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François Ruffin est député France Insoumise de la Somme. Il est aussi réalisateur et journaliste, fondateur du journal Fakir. Après avoir commencé son deuxième mandat, il a publié début septembre 2022 un petit livre aux éditions Les Liens qui Libèrent, intitulé Je vous écris du front de la Somme. Dans cet ouvrage, il expose le constat du divorce entre les membres de la classe laborieuse, dans son département, et la gauche. Dans ce texte ponctué de témoignages recueillis ces dernières années, il propose une série de solutions ou du moins d’axes de travail.

Le livre s’ouvre sur un constat électoral : il a manqué à la France Insoumise puis à la NUPES les voix perdues au profit du Rassemblement national lors des dernières élections présidentielles et législatives. Pour Ruffin, s’en prendre au RN sur le mode de l’indignation morale, en les traitant de fachos ou en assimilant Marine Le Pen à une châtelaine, comme le font une partie de ses camarades de la NUPES, n’est pas une bonne stratégie. Au contraire, parce que “les ouvriers-employés qui se sentent marginalisés, ostracisés, dans l’espace social, se reconnaissent dans une Marine Le Pen marginalisée, ostracisée, dans l’espace politique. Ils s’identifient à elle”. Par conséquent, l’affronter frontalement ne ferait que la renforcer. En quelques pages, Ruffin montre bien à quel point le RN est vide de toute proposition égalitaire et respecte les puissants.

“Les ouvriers-employés qui se sentent marginalisés, ostracisés, dans l’espace social, se reconnaissent dans une Marine Le Pen marginalisée, ostracisée, dans l’espace politique. Ils s’identifient à elle”

François Ruffin

Le vrai ressort du vote RN, ce serait le discours sur l’assistanat. C’est la thèse centrale du livre : partout où vous allez dans la “France périphérique” (Ruffin reprend ce terme, dont nous avons montré pourquoi il était piégeux, en disant qu’il n’a pas très envie d’ergoter et qu’on voit tous de quoi il parle, en gros), le discours sur le voisin qui ne fout rien au RSA, le cousin de la belle-soeur qui a truandé Pôle Emploi, la famille qui profite des allocs etc. revient dans les conversations. Que faire face à cela ? Contester ce discours populaire sur les assistés ne sert à rien, selon Ruffin, “on ne fait que s’enliser”. La bonne solution, quand on est pris dans ces conversations sans fin, c’est de parler des assistés d’en haut. On ne peut qu’approuver, puisque c’est la mission que nous nous sommes donnée dès le premier numéro papier de Frustration ! Ruffin connaît lui aussi la partition, et l’applique avec brio, redonnant dans son livre tous les éléments nécéssaires sur l’enrichissement sans fin du capital, au détriment des travailleurs.

Mais cela ne suffit pas, nous dit-il. Pour contrer le discours sur l’assistanat (auquel la gauche est associée, et c’est tout le problème selon lui), il nous faut prôner des droits universels d’une part, et parler du travail d’autre part. La méfiance envers les allocataires des minima sociaux – dont une grande partie des salariés font partie, ne serait-ce que par la prime d’activité, rappelons-le – tiendrait selon Ruffin à leur complexité et leur caractère conditionnel, avec de multiples effets de seuil qui excluent de façon souvent perçue comme injuste. Pour contrer cela, il faudrait donc des allocations pour tous. Et il est vrai que contrairement au caractère généralisé de la sécurité sociale, le magma actuel de chèque énergie ceci, prime de cela, aide truc… n’aide pas à créer un sentiment de justice. Pour autant, énormément de gens touchent des allocations, bien au-delà de celles et ceux qui sont stigmatisés pour cela. Par ailleurs, on se demande bien par quoi on pourrait alors remplacer le RSA, qui est un revenu minimum qui empêche de sombrer totalement dans la misère, ou plutôt de crever de faim. 

En plus de ce projet d’universalisation des droits sociaux pour couper l’herbe sous le pied de la défiance, Ruffin appelle la gauche à reparler du travail. Il regrette que le travail n’ait pas été au cœur de la campagne de 2022, et nous le regrettons avec lui. La situation internationale ou le rapport à la viande semblent avoir été plus présents que le monde du travail dans cette campagne. Le député dresse un certain nombre de chantiers prioritaires, comme la fin des contrats précaires dont le nombre et le type ont été multipliés par les gouvernements successifs (stage, CDD, intérim, service civique, etc.). Il soulève la question de l’augmentation exponentielle du nombre annuel de créations d’entreprise, très majoritairement des auto-entreprises, qui engendrent encore plus de précarité, et dont le gouvernement actuel se félicite stupidement. On sent que le député-journaliste connaît ses sujets, qu’il ne perd pas contact avec le terrain et qu’il est au courant des dernières innovations en matière de dégradation du travail par les entreprises.

Un grand chantier nous attend, qui pourrait recoller les morceaux entre nous toutes et tous et valoriser le travail utile et digne : la transition écologique.

Arrive le petit laïus sur la “valeur travail”, dont il dit bien, contrairement à ses interventions médiatiques qui avaient lancé quelques polémiques auxquelles nous avions réagi dans cette petite mise au point, qu’elle est un poncif gouvernemental. Il n’en demeure pas moins que pour lui, tout le monde doit travailler. C’est à la fois une question de morale personnelle, il l’assume, mais aussi du constat que le chômage détruit les personnes, “qui se regardent comme des “déchets” “inutiles au monde”, qui “broient du noir”, condamnés à une “agonie sociale””… sans toutefois que le député ne relève le lien entre cette perte d’estime de soi liée au chômage et la multiplication des discours politiques et médiatiques hostiles aux chômeurs. Et pendant ce temps Pôle Emploi et les gestionnaires du RSA renforcent les contrôles et les petites humiliations quotidiennes envers eux. Mais soit : c’est un fait, le chômage fait du mal. Cela ne veut pas dire que Ruffin prône une morale du travail à tout prix. Il démontre la nécessité du temps libre, des vacances dont de plus en plus de gens sont privés à cause du travail qui ne paye plus. 

Pour cela, et c’est la conclusion de l’ouvrage, un grand chantier nous attend, qui pourrait recoller les morceaux entre nous toutes et tous et valoriser le travail utile et digne : la transition écologique. C’est sur cette perspective que ce petit ouvrage se termine, avec un lyrisme et un enthousiasme relativement communicatifs.

En refermant le livre, on se sent pourtant un poil frustré (c’est notre métier, nous direz-vous)… Le député insoumis n’oublierait-il pas quelques petits détails ? 

1 – La conscience de classe, ce n’est pas que le vote

Nous l’avons dit en introduction : l’analyse de Ruffin est d’abord électorale, voire électoraliste. C’est cette focalisation sur les scores de son camp et de son adversaire qui lui font faire l’impasse sur la question centrale de l’abstention. Pourtant, dans les départements évoqués par Ruffin, l’abstention est supérieure à 50% au second tour des législatives : 51,56% dans la Somme, 54,99% dans l’Oise, et 55,37% dans l’Aisne. Cette abstention est davantage le fait des ouvriers que des cadres. Elle réduit de fait considérablement le vote RN en valeur réelle, tout comme le vote de gauche. L’abstention n’est évoquée qu’au tout début du livre et entre parenthèses. Pourquoi cette cécité ? D’un pur point de vue électoraliste, les abstentionnistes constituent le principal réservoir de voix, avant même le RN. 

Mais parler de l’abstention, c’est se plonger dans le rapport qu’entretient la classe laborieuse avec la politique, qui est marqué par la défiance et le dégoût. Un exercice difficile pour un député ? 

Il y a beaucoup à faire pour donner envie aux gens de s’en prendre aux puissants plutôt qu’à leurs semblables, mais cela ne passe pas que par le vote

La conscience de classe des ouvriers et des employés ne s’exprime donc plus tant dans le vote que dans l’abstention. Moins dans le syndicalisme que dans la “grande démission” au travail. Moins dans le contact avec des partis politiques que dans la “débrouille” entre collègues ou voisins. Il y a donc beaucoup à faire pour donner envie aux gens de s’en prendre aux puissants plutôt qu’à leurs semblables, mais cela ne passe pas que par le vote. Et cette question de l’organisation des gens par eux-mêmes et pour eux-mêmes, comme le mouvement ouvrier a l’a mis en œuvre à partir de la moitié du XIXe siècle, sans faire de l’élection l’alpha et l’oméga de la lutte, Ruffin n’en parle pas dans ce livre. C’est un point aveugle sur lequel on aurait aimé avoir son analyse, lui qui a documenté de nombreux conflits sociaux. 

2 – Le racisme miraculeusement gommé

Ruffin évacue la composante raciste du vote RN en quelques phrases : “J’entends que “de toute façon, ces électeurs sont racistes”, alors à quoi bon se casser le tronc ?”. Et il est vrai que le mépris de l’électeur RN ne mène à rien. Traiter quelqu’un de raciste ou de facho ne le fera certainement pas changer d’avis. Et nous sommes d’accord avec lui pour dire que l’indignation morale compassée de la gauche à l’égard des votants RN ne produit rien d’intéressant (à part la satisfaction petite-bourgeoise de se démarquer de ces “bouseux”). 

Pour autant, ça n’élimine pas le problème du racisme. Le racisme existe en France. Il est même bien ancré, et pas seulement à la télévision, pas seulement sur CNews ou RMC. 43% des électeurs RN sondés dans le dernier rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme se disent racistes, ce n’est pas rien ! Cela ne veut pas dire qu’ils sont maudits à jamais, qu’il faut les insulter et les mépriser, mais cela veut dire qu’on ne peut en aucun cas évacuer la question du racisme quand on analyse les ressorts du vote RN. Or, c’est ce que Ruffin fait, purement et simplement. Il se contente de revenir sur cette question, pour mieux la régler, en conclusion de son livre : lorsqu’il évoque les AESH (accompagnantes d’élèves en situation de handicap) qu’il a accompagné dans leur lutte pour son dernier film, “Debout les femmes”, il finit par mentionner leurs prénoms qui “en disent un peu long sur leurs origines, d’ici et d’ailleurs”. Mais pendant qu’il les filmait discutant, elles n’ont pas parlé de ça, nous dit-il. Et d’ailleurs, conclut-il, c’est une AESH prénommée Hayat qui fut sa suppléante lors de sa dernière élection. Et elle a donc aussi fait un super score comme lui, “et toc”, semble-t-il nous dire. Rideau, le problème du racisme est évacué.

43% des électeurs RN sondés dans le dernier rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme se disent racistes, ce n’est pas rien ! Cela ne veut pas dire qu’ils sont maudits à jamais, qu’il faut les insulter et les mépriser, mais cela veut dire qu’on ne peut en aucun cas évacuer la question du racisme quand on analyse les ressorts du vote RN

Pourtant, en France, les personnes racisées subissent des discriminations, c’est un fait statistique. ça ne veut pas dire qu’elles n’ont pas des conditions de travail commune avec leurs collègues, ou qu’elles parlent H24 de ça (devant la caméra de Ruffin), mais c’est un fait bien trop vite évacué. Tout comme c’est un fait que 42% des électeurs du RN se disent racistes, ce qui n’a rien de très étonnant dans un pays qui a connu une longue tradition colonialiste et l’idéologie la justifiant.

Ne pas en parler du tout comme le fait Ruffin, est-ce la solution ? Mettre la poussière raciste sous le tapis, ça sert à quoi ? La désinvolture de Ruffin en la matière frappe, et même choque. On savait qu’il avait “foot” quand la lutte antiraciste attendait du soutien mais là ce sont des faits sociologiques qu’il fait mine de ne pas voir, alors qu’il prétend nous dire quoi faire face aux électeurs RN. Ne pas vouloir voir que le racisme divise le pays, qu’il est attisé à longueur de temps par le RN, qu’il est évidemment présent dans la dénonciation de “l’assistanat”, les personnes étrangères et/ou racisé.e.s, c’est un sacré aveuglément ! Oui, les personnes non-blanches sont très facilement soupçonnées de profiter des allocs, ce que Marine Le Pen ou Jordan Bardella ne manquent pas de souligner, car ils savent bien à quels affects ils parlent, eux. 

3 – Le travail émancipé, mais comment ?

Comme nous l’avons dit, à Frustration, nous ne pouvons que nous réjouir qu’un politique de gauche ait envie de parler du travail. D’autant, qu’il faut le dire, les sorties médiatiques pas toujours adroites de Ruffin pour parler de ce livre ont été fort peu claires. Dans le livre, il semble défendre bel et bien un travail qui ait de la valeur, avec de meilleures conditions, et non pas une “valeur travail” abstraite et absolue, qui fait les choux gras du patronat… Il n’empêche que sa façon de marteler que “tout le monde doit travailler” fait l’impasse sur toutes les situations où le travail est impossible. Pas seulement le handicap, mais aussi s’occuper d’un proche malade, être en incapacité suite à un accident ou un burn out… Non, tout le monde ne peut pas travailler. Mais oui, il faut reparler du travail.

Mais en parler, pour dire quoi ? Ruffin défend des mesures que l’on pourrait qualifier de sociales-démocrates, qui sont tout à fait nécessaires : en finir avec le magma de contrats courts, augmenter les salaires en répartissant mieux les richesses produites entre le travail et le capital, en finir avec les travailleurs “essentiels” essentiellement très mal payés, réduire les écarts de salaires… Mais pour autant, ce projet de base reste dans les bornes étroites d’un programme de gouvernement de type NUPES. Et on ne peut pas dire que ce sujet n’ait pas été abordé avant par la gauche. En la matière, l’innovation politique amenée par Ruffin est très limitée.

Et si, pour contrer l’attrait du RN, qui tient un discours de droite décomplexée, ne pourrions-nous pas développer une vraie gauche décomplexée, qui parle de lutte des classes, de réappropriation du travail, d’expropriation du patronat parasite ?

Est-ce que cela ne vaudrait pas le coup, quitte à enfin parler du travail, d’aller plus loin encore ? La réappropriation de leur outil de travail par les travailleuses et travailleurs eux-mêmes, qui fut longtemps le projet du mouvement ouvrier, n’est-il pas encore plus enthousiasmant ? Quitte à parler de travail, pourquoi ne pas aller plus loin que les propositions de la simple NUPES sur le sujet ? Et si, pour contrer l’attrait du RN, qui tient un discours de droite décomplexée, ne pourrions-nous pas développer une vraie gauche décomplexée, qui parle de lutte des classes, de réappropriation du travail, d’expropriation du patronat parasite ? On sait Ruffin sensible au réalisme et aux effets rapides de son travail : mais à trop mesurer ses mots pour paraître crédible, sur le plan économique, ne devient-on pas moins audible ? 

Dans la même veine, est-ce pertinent de lâcher sur les mots de l’adversaire, au risque de se mettre dans ses roues ? Parler de “France périphérique” plutôt que de classe laborieuse diverse mais unie comme nous le faisons à Frustration, utiliser donc le terme de “valeur travail” dans ses sorties médiatiques, n’est-ce pas stratégiquement foireux ? On comprend que Ruffin ne veuille pas ergoter sur les mots, mais pour s’affirmer face au monde ne faut-il pas se dégager des termes piégeux de nos ennemis ?

Autant d’oublis, de limites plus ou moins essentielles, qu’il nous semblait important de relever, dans ce petit livre sur bien des aspects stimulant. 


Nicolas Framont et la rédaction