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C’est la proposition qui semble faire consensus, celle qui est mise en avant par l’ensemble des éditorialistes comme signe de bonne volonté du gouvernement : « prendre en compte la pénibilité pour partir plus tôt à la retraite », quelle bonne idée, sociale et de bon sens !  Ce serait la « clef pour sortir du conflit » nous dit-on. La CFDT applaudit, plusieurs syndicats approuvent.

En quoi cela consiste-t-il ? Avec la “réforme” des retraites du gouvernement de Macron, tout le monde partira à la retraite plus tard et avec des pensions en moyenne plus faibles, car calculées sur l’ensemble de la carrière et non les meilleures années… mais certaines et certains pourront peut-être partir plus tôt car leur vie professionnelle est pénible ou, comme préfère dire Macron qui n’aime pas le mot de pénibilité, « difficile ». Comment ça peut marcher ?

Développer un dispositif qui existe déjà… et qui ne marche pas

En fait, il s’agit de développer un dispositif qui existe déjà : lâché par Sarkozy comme mesure de compensation de sa réforme de 2010 puis développé par Hollande, c’est une usine à gaz qui a jusqu’à présent fait la preuve de son inefficacité. Concrètement, la pénibilité de votre travail est mesurée par votre employeur tout au long de votre carrière, en fonction d’une série de critères définis d’en-haut, et chaque salarié accumule des points au sein d’un Compte Professionnel de Prévention, également nommé “C2P”. En théorie, cela permet d’obtenir en fin de carrière, selon le nombre de points accumulés, une formation pour se reconvertir ou bien un départ anticipé à la retraite. Bingo ?

Pas vraiment. Ce dispositif, présenté comme LA solution miracle pour épargner de l’impératif contemporain de bosser le plus tard possible toutes celles et ceux qui se pètent le dos, les poumons et les tendons, n’a permis qu’à 402 salariés de partir en départ anticipé entre 2015 et 2017. Vous avez bien lu : 402 en deux ans. Ce chiffre ridicule s’explique en partie par le fait que les entreprises ont en fait massivement sous-déclaré l’exposition de leurs salariés, car le MEDEF et la CPME, les deux principales organisations patronales, luttaient contre le dispositif depuis sa création. Du coup, selon la Caisse nationale d’assurance-vieillesse, en 2016, seul un tiers des salariés exposés à des risques avait été déclaré. 

Développer un dispositif qui a été démantelé… par ce même gouvernement.

En 2017, quand Macron est arrivé au pouvoir, il a immédiatement répondu aux critiques du MEDEF et de la CPME. Durant sa campagne il prononçait sa fameuse phrase « je n’aime pas le mot de pénibilité car il induit que le travail est une souffrance », puis, trois mois après son élection, il vidait le Compte Professionnel de Prévention de sa substance lors de l’adoption des ordonnances réformant le code du travail. Depuis cette loi, le port de charges lourdes, les postures pénibles, l’exposition à des vibrations mécaniques ou à des agents chimiques ne sont désormais plus considérés comme des facteurs de risque rapportant des « points de pénibilité », alors qu’ils concernent près de 30% des salariés. Ensuite, cette loi prévoit désormais qu’afin que sa pénibilité soit reconnue, il faut être… déjà malade : 10% d’invalidité est requis pour en bénéficier. Pas de bras, pas de chocolat. Et, cerise sur le gâteau, le seul contre-pouvoir salarial spécialisé dans la mesure et l’alerte sur les risques pour la santé des salariés, le CHSCT, a été supprimé par Macron (fusionné avec le Comité d’Entreprise avec un nombre d’élu global en baisse) et son droit d’expertise en la matière a été fortement réduit (auparavant financé entièrement par l’entreprise, il doit l’être désormais à 20% sur les fonds propre de l’instance du personnel). Du coup, l’employeur est le seul juge de la pénibilité dans la plupart des entreprises.

Pour répondre aux « concessions » actuelles du gouvernement sur la pénibilité, on peut commencer par dire que c’est plutôt gonflé de la part de ceux qui ont tué dans l’œuf un dispositif déjà timide de le présenter désormais comme une solution de sortie de crise, un « geste » en direction des syndicats et une preuve de respect des travailleurs en grève. Mais ce n’est pas le seul problème du retour de la “pénibilité” dans le débat.

Le niveau actuel du débat sur la pénibilité au travail

Mesurer la pénibilité : une logique paternaliste et individualiste

La notion de pénibilité est une invention néolibérale et bourgeoise dans laquelle se sont engouffrés la plupart des syndicats parce qu’ils se sont dit qu’il y avait sans doute des miettes à y gagner pour les travailleurs (et que les miettes, à l’âge des régressions sociales, ça vaut son pesant d’or). C’est pourtant un virage total par rapport à leur histoire. Les fondateurs de la Sécurité sociale n’évoquent par exemple jamais, dans leurs textes, la notion de pénibilité ou une quelconque logique similaire. Ambroise Croizat, ministre-ouvrier communiste fondateur de la Sécu a réclamé que la retraite “ne soit plus l’antichambre de la mort mais une nouvelle étape de la vie” et pas seulement pour ceux qui sont déjà malades ou qui souffrent vraiment trop : pour tout le monde.

Le mouvement ouvrier n’a jamais cherché à distribuer les bons et les mauvais points de souffrance au travail entre ses membres, pour définir qui aurait droit à quoi. Quand on travaille, on sait bien que la souffrance varie d’une personne à l’autre, que nos corps et nos esprits peuvent encaisser plus ou moins bien, et qu’on ne cherchera pas à en sauver quelques-uns pour continuer à laisser les autres en baver. On se battra tous pour la même chose, quand le patronat cherchera à en donner plus au plus méritant, au plus loyal… et désormais au plus souffrant – selon ses propres critères et sa propre sensibilité. Car la logique de la reconnaissance de la pénibilité est une logique individualiste et paternaliste : chacun peut tenter de faire valoir ce que le travail a fait à son corps, mais il doit le faire dans son coin et en demandant aux patrons et aux médecins de le mesurer pour lui.

Or, définir la pénibilité est un débat politique et de classe. Les bourgeois et les possédants chercheront toujours à minimiser le mal que le travail fait aux gens quand ils sont exploités. De Luc Ferry, qui ne comprend pas qu’un cheminot ne conduise pas un train à 70 ans alors que lui conduit au même âge une voiture de course, à Macron, qui a la phobie du mot lui-même, les bien nés n’ont ni capacité ni volonté de comprendre la pénibilité du travail. Ils n’y ont tout simplement pas intérêt car l’objectif de la bourgeoisie est que nous travaillons plus vite et plus longtemps, à moindre coût. Ils sont par essence les plus mal placées pour définir et mesurer les dégâts qu’ils provoquent. Demander aux entreprises de mesurer la pénibilité auxquelles elles exposent est aussi pertinent que de demander aux chasseurs d’évaluer la souffrance animale ou à l’IGPN d’enquêter sur les violences policières.

Ne laissons pas les bourgeois distribuer les bons et les mauvais points de la souffrance au travail

Mesurer la pénibilité de façon neutre et rigoureuse relève de l’illusion technicienne. On veut nous raconter que “si on se met tous autour de la table” et qu’on convoque deux trois spécialistes on pourra y parvenir. Des dégâts de l’amiante aux effets du burn out, la reconnaissance des maux du travail a toujours été un combat politique acharné que les travailleurs gagnent rarement quand il se situe uniquement sur le terrain médical.

Refusons la prise en compte de la pénibilité. N’acceptons pas que des médecins et des patrons décident qui de Monique, caissière depuis 45 ans ou Jean, cadre moyen harcelé en continue depuis 10 ans, souffre le plus (le cas de Michel, policier, étant réglé par avance en sa faveur). Partons tous plus tôt, vivons tous mieux, battons-nous collectivement pour être le moins exposés possible à l’exploitation folle des possédants, mais ne laissons pas les bourgeois hiérarchiser nos souffrances, distribuer les bons et les mauvais points du mérite pour distinguer qui de nous aura le droit de ne pas subir les poings de leur retraite. Refusons cette manœuvre grimée en cadeau et assumons nos fondamentaux : la seule reconnaissance de la pénibilité qui vaille, c’est celle du travail exploité. La seule prise en compte qui marche est celle de son abolition.

> Retrouvez ici notre enquête sur la lutte du grand patronat contre la santé au travail