logo_frustration
U

Les campagnes successives des européennes et des législatives, décrétées par Emmanuel Macron à l’appel de l’extrême droite, invitent apparemment à l’union de notre camp social et à la réflexion politique. Elles invitent aussi à prendre la mesure de la progression de l’extrême droite et de nos forces à gauche. Nous ne sommes pas majoritaires dans le pays, mais nous représentons encore un tiers du corps électoral dans une période où la propagande visant à diaboliser nos représentants fait rage. Ces aspects nous éloignent de la démoralisation ou de la démobilisation et devraient plutôt nous galvaniser.

Selon moi, deux éléments d’importance ont émergé de notre camp depuis trois semaines : l’attention portée au problème de la gratuité scolaire (dont il faudra discuter plus longuement ailleurs) et la nécessité de regagner la bataille idéologique dans les territoires ruraux. Les résultats de Fabien Roussel et François Ruffin ont démontré que la stratégie visant à s’éloigner de la « radicalité » ou de la figure de Jean-Luc Mélenchon ne produisait pas les effets attendus. Ils permettent de penser que, dans les campagnes comme dans les quartiers populaires, la seule ligne payante est celle d’une gauche décomplexée, comme pourrait le dire Nicolas Sarkozy. Ainsi, on a vu plusieurs appels publics à avancer la lutte dans les campagnes. Le thème apparaît ainsi dans l’entretien d’Olivier Besancenot et Ugo Palheta pour Hors-Série et dans celui que Benoît Coquard a accordé à Frustration.

J’aimerais partager ici quelques éléments de réflexion issus de mon expérience  de militant de gauche dans un territoire rural traditionnellement de droite en train de glisser peu à peu vers l’extrême droite

1. Géographie sociale rapide de la circonscription

J’habite la deuxième circonscription de la Manche, qui s’étend du Mont-Saint-Michel à l’ouest au canton de Barenton à l’est, et de Granville au nord à Saint-James (les tricots) au sud. Un territoire partagé entre une enclave côtière relativement urbanisée et surtout bourgeoise (un espace rural dit « attractif ») et un espace plus agraire, plus vieillissant et plus fragile du point de vue économique. Il ne s’agit donc pas tout à fait du même type de terrain que celui qu’étudie Benoît Coquard, les  « campagnes en déclin », même si certains aspects sont partagés. Ainsi, en s’éloignant de la côte, ou en s’éloignant de quelques kilomètres de la circonscription pour traverser le marais qui occupe le centre du département, on peut très bien découvrir, sans verser dans le misérabilisme, des espaces qui partagent certaines des caractéristiques décrites par Benoît Coquard comme :

« le délabrement des centres-bourgs, la consommation d’héroïne chez les jeunes adultes […], le démantèlement du système de santé, le manque criant de médecins et l’arrivée de praticiens roumains pour les remplacer, les fermetures de classes, etc. »

Chez moi, les écoles, d’abord méthodiquement rassemblées en Regroupements pédagogiques intercommunaux, ferment sans bruit, les urgences pédiatriques sont parfois fermées le weekend, l’hôpital n’a pas de médecin le 25 décembre, et les pompiers reçoivent des formations à l’accouchement pour faire face aux naissances sur les routes de plus en plus nombreuses (le département ne compte plus que trois maternités). Vivre sur la bande côtière attractive devient aussi de plus en plus difficile pour les classes populaires dans un contexte où les locations sont rares et le mode privilégié d’accès à l’habitat est la propriété. Et si la population ne s’effondre pas, la jeunesse semble aussi partagée entre ceux qui restent et ceux qui s’éloignent, parfois temporairement – comme cela a été mon cas avant de revenir vivre sur la côte -, ou définitivement.

2. La voiture, la nuit, le nombre

Pour la première fois, cette année, le RN était présent au second tour des élections législatives dans ma circonscription. Sa candidate faisait face à Bertrand Sorre, député LREM élu pour la première fois en 2017, qui a donné sa voix à la Loi n°2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration (sic), dite Loi Immigration intégration asile, participant ainsi à acter l’alliance de fait entre la Macronie et le Rassemblement National en offrant une victoire idéologique à ce parti raciste. On a donc dû supporter la mise en scène de l’opposition factice entre les représentants de deux partis alliés de fait afin d’autoriser une grande partie des électeurs de l’un à le choisir d’abord par refus de l’autre.

Benoît Coquard montre bien qu’au-delà des affects racistes, la recherche du conformisme, de la respectabilité, et la détestation d’Emmanuel Macron sont des mobiles puissants du vote RN dans les classes populaires rurales. Il rappelle aussi qu’on assiste depuis les années 1950 à :

« Un bouleversement profond des logiques d’appartenances en milieu rural. D’une vie sociale rattachée à une localité, on passe à un rapport beaucoup plus large à l’espace environnant. Concrètement, le « ici » désigne davantage des cercles d’interconnaissance qu’un lieu précis ; l’espace connu et utilisé, c’est celui où l’on connaît du monde. »

Ce qui fait l’espace et dessine l’horizon des choix politiques possibles, c’est avant tout l’interconnaissance et la cohérence avec un mode de vie digne souvent caricaturé dans les médias et dans certains discours de gauche. Loin des clichés, Benoit Coquard montre que :

« La sociabilité de ces campagnes en déclin continue d’être intense et vitale. Car, justement, elle permet à un style de vie populaire basé sur l’interconnaissance, l’autonomie, la camaraderie, l’hédonisme, de se perpétuer par-delà des changements structurels globaux qui pourraient le fragiliser. »

C’est ce mode de sociabilité qui met en difficulté les militants de gauche, bien plus que leur proposition qui répond à des besoins réels des habitants des campagnes, notamment le retour de services publics de proximité engageant des relations interpersonnelles. D’autre part, l’éloignement géographique et le manque d’infrastructures, notamment de transport en commun, rendent le recours à la voiture omniprésent, ce qui implique un effort relativement important, et donc un certain niveau d’engagement, quand le déplacement a pour motif une réunion politique.

Notre problème ne tient donc pas tant au contenu programmatique du discours que nous portons, mais plutôt à la difficulté de le rendre audible, avec toute la dimension physique que cela peut avoir.

Pour le dire autrement, ce n’est pas du tout la même chose de faire 20 minutes de route en voiture, souvent seul, en anticipant un retour de nuit, pour se rendre à une petite réunion publique réunissant 15 à 20 personnes dans une salle préfabriquée ; et de faire trois quarts d’heure de métro pour assister au meeting d’un orateur national avec 3000 personnes.

Notre problème ne tient donc pas tant au contenu programmatique du discours que nous portons, mais plutôt à la difficulté de le rendre audible, avec toute la dimension physique que cela peut avoir. Comment se faire entendre quand tout le monde vit « à 20 minutes » et peut légitimement préférer passer une soirée tranquille, en famille, avec des ami.e.s ou des amant.e.s, ou devant un match, que de se taper une heure de route pour une réunion ? Et comment faire connaître nos propositions sans les voir déformées par le filtre médiatique si on ne peut espérer réunir que des militantes et des militants déjà convaincus ?  

2. Cesser de voter à gauche pour tirer au centre

Ce ne sont donc pas les propositions programmatiques, ou notre antiracisme qui nous empêchent de convaincre, c’est l’écran médiatique et les modes de sociabilités qui reposent sur l’interconnaissance. Pour pouvoir reprendre la main à la campagne, la gauche doit d’abord continuer à s’opposer fermement au RN et à toutes ses thèses, sans quoi elle changerait de nature, mais elle doit aussi montrer son opposition systématique à la macronie et à ses représentants. Ils sont honnis. C’est pourquoi toutes les stratégies qui viseraient à se rapprocher des thèses du RN ou de la macronie en reprenant leur manière de reformuler les problèmes sociaux ou politiques de ce pays en termes identitaires ou sécuritaires sont vouées à l’échec. Pour convaincre hors des « tours » et des centre-villes, il va falloir assumer à la campagne le même programme de gauche « radicale » seul à même de répondre au manque de revenu, de travail et de service public.

Ce qui me frappe, c’est que l’un des principaux freins à l’action, dans mon coin où la droite nous prend pour quantité négligeable et nous laisse donc plutôt les coudées franches, c’est qu’une grande partie de l’énergie militante est d’abord employée à entretenir des conflits ou des rivalités entre les militant.e.s.

Nous devons donc aussi nous prémunir contre certains discours démobilisateurs ou démoralisateurs, souvent alimentés au mépris des classes populaires, que j’ai pu entendre souvent dans cette campagne. La gauche n’a pas dit son dernier mot, mais pour être entendue elle doit aussi nettoyer ses rangs. Car ce qui me frappe, c’est que l’un des principaux freins à l’action, dans mon coin où la droite nous prend pour quantité négligeable et nous laisse donc plutôt les coudées franches, c’est qu’une grande partie de l’énergie militante est d’abord employée à entretenir des conflits ou des rivalités entre les militant.e.s des partis qui ont participé aux gouvernements Hollande ou du PC et ceux de la France Insoumise. Cette frange de militants, souvent assez âgés, ne cesse de minimiser nos résultats, de jeter l’anathème sur nos méthodes et relaie sans arrêt l’idée qu’il faudrait rester enfermés dans le cadre de la respectabilité bourgeoise et tenir des positions qui ménageraient le centre (Ils aiment beaucoup François Ruffin, Clémentine Autain ou Marine Tondelier en général). On peut le comprendre, ici, une partie de ces militant.e.s sont élu.e.s dans des conseils municipaux sur des listes dirigées par d’ancien.ne.s du PS qui soutiennent aujourd’hui Emmanuel Macron et qu’ils continuent de présenter comme des hommes ou des femmes de gauche.

À mon avis, l’une des premières choses à faire pour pouvoir être entendus et agir efficacement dans les zones rurales est donc de rompre avec ces groupes ou en tout cas de leur refuser l’initiative. Il faut créer de petits cercles de militants autonomes, liés par des rapports d’affections et d’intérêt pour une cause ou plusieurs, et se faire connaître partout. Nous devons aussi renouer avec de vieux modes d’expression comme l’affichage et le graffiti pour exister dans la rue (la campagne ce sont aussi des rues), puisque nous sommes systématiquement caricaturés dans les médias et qu’en général la presse locale rechigne à relayer nos évènements. Mener en quelque sorte une guérilla pacifiste contre l’empire médiatique et économique.

Pour cela, il faut  réussir à recruter parmi nos militants des hommes et des femmes bien intégrés dans ces cercles d’interconnaissance qui font le tissu social rural. Enfin, je pense que l’aide de figures nationales ou de militants des quartiers populaires ne serait pas de trop. Nous devons organiser des rencontres afin de battre en brèche certains clichés sur les quartiers populaires, les Musulmans et plus généralement les personnes racisées qui ont aussi cours parmi les militants de gauche. Certains n’ont parfois jamais réellement discuté avec des habitants des quartiers populaires ou avec des Musulmans voire même avec des personnes racisées. Réciproquement, ces rencontres pourraient permettre à certains militants éloignés de la ruralité de développer une lecture plus fine des enjeux ruraux.

Il ne s’agit donc pas de chercher à convaincre frontalement des militants racistes de changer d’opinion, à mon avis c’est peine perdue. Il s’agit de démontrer que les opinions de gauche peuvent aussi être assumées par des gens ordinaires, respectables qui n’ont en définitive que peu de choses en commun avec le portrait qu’en font les médias de masse.

Enfin, comme nous y encourage Benoît Coquard, nous devons adopter les attributs de la respectabilité de nos voisins, comme l’attention au travail, à la voiture, la fréquentation de clubs de sport pour espérer entrer dans ces cercles d’interconnaissances où se déploient des discours RN. Cela signifie aussi être capable de supporter ces discours, ce qui n’a rien d’aisé, pour ne pas nourrir une image caricaturale du militant de gauche donneur de leçons. Il ne s’agit donc pas de chercher à convaincre frontalement des militants racistes de changer d’opinion, à mon avis c’est peine perdue. Il s’agit de démontrer que les opinions de gauche peuvent aussi être assumées par des gens ordinaires, respectables qui n’ont en définitive que peu de choses en commun avec le portrait qu’en font les médias de masse. À ce prix, peut-être parviendrons-nous à rassembler des petits cercles de militants et à rendre l’atmosphère plus respirable dans des espaces de plus en plus saturés par le RN.


Etienne Duval


Nous avons besoin de vous pour continuer !

Frustration est un média d’opinion, engagé et apartisan : financés 100% par nos lectrices et lecteurs, nous ne percevons ni subventions ni “gros dons”. Nous ne percevons aucune recette publicitaire. Par ailleurs, notre média en ligne est entièrement gratuit et accessible à toutes et tous. Ces conditions nous semblent indispensables pour pouvoir défendre un point de vue radical, anticapitaliste, féministe et antiraciste. Pour nous, il y a une lutte des classes et nous voulons que notre classe, la classe laborieuse, la gagne.

Je vous aide !