par défaut d’esprit critique, complice.

Le secteur privé n’assume aucun risque, et fait appel au contribuable à la moindre petite secousse. Alors à quoi nous sert-il ?

L’affaire des fermetures des piscines municipales de Vert Marine n’interroge pas seulement notre modèle médiatique, bien prompt à relayer le point de vue patronal. Il met surtout en lumière le caractère hasardeux du modèle de délégation de service public : peut-on attendre d’un opérateur privé qu’il mène à bien sa mission ? Quand tout va bien et que cela rapporte, peut-être – les patrons de Vert Marine étaient bien contents d’afficher leurs millions annuels de bénéfices – mais quand les choses se gâtent, décidément, non. Le secteur privé n’assume aucun risque, et fait appel au contribuable à la moindre petite secousse. Alors à quoi nous sert-il ? Il est grand temps de changer de modèle.


Les questions soulevées dans cet article ne le sont généralement pas par la presse mainstream. Pourquoi ? Parce que son modèle économique impose à ses journalistes des conditions de travail dégradées, parce qu’ils sont sous pression financière d’acteurs étatiques ou privés, parce qu’ils ont des réflexes professionnels qui les incite à prendre pour argent comptant la parole officielle et patronale. Nous n’avons pas tous ces problèmes : Frustration est un magazine intégralement financé par ses lecteurs, ce qui garantit notre indépendance, notre liberté de ton et notre capacité à poser toutes les questions qui nous semblent importantes. Pour nous soutenir, c’est par ici :