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Les personnalités de droite – celles qui défendent les inégalités et l’accaparement des richesses par quelques-uns, entre autres – n’ont de cesse de se revendiquer du « réel » contre « l’idéologie » des personnes de gauche. Ces dernières seraient « utopistes », « hors-sol », ne connaîtraient rien de « la réalité du monde du travail », de ce que « vivent les Français » et de ce qu’ils veulent, tant qu’à faire. La droite serait quant à elle du côté du « bon sens », le monde injuste qu’elle nous propose serait le seul possible car il part d’une analyse « réaliste » du monde dans lequel nous vivons… Vraiment ?

Jeudi 17 octobre, j’étais invité sur la matinale de France inter pour participer au débat de 9h, un nouveau programme lancé cette année sur la chaîne de radio. Plusieurs millions de personnes écoutent cette tranche horaire chaque matin, ce qui me mettait une certaine pression. Comme toujours, j’ai relu fébrilement une partie de mon livre sur la violence au travail, j’ai vérifié sur le site certains chiffres (notamment la différence de salaire moyen entre les femmes et les hommes) pour me préparer à l’émission. Mon adversaire était Julia de Funès. Cette philosophe a écrit plusieurs livres sur le coaching et le management. Dans son dernier, La vertu dangereuse : les entreprises et le piège de la bienpensance au travail, elle explique que le management contemporain se préoccupe trop du bien-être des salariés, qu’il redouble de bienveillance et que la lutte contre les discriminations est allée trop loin. J’ai lu ce livre, reçu 48h plus tôt en PDF, avant l’émission de façon à savoir à qui j’avais à faire. Ce livre est étonnant : il est écrit avec l’assurance de quelqu’un qui n’a pas besoin de sourcer ses propos, ni même de donner le moindre exemple, pour les assener. Sa démonstration n’en est pas une : c’est une affirmation tranquille de choses qu’aucun fait ne vient étayer.

Dans son dernier livre, La vertu dangereuse : les entreprises et le piège de la bienpensance au travail, Julia de Funès explique que le management contemporain se préoccupe trop du bien-être des salariés, qu’il redouble de bienveillance et que la lutte contre les discriminations est allée trop loin.

La discussion en direct a consisté en l’affrontement de deux points de vue : le mien, qui est aussi celui de Frustration magazine, décrit une violence au travail ultra présente et générée par le capitalisme du fait de son fonctionnement de base – la division entre le capital et le travail, ou le fait que l’on travaille pour des possédants qui s’enrichissent ainsi, ce qui est particulièrement frustrant, on peut facilement en convenir. Nous disons aussi que cette violence se retrouve aussi en dehors de la sphère directe du capitalisme – par exemple les services publics, les associations – parce que tous les secteurs de la société ont été progressivement mais sûrement convertis à des logiques de rentabilité et de profit. Par conséquent, le discours managérial autour du « bien être » au travail est un enfumage destiné à masquer la violence, voire à l’encourager de façon encore plus pernicieuse. Par exemple, j’ai déjà visité des entreprises où, sous le prétexte de promouvoir une culture de la « bienveillance », il est interdit de critiquer trop ouvertement l’entreprise et la hiérarchie : pratique non ?

À Frustration, nous estimons aussi que le travail sous le capitalisme accentue et se nourrit du sexisme, du racisme et du validisme (discriminations et invisibilisation des handicapées) qui existent par ailleurs dans la société. Par exemple, une division raciale du travail est à l’œuvre – il suffit de prendre les transports en commun dans une grande ville à 5h du matin pour s’en rendre compte, ou de travailler dans le secteur de la restauration ou du BTP – et les femmes sont infériorisées par une série de stratégie de mise à l’écart (harcèlement sexuel, propos sexistes, dévalorisation et non prise en compte des contraintes familiales etc.). Je suis donc venu parler de cette situation, fort de l’appui de statistiques, de dizaines de témoignages reçus, d’études sur ces sujets, de ma propre expérience d’expert et formateur pour les Comités Sociaux et Économiques (CSE), ayant visité et étudié des dizaines d’entreprises ces dernières années… Bref, j’y allais avec la ferme intention de décrire la réalité telle qu’elle est.

Le discours managérial autour du « bien être » au travail est un enfumage destiné à masquer la violence, voire à l’encourager de façon encore plus pernicieuse. Par exemple, j’ai déjà visité des entreprises où, sous le prétexte de promouvoir une culture de la « bienveillance », il est interdit de critiquer trop ouvertement l’entreprise et la hiérarchie : pratique, non ?

Julia de Funès a déroulé quant à elle, durant tout le débat, une description de la réalité diamétralement opposée à la mienne. En vrac : la bienveillance prendrait trop de place, et il faudrait donc « oser la hiérarchie » (comme si nous vivions dans un monde peuplé d’entreprises autogérées). Les salariés seraient malheureux au travail à cause de la “bien pensance” : on ne peut plus rien dire, c’est ça qui nous mine (zéro mention de la stagnation des salaires, du sous-effectif chronique, de l’intensification du travail). Et enfin, elle a exprimé ce constat vraiment hallucinant, lunaire : « dans beaucoup d’entreprises, raconte Julia de Funès, on interdit à des Blancs de participer à des réunions de Noirs ». Même Nicolas Demorand est surpris et lui demande de donner des exemples. Sa réponse : « il y a eu des cas, c’est très connu médiatiquement ». Visiblement, il s’agit d’une confusion avec l’affaire des réunions non-mixtes du syndicat étudiant UNEF qui avait fait les choux gras de la presse de droite… il y a trois ans.

Le lendemain, en lisant les commentaires sur les réseaux sociaux, je m’attendais à un important tollé autour des propos de Julia de Funès. Comment peut-on affirmer quelque chose d’aussi insolite, sans la moindre preuve, devant des millions de personnes ? Comment peut-on passer sous silence le fait que la seule « non-mixité » qui existe dans le monde du travail se trouve au sommet des entreprises, dans les conseils d’administration ? Et puis d’où vient cette info ? Pourquoi en parler ? Pour valider sa thèse de base, qui est elle-même délirante quand on connaît la force du racisme et du sexisme : les hommes blancs de la hiérarchie seraient finalement les bien plus à plaindre.

Le concept de “bien-pensance” est l’exemple type d’un concept flou qui ne recouvre aucune réalité concrète et explicite, qui permet à la droite de se victimiser sans avoir à démontrer grand chose

Qu’importe : Julia de Funès est en Une du Figaro Magazine, de l’Express, son livre se vend comme des petits pains et de nombreux commentateurs estiment que son propos est brillant, réaliste. Bien sûr, sur le réseau social X comme ailleurs, son propos indigne à juste titre. Mais le mien aussi : les gens de droite sont outrés que l’on ose dire que le capitalisme ne permet pas d’épanouissement au travail, ce qui me semble être un constat vraiment pas révolutionnaire. C’est simplement la réalité vécue : la plupart des gens ne sont pas ravis d’aller travailler. Ils aimeraient faire autre chose, au moins gagner plus pour ce qu’ils font afin d’en compenser l’ennui ou la dureté.

Les gens de droite sont outrés que l’on ose dire que le capitalisme ne permet pas d’épanouissement au travail, ce qui me semble être un constat vraiment pas révolutionnaire. C’est simplement la réalité vécue : la plupart des gens ne sont pas ravis d’aller travailler. Ils aimeraient faire autre chose, au moins gagner plus pour ce qu’ils font afin d’en compenser l’ennui ou la dureté.

Mais certains me retirent le droit d’établir ce constat : pour l’élu parisien Aurélien Véron, je suis « sociologue, enseignant » (ce qui est faux mais pourquoi s’emmerder à vérifier) donc « fin de la blague ». À sa suite, des twittos de droite enragés relaient la vidéo de mon intervention en s’insurgeant : que connaît-il à la réalité du monde du travail ?” “Encore l’avis de quelqu’un qui n’a jamais travaillé de sa vie”. Je n’entrerai pas dans des détails biographiques mais je m’y connais pas mal, autant que la plupart des gens qui ont connu le salariat durant une bonne partie de leur vie et qui en captent bien vite les principaux mécanismes. Ces mécanismes ne sont d’ailleurs pas cachés : le fonctionnement du capitalisme n’est un mystère pour personne, c’est d’ailleurs bien le magazine Challenges qui nous parle chaque année de la fortune en constante augmentation des 500 familles les plus riches de France, mais la seule mention de cette réalité horripile les commentateurs de droite. 

Deux perceptions de la réalité sociale ?

À première vue, ce débat semble mettre en scène deux perceptions de la réalité. Il y aurait d’un côté une vision du monde de gauche – qui insisterait sur les rapports de domination – et de l’autre une vision de droite – qui donne le primat à nos actions individuelles et renvoie les rapports de domination à une attitude crispée, mauvaise, irréaliste qui tendrait pour rien les relations sociales, voire créerait les phénomènes qu’elle prétend combattre : l’antiracisme qui crée du racisme (anti-blanc), le féminisme qui crée du sexisme (contre ces pauvres hommes), l’analyse de la lutte des classes qui la crée de toute pièce alors qu’on pourrait juste bien s’entendre avec son patron.

Pourquoi aurions-nous ces visions différentes ? On pourrait évoquer nos parcours de vie par exemple :  Julia de Funès fait partie de la grande bourgeoisie parisienne, elle est mariée à un financier, elle fréquente des grands patrons, elle voit d’abord dans l’entreprise l’entrepreneuriat et le « projet collectif » et non les rapports de domination. Elle est une femme, certes, mais riche. Elle est blanche, ne doit pas s‘intéresser beaucoup aux rapports de domination et trouve qu’on en fait trop avec ça. Le colonialisme et la lutte des classes lui semblent des notions dépassées, et c’est d’autant plus facile de le dire qu’elle bénéficie de leurs effets. De mon côté, je ne suis ni racisé ni ne fait partie du sous-prolétariat mais je viens d’un milieu social de salariés du secteur privé et d’indépendant.e.s. Plus important, j’ai travaillé comme salarié, toujours en position subordonnée, dans le public, le privé et l’associatif. Comme le disent les commentateurs de droite sur X, j’ai « un problème avec l’autorité », c’est bien possible. Parce que j’ai une sensibilité de gauche, je me suis intéressé aux problèmes de gens différents de moi et c’est ainsi que j’ai pu progressivement sortir de la vision naïvement « universaliste » qui consiste à penser qu’en parlant des rapports de domination, on les crée ou les invente, et j’ai découvert l’histoire coloniale de mon pays, bien qu’il me reste beaucoup à apprendre. Bref, on pourrait se dire qu’après tout, de Funès et moi avons des visions différentes du monde et que c’est intéressant, dans le fond, « d’échanger » en bonne intelligence.

Nier la réalité sociale pour conforter ses privilèges

Mais ce n’est pas ce qu’il se passe. La droite intellectuelle et médiatique, soutien de la bourgeoisie, existe pour nier la réalité sociale. Car en documentant la réalité sociale, c’est bien le règne de la bourgeoisie que l’on met au jour. Et en mettant au jour ce règne, en montrant son fonctionnement, on met nécessairement en valeur son illégitimité. Par exemple, se pencher sur les 500 familles les plus riches de France – partir des informations données par le magazine on ne peut plus légitime Challenges -c’est remarquer qu’elles sont principalement composées d’héritier – alors que la bourgeoisie raconte en permanence qu’elle s’est faite toute seule. C’est remarquer que ce sont les hommes qui dirigent les groupes familiaux – alors que la bourgeoisie raconte que le féminisme, c’est dépassé. C’est noter que si les noms des entreprises ont souvent changé, une grande partie d’entre elles a prospéré et prospère encore grâce à l’exploitation d’infrastructures et de ressources naturelles en Afrique. Mais faire ça, c’est déjà trop pour la droite. C’est déjà “engagé”, “idéologique”, “totalitaire” : son travail est que l’on ne se penche pas trop sur tout ça.

Ce n’est pas simplement une faute de goût de la part de Julia de Funès de n’avoir aucune source dans son livre. C’est parce qu’elle n’en a pas. Des entreprises où les femmes noires ont pris le pouvoir sur les hommes blancs, ça n’existe pas. C’est comme les allocataires des minima sociaux qui gagnent plus que ceux qui travaillent, ça n’existe pas non plus.

Qu’est-ce qu’une vision de droite – ou bourgeoise – du travail ? C’est une vision qui, par exemple, nie complètement les rapports de domination. Par exemple, Julia de Funès dit “collaborateur” à la place de “salarié”. Pourquoi dire les choses ainsi ? Parce que cela permet d’éviter de parler du lien de subordination entre un patron et son salarié. Pourtant, ce lien existe, il est écrit noir sur blanc sur le contrat de travail et dans le règlement intérieur de toutes les entreprises. Pourquoi le nier ? Parce qu’il est toujours plus facile de régner sans rappeler les causes de son règne. Car les dominations n’ont jamais de cause : ce sont toujours des vols, des agressions. Ce n’est qu’a posteriori que la pensée bourgeoise, la pensée de droite, viennent raconter des histoires pour naturaliser, légitimer, rendre acceptable et normal cet état de fait. Ce n’est pas simplement une faute de goût de la part de Julia de Funès de n’avoir aucune source dans son livre. C’est parce qu’elle n’en a pas. Des entreprises où les femmes noires ont pris le pouvoir sur les hommes blancs, ça n’existe pas. C’est comme les allocataires des minima sociaux qui gagnent plus que ceux qui travaillent, ça n’existe pas non plus. Dans les entreprises actuelles, c’est le sexisme qui domine, pas les hommes qui ont peur d’être accusés à tort de violences sexuelles. La majorité des femmes victimes ne parlent pas. Mais pourquoi donc des milliers de gens vont spontanément adhérer aux mensonges – car ce sont des mensonges – qui disent l’inverse ? Pourquoi les propos de Julia de Funès ne la décrédibilisent-ils pas vis-à-vis des journalistes et de son lectorat ?

Parce que pour continuer à régner, les dominants doivent prétendre qu’ils ne règnent pas. Pire : que ce sont les dominés qui règnent sur eux, que ce sont eux qui sont à plaindre, que c’est eux qu’il faut protéger, conforter, aider à prospérer. La droite accuse la gauche d’adopter une « posture victimaire » mais c’est elle qui se victimise en permanence : les riches qui paient trop d’impôts, les Blancs victimes du grand remplacement, les hommes qui ont peur d’être « cancel » pour un procès injuste mené par des femmes… Ce sont des situations fictives mais qui, parce qu’elles sont répétées et occupent l’espace médiatique, sont gonflées artificiellement de telle sorte qu’elles prennent l’apparence d’une réalité. Julia de Funès se trahit magnifiquement lorsque pour seul argument elle dit “c’est très connu médiatiquement”. Car effectivement, des médias – ceux de Bolloré principalement – répètent à l’envie que les bourgeois blancs en SUV sont persécutés. Et à force que cette non-information soit reprise dans l’entre-soi journalistique, elle en devient une. La bourgeoisie crée des automatismes de pensée qui équivalent progressivement à la réalité. Et ce, alors même que tous les faits s’y opposent.

La “post-vérité” est intrinsèquement bourgeoise

Un autre exemple : “la dette publique que nos enfants devront payer” est devenu un discours ultra récurrent de justification des politiques bourgeoises. Quoi de plus “réaliste” que de pousser à rembourser une dette, pendant que nous autres irresponsables voudrions la creuser indéfiniment ? Quand on comprend que ce discours est entièrement mensonger, que le remboursement de la dette ne pèse pas sur le budget de l’Etat car il s’endette à nouveau du montant nécessaire, et indéfiniment (on dit qu’il “roule sa dette”) et que ce sont seulement les intérêts que l’on paye, on saisit la duplicité des politiques bourgeois. Ils profèrent un discours dont ils savent qu’il est faux. Ils savent aussi qu’il y a d’autres façons d’équilibrer un budget que le leur – détruire les services publics, la protection sociale et exonérer d’impôts les actionnaires – mais font comme s’ils décrivaient une seule réalité. Le rêve de la bourgeoisie est de transformer la discussion politique en discussion technique. Il n’y aurait ainsi qu’une seule solution à un problème économique et social – celle qui conforte leurs intérêts. Mais en creusant un peu, en mettant à jour les intérêts derrière les discours, bref, en montrant le caractère idéologique de ce genre d’affirmation “technique” mensongère, on tue dans l’œuf ce processus.

Il n’y a donc pas deux interprétations concurrentes de la réalité. Il y a d’un côté le camp de celles et ceux qui mettent à jour la réalité sociale et en parlent, et de l’autre celui de celles et ceux qui la nient, la déforment, la retournent en permanence. C’est leur métier : l’aisance de Julia de Funès montre qu’elle n’en est pas à son premier méfait.

La « post-vérité » a été associée aux outrances de Donald Trump, alors que c’est une valeur historique de la bourgeoisie européenne. Le processus de colonisation du monde s’est systématiquement accompagné de ces mensonges. Encore aujourd’hui, la colonisation et la destruction de la Palestine et du Liban s’accompagnent de ce procédé : ce seraient les Israéliens les vraies victimes, ils auraient « le droit de se défendre », et nous aurions le devoir de les protéger des populations qu’ils affament, bombardent, torturent et violent, car ce sont en fait eux qui souffrent le plus, en dépit des apparences. Le cas israélo-palestinien est symptomatique : si les défenseurs des populations massacrées doivent se battre pour que la réalité ne soit pas occultée par les médias dominants – qui disent par exemple “sont morts” au lieu de “ont été tués/assassinés” quand ils parlent des victimes palestiniennes – les défenseurs de l’armée coloniale inventent régulièrement des faits de toute pièce.

Il n’y a donc pas deux interprétations concurrentes de la réalité. Il y a d’un côté le camp de celles et ceux qui mettent à jour la réalité sociale et en parlent, et de l’autre celui de celles et ceux qui la nient, la déforment, la retournent en permanence. C’est leur métier : l’aisance de Julia de Funès montre qu’elle n’en est pas à son premier méfait. Sa décontraction montre qu’elle n’en éprouve pas le moindre scrupule. Elle évolue dans un monde où « le bon sens » c’est effectivement de considérer pour acquis ce qu’elle raconte sans donner le moindre exemple concret. Julia de Funès contribue au fonctionnement de l’idéologie bourgeoise, c’est sa fonction. 

« Idéologie » est en terme qu’on l’on associe souvent au fait d’avoir un propos engagé – « vous êtes dans l’idéologie alors que moi je vous parle du réel », aiment dire les politiciens bourgeois. Mais ce n’est pas ça du tout : on est dans l’idéologie quand on confond sa propre vision du monde – conforme à ses propres intérêts – avec la réalité. Les patrons disent qu’ils « offrent » du travail parce qu’ils le volent, via l’exploitation. Les colons racontent qu’ils sont victimes des exactions des colonisés parce qu’ils en commettent eux-mêmes chaque jour. L’idéologie bourgeoise, c’est celle d’une classe dominante qui n’assume pas de l’être. Pour beaucoup, cette idéologie imprègne tant leur existence qu’ils ne savent même plus qu’elle diffère de la réalité. Pour d’autres, notamment les principaux producteurs de cette idéologie comme Julia de Funès (ou Nicolas Bouzou, ou Cyril Hanouna, Caroline Fourest ou Raphaël Enthoven), la mauvaise foi est omniprésente dans leur rapport à la réalité : ils la tordent en permanence dans le sens des intérêts de leur classe sociale et savent bien, dans le fond, quelle saloperie ils commettent. Mais je pense qu’ils aiment ça, qu’ils en retirent un certain plaisir car cet acte leur donne du pouvoir et une place dans la société bourgeoise.

« Idéologie » est en terme qu’on l’on associe souvent au fait d’avoir un propos engagé – « vous êtes dans l’idéologie alors que moi je vous parle du réel », aiment dire les politiciens bourgeois. Mais ce n’est pas ça du tout : on est dans l’idéologie quand on confond sa propre vision du monde – conforme à ses propres intérêts – avec la réalité.

Le réel est révolutionnaire 

« Le réel est révolutionnaire » est un slogan de Mai 1968 qu’il est nécessaire de réactiver. Décrire la réalité devient plus que jamais une arme essentielle contre la classe dominante. Car le règne de la bourgeoisie est de plus en plus intolérable. Sa puissance financière, sa nuisance écologique, l’absence de viabilité à long terme du système capitaliste qui l’enrichit font d’elle un animal blessé. Blessé aussi parce qu’aucune des fictions qu’elle ne crée pour justifier son pouvoir ne tient bien longtemps. Comme le montre le sociologue Vincent Tiberj dans un livre passionnant publié il y a quelques semaines, La droitisation française, mythe et réalités, si les idées de droite saturent l’espace médiatique, la société française évolue plutôt vers des idées de gauche. Malgré Hanouna, malgré Zemmour, malgré le RN, elle est de plus en plus ouverte sur le monde et progressiste sur ses mœurs. Malgré le Figaro, malgré Julia de Funès, malgré Macron, elle a des attentes de plus en plus sociales et de moins en moins capitalistes. Si cela ne se traduit pas clairement dans le vote, si une frange particulièrement à droite de la population s’exprime avec toujours plus de force, c’est parce que la majeure partie de la population est déconnectée du rapport politicien à sa réalité sociale.

La bourgeoisie, comme tout animal blessé, est affaiblie mais particulièrement dangereuse et agressive. C’est pourquoi elle déploie tous ses moyens pour propulser, tous les quatre matins, une nouvelle vision mensongère de la réalité sociale. Et avec un certain culot, il faut le reconnaître : mettre en couverture de tous ses magazines une philosophe qui explique que le monde du travail est devenu trop bienveillant, à l’heure des soignantes exténuées, des plans de licenciements continuels, de la conclusion accablante du procès France Telecom et de l’ubérisation du travail, il faut oser ! Mais elle tente de nous sidérer, en saturant notre espace et en nous assurant que partout autour de nous, les gens pensent comme elle. Et que par conséquent, rien ne sert de se battre pour parler de la réalité telle qu’elle est, et encore moins de vouloir la transformer.

Malgré ce chantage, malgré ces discours, malgré les moyens et l’audience de ceux qui les tiennent, il faut se le dire et se le répéter : quand bien même les mensonges bourgeois saturent les ondes, la réalité est de notre côté.

C’est le vertige que j’ai ressenti face à Julia de Funès. Son aplomb à proférer de purs mensonges me renvoyait à mes propres doutes lorsqu’il s’agissait simplement de décrire la réalité. Quand on est de gauche – ce qui veut dire, pour nous, nommer les rapports de domination et vouloir y mettre fin pour enrichir l’expérience humaine – la confiance n’est pas notre fort. Décrits comme des utopistes, des doux rêveurs, d’infâmes donneurs de leçon, nous pouvons aisément penser que nous menons un combat d’arrière-garde. D’ailleurs, les éditocrates nous le répètent : si la gauche veut gagner, il faut qu’elle devienne “réaliste”. Avec Raphaël Glucksmann aujourd’hui, Manuel Valls hier, Michel Rocard avant-hier, il faut qu’elle renonce à son analyse du capitalisme et de la lutte des classes pour se convertir à la seule réalité possible et agir en conséquence : préserver et conforter le règne de la bourgeoisie. 

Malgré ce chantage, malgré ces discours, malgré les moyens et l’audience de ceux qui les tiennent, il faut se le dire et se le répéter : quand bien même les mensonges bourgeois saturent les ondes, la réalité est de notre côté. Cela ne garantit ni la victoire ni le succès. Mais c’est un bon point de départ pour lutter.


Nicolas Framont


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